dis-moi pourquoi j'ai froid. (bianca)

vingt-deux.

vingt-deux heures, l’histoire contée est toujours la même, elle se répète, encore, en boucle. celle des hommes, belles ordures. celle des femmes, pitoyables créatures. l’histoire est toujours la même, celle d’une mère tombée enceinte bien trop jeune. la gamine de bogota, fruit caché de colombie, rêvant de mieux que les bas quartiers, en proie aux erreurs de jeunesse. c’est ce qu’elle est, aux yeux de sa mère, bianca, une erreur de jeunesse. une erreur qu’elle espérait sauver, lorsqu’un bel américain a posé le pied sur le sol colombien. la poudre aux yeux. la promesse d’une vie meilleure aux etats-unis, elle, lui, la petite bianca, âgée de dix petites années. un départ, envolée cette pseudo famille décomposée, destination new-york. le rêve tourne au cauchemar. l’abandon, quelques mois plus tard. les deux étrangères livrées à elle-même. l’abandon, et cette même histoire qu’elle entend, encore, encore, au fil des années. cette même histoire, mots prononcés par une mère camée, criant, désespérée, combien sa vie est brisée. combien leur vie est brisée.

quinze.

quinze ans. aucun espoir. privée de rêve. vie de misère. l’univers est sombre, le monde entier est sombre, le sien s’écroule un peu plus chaque jour. bianca, douce bianca, écorchée, beaucoup trop frêle, sous la coupe d’une mère droguée. des toxicomanes qui passent et repassent dans cet appartement toujours si froid. des dealers qui en veulent toujours plus. toujours. jusqu’à ce soir, la mère en manque, manque devenu insupportable et pas d’argent pour payer. mais elle était là, bianca. pas d’argent pour payer, mais elle était là et les mains de ce déchet glissaient contre son corps, comme si au fond, elle n’était que de la bonne monnaie. un regard, suppliant, jeté à sa mère. ignoré bien rapidement. qu’est-ce que sa fille contre de la came ? l’horreur. l’horreur dans le corps. l’horreur dans l’âme. aujourd’hui encore, elle ne saurait dire s’il s’agissait d’un viol. après tout, elle ne s’est que trop peu débattue.

cinq.

cinq fois qu’elle offre, échange, son corps, en un mois. seulement un mois. elle a dix-sept ans et une vie de merde. dix-sept ans et une vie devenue cauchemar. une vie devenue soumission, plus la force de dire non, plus l’envie de s’en aller. l’impression de n’être plus qu’un putain de jouet, poupée malsaine, bonne à rien d’autre qu’assouvir machinalement les plaisirs des pires ordures. le contact rompu avec sa mère, errant dans le même appartement. le contact rompu avec le reste du monde, qu’aurait-elle à lui apporter, lorsqu’il n’a jamais rien donné ? rien d’autre que la noirceur pour un cœur qui se voulait beaucoup trop doux. douce bianca, enchaînée aux bas-fonds, coincée à tout jamais dans cette colère mêlée à une forme de capitulation. et parfois elle s’endort, rêve de mieux, rêve de beau, comme sa mère l’a fait avant elle. rêves imaginaires, oubliés une fois le soleil levé.

soixante-dix-neuf.

soixante-dix-neuf minutes qu’ils se disputent, se prennent la tête, sans vraiment savoir pourquoi. et elle est lassée, bianca. lassée de passer encore un fois un mauvais moment avec l’homme qui partage sa vie. partager. le mot est peut-être un peu extrapolé, après seulement quatre mois de relation. quatre mois, à vingt-et-un ans, c’est son maximum, et nate ne fait pas exception. comme tous les autres, il lui reproche de ne pas être assez avenante, de donner sans accepter de recevoir, de ne pas tolérer le moindre geste d’affection, d’ôter parfois la parole durant plusieurs heures, d’être incapable de se confier. et pourtant, elle aime, bianca. le problème n’est pas là. elle aime, mais elle refuse de se laisser aimer. elle aime, mais elle refuse de se laisser toucher, aussi bien physiquement que dans son cœur. donner, sans attendre en retour. donner, sans vouloir en retour. ce qu’ils ont fait d’elle. femme objet, à jamais.

un.

un an qu’elle vit de son art, qu’elle vit de ce qu’elle aime, de la seule chose pour laquelle elle est douée, la photographie. photographe accomplie, l’accomplissement d’au moins une chose, dans sa vie. bien plus facile, de se cacher, de camoufler derrière un appareil, d’immortaliser la vie des autres à défaut de pouvoir vivre la sienne. cachée, sans prendre conscience de son propre talent, la chanson. cachée, tentant par tous les moyens de s’éloigner des vices qui étaient autrefois siens. mais rien n’y fait, elle y retourne, bianca. elle y retourne, systématiquement, lorsque sa mère appelle. parce que pour financer ses études dans l’une des meilleures écoles de photographie des etats-unis, elle a continué à vendre son corps, pour elle-même, cette fois. alors elle y retourne, systématiquement, lorsque sa mère appelle, comme si, au fond, elle était devenue addicte à la prostitution. ne pensant pas mériter mieux. comme si, au fond, elle était devenue son propre poison.