Elle pleut.

L'irakienne cherche ses mots, tente souligner ses maux pour leur apporter du relief, ceux d'avant, pour qu'il comprenne ou simplement afin de répondre à son interrogation. Plongée dans sa propre carte au trésor interne, elle est éraflée par son rire, le coeur ou l'ego. Un peu des deux. L'enfant le laisse faire, sans l'arrêter, l'observant les opales rondes comme une monstruosité aussi fascinante que dérangeante. Elio, au lieu de jeter le galet bien choisi pour troubler la surface de son lac, c'est un rocher qu'il pousse avec nonchalance, vidant le bassin de sa substance. Kaja ne répond pas, silencieuse, les deux mains sagement posées sur ses cuisses. « Tu cherches quoi Elio ? » elle articule, déchirant l'espace-temps, le visage légèrement plus fermée qu’à l’accoutumée. Les prunelles fébriles, colorées d'une tristesse qui se bat pour occuper tout l'espace de ses iris avec l'agressivité. Kaja oscille, perd l'équilibre. Son corps se raidit, involontairement, elle se redresse. « A me déconstruire ? Ou juste à me provoquer ? » elle encadre la réponse en levant son minois dans sa direction. « On sait déjà toi et moi, que tu as raison » Glisse la poupée de son léger soprano en fronçant les sourcils parce qu'elle n'a jamais nié, Kaja, tout ce qu'il dit. Quel est son intérêt d'aggraver l'hémorragie ? Elle le sait déjà. L'enfant creuse, pour en savoir plus, sa nervosité n'est pas feinte mais elle n'arrive pas à se contenter de ce qu'il lui offre : rien. Elle rebondit sur ses palabres. « Ce n'est pas une réponse concrète » elle énonce, agacée par sa capacité à la détourner de la réalité avec ses mots pour lui créer une image plus acceptable qui s'ancre sans gêne dans sa matière grise, pour la parasiter. L'hôte se fait ferme, façon chien sauvage qui claque sa mâchoire à quelques millimètres du bout de ses doigts pour lui dire d'arrêter de jouer. « Pourquoi ? » elle questionne, les prunelles inquisitrices, vaguement illuminées d’une révolte contre son interlocuteur du moment. « Tu veux me parler de quoi Elio alors ? » L’enfant assène finalement, l’Italie, il ne faut pas l’évoquer sans s’étonner de le voir silencieux, là, il se la joue dictateur américain qui clôt un débat déjà mort né.

Et les couleurs qu’il a proféré ont maculé le minois immuable de l’enfant. Elle a les traits fouettés par l’orage qu’il vient d’abattre, sans égard aucun pour le verre qui éclate en de milliers de morceaux épars. Il entrevoit cette vie noire qui se contient, des teintes ternes qui prennent désormais un camaïeu de saphir, mélancolie sur l’enluminure. Il aurait envie de la voir éclater, dans les ténèbres de la nuit, dans la misère de sa cuisine, détruire la contenance, la dignité qu’elle échafaude depuis trop longtemps. Des autres, il se fiche, mais de Kaja, il veut pouvoir cerner la brise de son âme, le désordre de son esprit. Qu’elle cesse de survoler ce monde sans jamais trouver d’endroit où poser ses maux. Alors quelque apparence que pouvait revêtir sa réplique, ripostes incisives, hyperbole d’absurdités, il savourait désormais les contours distordus de son faciès. Pourtant, toujours, pérenne, cette contenance. Il observe ses mains qu’elle a déposées sur ses cuisses, comme cette muse qui se tient immobile. L’irakienne a le portrait baissé, blessé, les prunelles égarées, la question crève-coeur qui accule entre le pourpre de ses lèvre. Il est allée trop loin, Icare, et du feu de ses mots pourrait bien laisser le soleil lui filer entre les doigts. Elio secoue la tête, le regret qui fulmine, celui d’avoir raison et celui de la roche qui a remué le lac. Même d’aussi loin il parvient à écorcher la nymphe. Il l’observe le temps que l’infini s’écoule, dans le silence et dans le calme. Les gamins se tiennent ainsi, coincés dans la digue de l’autre, où personne n’ose ajouter quoique ce soit là où tout a déjà été dit. Mais elle manifeste, du coin des lèvres, du cristallin qui toise l’ombre du garçon, sa profonde aversion pour les réponses qu’il ne donne jamais, les questions qu’il effleure sans jamais s’y frotter. « Écoute Kaja, tu dois me faire confiance, la voix feutrée, un peu plus doux le chien enragé, te mettre dans la confidence, c’est te rendre coupable de connivence ». Un vers qu’il énonce, grave de la sentence qui plane au-dessus de leur tête, comme les soupçons de l’État sur la sienne. Le savoir qui condamne, alliée de taille qu’il écarte pourtant afin de n’en faire une victime. Il n’y a pas le nuage d’un ordre ; Elio demande, Elio implore à la poupée de le croire. « Finis ton verre, je dois te montrer quelque chose. Tu ne dois pas parler, tu observes et tu ne dis rien, après ça on passe à autre chose » son visage qui réquisitionne l’accord de la jeune femme. Le vin qui tâche encore leurs lèvres, il traverse la cloison pour s’insinuer dans la garçonnière. Plusieurs écrans, éteints, un bureau vide d’intérêt somme toute, bien que de vide il n’a que les semblants. Il éclaire les machines prestement, plusieurs conversations s’affichent, où défilent les messages en direct des politiques de grand nom. Pour elle, il sélectionne les conversations du gouvernement Abdel Mahdi où les révélations prolifèrent, où d’autres échanges prennent des aspects plus désuets. Il laisse l’enfant se pencher sur l’écran dans un mutisme respectable, avant d’anéantir de nouveau derrière l’écran noir, ses plus vils secrets.

Elio ne répond pas, laissant quelques secondes à Kaja pour rassembler ses morceaux éparpillés. Ses prunelles l’observent sans savoir quoi dire, la curiosité éraflée par son intonation secrète. Docile, l’enfant le suit de ces pas gracieux, abandonnant le cadavre d'un verre délaissé sur la table qu'elle a fini plus vite que prévu, motivée par les promesses d'un Elio inhabituel. Elle détaille les écrans pour finir par se pencher, reconnaissant tous les noms. Ses lèvres s'entrouvrent, d'expulsant un air aussi surpris qu'effrayé. Tu comprends ce que tu es en train de me montrer ? Les traits de son minois se tordent en un air indéchiffrable, troublé d'une pointe d'anxiété. Elle aime pas l'idée qu'il puisse la laisser seule face à quelques secrets de son pays qui l'obsède déjà bien trop. Ses opales sont agressées par les mots, imprimés à l’encre indélébile dans son esprit. La statut s’anime, déséquilibrée et désorientée, sans savoir où s’accrocher. L'enfant s'effrite, se décompose quelques secondes. Kaja n’aurait préféré jamais savoir, il lui refile la grenade tout en lui demandant de ne pas crier. La poupée cherche ses opales, se redresse, s'écarte de l'installation pour cesser cette fascination malsaine. Couper le lien. Pourquoi ? Comment ? Y a néanmoins son côté déviant qui contrebalance son état général, réjouit à l'idée qu'il puisse se laisser atteindre, un peu. Elle secoue la tête pour chasser ses pensées erratiques et vaguement inappropriées face au reste. « Il n’y a rien de pire que de ne savoir qu’à moitié, de baigner dans une compréhension mal interprétée » elle souffle, les sourcils froissés, alerte. Son cerveau menace de vriller, en manque d'information comme s'il s'agissait d'un oxygène nécessaire à son fonctionnement. Parce qu'elle suffoque de questions, Kaja, et il le sait. « Parle moi, Elio » cette fois, c’est elle qui demande, qui l'implore. Parce qu'elle est incapable d'être celle qu'il souhaite sur l'instant, celle qui l'écoute et dodeline de la tête pour se protéger. C'est trop tard maintenant, il ne peut plus revenir en arrière. « Comment tu ne deviens pas fou ? » elle l'interroge, sincère, avant de tendre un bras dans sa direction, peut être pour s'assurer d'une distance de sécurité avant le déraisonné. A la place, la pulpe de ses doigts se contentent de frôlent le contour d'une épaule. Elle est inquiète à l'idée qu'il puisse se prendre pour dieu.

Il jure que s’il ne l’avait pas laissé entrevoir les facettes du danger, cette rencontre se serait certainement achevée pour toujours. Entre ses doigts elle avait choisi de rester, de fuir l’évasion que l’homme lui avait soumise. Parce qu’elle avait choisi de rester, alors de la chasser il n’en ferait rien. Il lui révèle quelques pans d’une double-vie, existence métallique, pour qu’elle en saisisse l’ampleur, se tienne éloignée. Révèle, alors qu’elle n’est encore qu’inconnue, qu’il ignore ses confessions cycloniques et l’obsession qui la ronge. Dans les traits de la douce, Elio trouve une déferlante nouvelle, déluge émotionnel, les vitres polychromes d’un diamant entre les ridules de son front, entre ses yeux, entre ses lèvres, et finalement, l’âme qui se désagrège. « Kaja, il a les prunelles qui recherchent les siennes dans ce vaste égarement, c’que tu viens d’voir c’est ma liberté. L’enjeu nous dépasse, j’n’irai pas en prison sans avoir terminé, il sent qu’elle s’enflamme d’autre chose, qu’elle l’écoute tout juste, préoccupée par sa propre quête. Il élève le visage de la gamine de deux doigts sur son menton, tu sais ce qu’il se passerait si tu venais à être au courant de tout ». La mâchoire serrée, les orbes sévères plantées dans celle de l’enfant. Il retire son étreinte, s’écarte, achève cette proximité réduite. « - Parle moi, Elio. Il hausse les épaules, le rigide se dissout, nonchalance de rigueur. - Tu ne comprendrais pas, personne n’en serait capable. J’ai mesuré l’existence, calculé son équation, et il n’y a rien Kaja » suppôt de démence, nullement, il a le propos juste, lucide. Le calcul est correcte et l’existence, vaine. Les sourcils qui se froncent à la question qu’elle soulève, les doigts qu’elle dépose contre son épaule. Sans doute aurait-il mieux fallu que la folie soit réelle, là où ne pouvait imaginer qu’elle ne le soit pas. Il prend place sur la moquette, s’adosse contre le bois du lit, soupire. « Je suis pas sûre, je crois que c’est l’ordre des choses : il a fallu des hommes pour créer le monde, il faut des hommes une fois de plus pour le détruire ». Progéniture du chaos qu’il n’a d’autre choix que de semer devant l’évidence de ses fonctions. Il a la cervelle érudite, et les limites de sa connaissance infinie ne se trouvent pas dans les sentiments.

Les questions se fracassent dans sa boite crânienne qui peine à les retenir. L'implosion menace. La princesse de l'Irak l'écoute un instant, secouant la tête. « Ce n'est pas en prison que tu iras Elio, si tu te fais attraper » Elle souffle sur sa propre vague d'inquiétude alors que ses prunelles soutiennent son regard pesant, sans ciller. Il ne sera plus rien, parce qu'il en sait trop pour rester cadré dans les voies légales. Tout le monde, pour une fois, arrivera à se mettre d'accord sur son sujet, bien trop content de pouvoir brutalement arracher l'épine qu'il représente. Il est condamné. « Tu sais ce qu'ils te feront ? » Elle assène, dans une rhétorique malsaine. « C'est trop grand, même pour toi » Elle corrige lorsqu'il affirme que l'enjeu les dépasse. Même lui, il s'est perdu. L'italien continue et elle tente désespérément de s'accrocher à lui alors qu'il souhaite la balayer en quelques phrases, sans cérémonie aucune. « Je peux essayer de comprendre » propose la poupée dans l'attente de plus. Kaja l'observe, ébranlée par le choix de ses mots qui la dérange. Il se soustrait quelques secondes à son regard. L'enfant se laisse alors tomber délicatement le sol, près de lui. Silencieuse un instant. « Tu as conscience de ce que ça engendre ? » Elle lui demande en encadrant son visage de ses mains pour le forcer à la regarder, pour le forcer à quitter son habit de nonchalance et d'indifférence. Ne se rend t-il pas compte qu'il est dépassé ? Leurs opales sans fond s'affrontent sans gagnant, parce qu'il n'y a plus rien. « Seulement parfois quelqu'uns d'en haut tomberont, mais ce sera dans le sang, la mort, la colère de ceux d'en bas » Elle expulse cette réalité compliquée. Parce qu'en rentrant dans ce cercle aléatoire et violent, Elio sera le responsable, le maitre des pantins, celui qui souffle sur les braises de frustration de la majorité des populations. Evidemment l'enfant a en tête l'exemple de son propre pays dont les terres sont désormais irriguées du vermeil des manifestants

Il saisit l’angoisse qui accapare, subite, la jeune femme ; à l’état de poussière il retournera, sans que Kaja, ni les autres ne glissent sur la flaque de son carmin, les précautions prises pour que cette dernière, soigneusement, soit nettoyée avant que leurs pieds ne foulent la scène du crime. Mais dans tout ce marasme, Elio n’a pris le temps d’évaluer ni la torture, ni la détresse qui pourraient s’instiller entre ses pores, contre sa cervelle. Longtemps déjà, que l’équation a été résolue, que la vanité n’a fait que se répandre dans ce monde pour mieux en amorcer la putréfaction. Trop longtemps finalement pour croire que les armes qu’il a créées ne finiront pas par le tuer le premier. Et cette fée corrompue, il le sait, vit dans l’alternative, dans l’immobilité qui maintient loin des atrocités. Cette fée corrompue, il en est désormais certain, était incapable de comprendre. « Qu’importe c’qu’il pourrait m’arriver, c’est la vie qui m’fait peur, pas la mort » il confie, honnêteté viscérale. Qu’y a-t-il de plus à craindre qu’un monde où il n’y a plus d’air, dans lequel les vivants alignent leurs cadavres? Sitôt qu’il a laissé le reste de ses questions se fendre contre le silence, il y a des mains froides qui soulèvent son visage pour qu’il entende, écoute la valse tonitruante. En cet instant, il songe qu’il n’est pas vraiment surpris de savoir froides les mains de l’enfant, alors qu’elle semble jusque-là avoir fait tous les efforts pour raviver ses couleurs. Il n’avait pas pensé qu’elle puisse avoir peur de la chute ; qu’être entourée du néant est une chose, que d’y choir inlassablement en est une autre. Il n’avait pas pensé qu’elle serait de ceux « d’en bas », couverte de sang, couverte de mort, couverte de colère. Qu’enfin, il avait des desseins qui la feraient couler, elle aussi, alors qu’il serait sans doute déjà trop mort pour le voir. Puis il se rappelle, alors qu’elle a réduit la distance, que sous ses yeux elle semble s’illuminer, il se rappelle que ce chaos était là avant elle. Qu’elle l’avait fui avant même de l’avoir rencontré. Peu importe, entre les murs de l’univers, elle aussi suffoque. Elio la regarde fixement, l’impuissance au bord des lèvres. Il n’a rien à lui dire pour apaiser ses terreurs, aucun mensonge à proférer. Il n’a rien à lui dire, il sait, rien ne saurait la convaincre. Tout à coup, la môme lui semble trop près. Les peaux encore à l’unisson, « je crois que tu devrais partir ».

L'irakienne l'encercle de ses prunelles injectées de sang, comme celles des drogués trop euphoriques après leur dose. Pourtant, elle ne plane pas Kaja, loin de là, elle sombre à chaque mot qu'il prononce trop vite, sans savoir. « C'est parce que derrière ton écran, tu n'y as jamais été confrontée, à la mort » elle assène, plus froidement, l'être en ébullition face à ce qu'il peut avancer l'air serein de celui qui sait tout. Pour Kaja, ses cellules sont encore marquées de l'odeur de la mort et de la peur ambiante et moite qui se faufile pour s'emparer du moindre espace afin de ne nécroser. L'enfant était là, témoin impuissant, lorsque son pays était encore complètement aux prises de ceux qui justifient tout au nom de la religion et de l'idéologie, elle était là quand son hôpital est devenu un champ de bataille pour servir d'exemple, elle était là quand il a fallu évacuer, et à ce moment, elle a puissamment eu envie de vivre. Son palpitant se contracte encore souvent trop fort face aux souvenirs que sa matière grise délivre sans prévenir dans ses moments de faiblesse. La vérité lui saute simplement au visage, Elio est ignorant de la vie. Si ignorant que le calcul des vies bientôt détruites par sa connaissance ne l'ébranle pas. Ses entrailles se tordent douloureusement à l'idée. « Tu n'as pas suffisamment vécu » elle glisse dans une vérité, dans un constat qui ne demande qu'à être contesté. La demande d'Elio reste suspendue dans les airs, les mots flottent jusqu'à percuter violemment son front déjà ensanglanté. « Tu me mets dehors ? » Elle traduit tout en demandant confirmation à son bourreau, les sourcils froncés, avant de finir par le lâcher, comme si son épiderme s'était brulé à cause de ce contact prolongé et qu'elle venait juste de s'en rendre compte. La bestiole à l'âme un peu trop écorchée ce soir l'observe de sous ses longs cils sans forcément bouger. « Pourquoi tu fais ça ? » l'enfant demande, dans une naïveté audible alors que l'irritation et l'agacement la gagnent pour obscurcir un peu plus ses grandes opales. Elle condamne en interne son attitude, une révélation pour une claque. Son cerveau mal irrigué assimile néanmoins sans difficulté l'idée de se faire jeter après avoir eu la vague impression de pouvoir être proche de lui quelques secondes.

Les sourcils qui se froncent, le calme qui s’estompe ; il semble qu’elle a senti le vent tourner, la tornade qui se prépare alors qu’elle insiste, persuadée que le vent ne saura briser son masque de glace. Elle a soutiré sa doucereuse emprise, comme si la violente brise avait déjà commencé à lui fouetter le visage. Elio tente difficilement de maintenir l’état sauvage qui se saisit du corps, s’implante comme ce vieux virus qui décime la cervelle. Il le sait, Kaja est beaucoup plus qu’un optimisme déroutant qu’elle croit davantage pragmatique, mais pour l’heure le môme n’a plus envie de se frotter à l’absurde qu’elle laisse soupeser dans ses propos. Pour l’heure, Kaja n’est que l’étendard doré d’un monde qui la rejette pour lequel elle continue de plaider. Il en perd la raison, le flot tranquille de son âme, la quiétude austère de ses semblants. Il est colère de l’observer se leurrer, de la voir tenter de le ramener à une sagesse qui gouverne l’univers, et celle-là même qui commandite la débâcle qui le ronge. C’est chacun de ses mots entrechoqués de mépris qu’il déplore, ces mêmes mots qui dévorent l’accalmie. « Je t’ai demandé de partir Kaja » des azurs désormais aux couleurs du crépuscule, la tonalité grave, l’enfant continue de jouer avec cette proximité gentiment confiée, pose une question qu’il croit être la dernière et qu’il laisse au silence, puis c’est l’ultime requête qui, comme l’étincelle d’une allumette, enflamme le tissus de sa peau. « - Pourquoi tu fais ça? Et cette main qui vient s’enfoncer dans le mur. - Putain, il hurle, se redresse face à la jeune femme, un fauve qui triomphe sur sa proie, dégage, Kaja, dégage! » souverain du regard qu’ils échangent, il n’a pas le temps de regretter ce geste, consumé par l’animosité, il n’a le temps non plus pour regretter ses cris. Suppôt de Satan qui menace désormais la frêle poupée de son grand corps et de son souffle enragé, bien assez capable de la laisser craquer sous ses doigts. Je t'avais bien dit, que trop près, tu finirais pas te brûler.

Elio réitère sa demande. Il hurle. L'enfant, habitué, ne cille pas, ne recule pas, se contente d'admirer ce tableau qui lui échappe en se demandant à quel moment la composition est partie en vrille. Il lui fait penser au pays. Kaja s'est toujours épanouie dans la colère et la frustration, ses réflexe de survie sont annihilés dans cet air ambiant qui lui est familier et trompe son esprit facilement berné par des habitudes bien trop ancrées. L'enfant s'en est souvent prise, des droites, parce qu'elle refusait de se tirer, de plier sous la volonté terrible de son interlocuteur. Le bon sens lui manquant, sa peau se colorant de nuances de bleus faussement honteuses. La tête en vrac, elle continue. L'irakienne reproduit ce schéma dysfonctionnel, le seul qu'elle connait, en restant. Parce qu'elle n'est pas sure de revenir un jour, si elle s'en va. Elle n'y peut rien si elle ne fait jamais comme il faut. Ses opales curieuses effleurent ses phalanges martyrisées avant qu'une main, hésitante au départ, ne s'empare de ce poignet violet et libre. Son regard blessé finit par croiser celui de l'enragé. « Arrête » Elle demande, comme une enfant versant un peu de sel sur une plaie béant. La poupée ne compte pas lâcher la première fissure qu'elle vient d'apercevoir. « Tu n'es pas obligé » de t'énerver parce qu'on est différend. Elle suppose, naïve, de son cerveau déviant débordant d'une affection inexplicable en cet instant pour un Elio, hors de lui. Tout ce qu'elle ne comprend pas l'écorche, elle l'observe de ses grandes opales, fascinée par l'animation subite qu'il s'impose. Une autre main s'ose à s'approcher délicatement d'une épaule de la bête sauvage (apeurée ? non). « Je ne peux pas m'excuser simplement parce que ça ne te plait pas » l'enfant amorce en attendant de voir s'il va la mordre. Elle l'aura bien cherché.

Et à travers la lumière insoumise de la cuisine, les escaliers qui mènent au-delà des ombres, il s’attendait qu’elle s’éteigne, qu’elle s’efface, revers de la menace qu’il venait de proférer. Mais il y a ce joug cuisant de l’acide qui meurtrit ses viscères, l’empêche de s’arrêter à la quiétude que la douce enfant instille. En cet instant, il n’a envie d’autre chose que de la voir brûler avec lui. Que sous son fiel, la môme s’évapore, ne devienne que nuée. L’enragé n’arrive pas à voir au-delà de cette violence qu’il cultive. Il a le pouls criant, à l’instar des mots qui trouvent encore échos entre les corps des deux enfants. Et il a l’amertume et le dégoût qui couronnent ses iris, parce qu’elle reste quand elle devrait partir et l’abandonne quand elle devrait rester. Elles dardent, ses prunelles, ce faciès que ni le tumulte semble pouvoir ébranler, elles méprisent cette aura endormie, aux semblants paisibles, et finalement elles haïssent le sublime de cette presque-immuabilité qui ne se fragmenterait pour rien, pas même pour lui. Subitement, c’est l’inconscience du geste qui l’embrase, rase toute sorte d’affection parue jusqu’alors. Oh comme j’aimerai te briser entre mes doigts en cet instant, Kaja, te voir t’émietter sur le sol, vestige matériel du grand néant qui nous étouffe. L’animal empoigne avec ardeur cette main naïve déposée sur son épaule, une poigne d’acier qui transperce de douleur, laisse culminer le rejet. Une proximité qui se réduit hors d’un consentement que l’on quémande, hors des subtilités et des barrières érigées d’antan. « Je n’t’ai pas demandé de t’excuser, il profère à quelques centimètres de son visage, des opales brunies par la véhémence, je t’ai demandé de dégager », il ne lui dira pas que partir c’est la préserver, et préserver avec elle cette opportunité de ne pas la voir partir, pour de bon. Qu’enfin, si elle part, il lui sera aisé de revenir, de feindre que ce cauchemar n’était qu’illusion et que continue leur lente agonie. Il ne lui dira pas car il n’avait jamais souhaité autant que maintenant qu’elle parte pour toujours, que son souvenir demeure en elle encore intacte. Le songe écoeurant de la voir se briser sous son emprise, jusqu'à sa dernière cellule.