viens contre moi, viens (toni) [délai : 15/06]

01/ Toni n'a jamais connu l'Italie, sinon à travers des anecdotes familiales. Et pourtant, malgré son italien boiteux, son sang boueux et sa nationalité américaine, elle nourrit une certaine allégeance vis-à-vis de ses origines florentines et siciliennes. C'est qu'on l'a élevée dans un environnement clanique, entourée de voisins qui étaient ses oncles, ses tantes, ses grands-parents, ou ses cousins, tous profondément attachés à leurs racines, et tous prêts à se saigner les uns pour les autres. Ça a inspiré une loyauté filiale égale.

02/ Elle a trois frères et une sœur aînés. Boulots de misère, salaires de misère, ils ont trimé toute leur vie, mais ont toujours été entiers, droits. Presque heureux, pas malheureux, au moins ; les parents y ont veillé. Pour la dernière, pour Toni, on a rêvé de quelque chose de différent, de quelque chose de mieux. Toni a eu le choix. Ce qu'elle a aujourd'hui, elle le leur doit à eux, à papa, à maman. Et plutôt que comme un poids, c'est comme un cadeau, qu'on le matérialise.

03/ A côté, il y a Alma. Toute autant sa famille, dit-elle. Celle qu'elle a choisi au-delà du sang et des opinions divergentes. Aussi loin que Toni s'en souvienne, il y a toujours eu de l'amour pour Alma. D'abord celui d'une amie, puis d'une sœur, puis d'une amante. Au fur et à mesure, c'est devenu complexe d'y coller des étiquettes : les barrières se sont brouillées, et les non-dits ont été empilés avec leur attraction mutuelle pour ciment.

04/ Quand, à leurs dix-huit ans, Alma part à Las Vegas, Toni ne dit rien, ni ne la dissuade, mais l'âme est mortifiée. Comme pour se convaincre qu'elle peut, elle aussi, faire sa vie, la jeune Assante s'exile du Queens et part étudier à l'école quarante-deux, dans la Silicon Valley. Après à peine un semestre, le manque de sa famille finit par la faire rentrer. Elle était, de toute façon, partie pour les mauvaises raisons.

05/ Suite à son semi-échec, Toni revient à New York et reprend des études dans les domaines de la communication et de l’événementiel. Ce n'est pas la plus douée, mais elle est débrouillarde, même futée : elle trouve des sauf-conduits, des raccourcis dérobés qui donnent facilement l'impression qu'elle excelle sans le moindre effort. Elle sait aussi jouer la carte de la sociabilité sans paraître putassière, s'adapter à son milieu sans jamais se compromettre... Toni n'est pas tant brillante, qu'elle est finalement consciente. Consciente de ses limites, du juste milieu et de tout ce qui convient de faire pour ne pas sombrer dans l'excès ou le trop peu.

06/ Elle est encore à gérer les réseaux sociaux de plusieurs boîtes et bars en freelance, quand elle monte le projet de l'Insomnia avec une amie, Tess. Malheureusement, une erreur de jugement la laisse sans parts, et elle doit se contenter de ramasser les miettes. Si on lui attribue le poste de community manager, même de responsable logistique (un joli titre en lot de consolation), comme elle l'avait initialement souhaité, sa contribution première est vite oubliée, et elle se noie bientôt dans la masse d'employés. L'attachement au lieu, au projet et, sans se l'avouer vraiment, à Tess, la font rester. Mais elle n'oublie pas.

07/ En parallèle, elle retrouve Alma, l'aime, tente de fermer les yeux sur ses mauvaises fréquentations et ses sales habitudes. Longtemps, la passion suffit à l'aveugler, à maintenir leur relation à flots. Et puis, elle décide que c'est fini, que ça menace trop fort de la noyer, de les noyer, qu'elle ne veut pas ça, pas comme ça. C'est dur de couper les ponts, parce qu'Alma traîne dans le même univers, qu'elle la voit, flâner à l'Insomnia, en la déshabillant du regard, de loin. Et elle voudrait. Elle voudrait qu'on la déshabille. Mais non. C'est toujours non.

08/ Toni sort, elle vit, elle rencontre des gens et des nanas. Mais depuis sa rupture avec Alma, elle est persuadée de ne jamais plus pouvoir aimer autant. Ça ne l'empêche pas d'essayer, des fois. Souvent. Car l'amour ne fait pas toute une relation, se persuade-t-elle. C'est en partie pour cette raison qu'elle a créé l'application de rencontres AOTA, sur son temps libre. Elle ne s'imaginait pas le petit succès qu'elle connaît aujourd'hui. Ni l'offre à cinq chiffres qu'on lui a récemment faite.

09/ Elle habite un loft dans le Queens contemporain. Elle ne laisse personne monter à l'étage, non seulement parce qu'elle tient à son espace personnel, mais aussi parce qu'en dehors de son lit, le reste est un véritable foutoir technologique. Il s'amasse des câbles, des téléphones et des claviers par dizaines, en plus des trois écrans constamment allumés. C'est de là qu'elle gère ses affaires, qu'elle bricole quelques broutilles digitales et prend de la lumière bleue à s'en crever les yeux. Mais le vide laissé par Alma lui pèse de plus en plus et elle songe a, peut-être, tenter la colocation (même si elle sait, au fond, que ça lui déplaira).