La fille du Père Fouettard (Alejandro)

Qu’il vive le jour et dorme la nuit, qu’il dorme le jour et vive la nuit, que ses rythmes soient totalement décousus par le travail nocturne ou qu’ils aient retrouvé un semblant de normalité pour un temps, la sanction était toujours la même : il y avait toujours ce besoin impérieux d’avoir les mains occupées. La tête, à défaut, quand les mains se contentaient de faire tourner les pages des livres qu’il aimait tant. Ambroise ne savait pas rester sagement à s’abrutir sur un canapé, dormait peu, en tous cas pas aux moments opportuns, ses journées « de repos » n’en ayant en général que le nom.

Ella l’avait prévenu qu’elle ne rentrerait chez elle qu’en milieu de soirée, ce qui ne l’avait pas empêchée, une fois le digicode franchi, de ne pas fermer la porte d’entrée de son appartement. Il était certaines de ses habitudes qu’il avait fini par apprendre par cœur. Qu’il approuve ou désapprouve, il avait choisi Ella telle quelle, dans sa globalité.

Il avait laissé le verrou en l’état actuel, abandonné au porte-manteau écharpe et veste épaisse humidifiées par quelques flocons paresseux et dans la cuisine deux ou trois commissions, pris la liberté d’allumer la radio sur la chaine hifi.  Il n’était pas mauvais cuisinier : il avait des gestes rapides et appliqués, un goût prononcé (trop parfois, sans doute) pour la rigueur et la précision, ce qui faisait en général de lui un bon élève dans le domaine. Loin de lui pourtant une hygiène de vie irréprochable : l’urgentiste manquait en général cruellement de temps, sautait plus que régulièrement l’heure du déjeuner, buvait trop de café. Puis tout seul, l’exercice n’était pas si plaisant... Mais pour Ella tout particulièrement, c’était quelque chose qui lui plaisait. Et pourvu qu’elle soit nourrie principalement à base de pâtes, sophistiquées ou pas du tout, sa moitié n’était pas du genre à se plaindre.

Les doigts occupés par un long couteau de cuisine, entre quelques légumes (histoire de) et des lamelles de champignons, l’esprit occupé par le bruit de la rencontre régulière de la lame aiguisée et de la planche en bois n’était au moins pas à l’envie d’une énième cigarette. La seule compagnie de la radio ne le dérangeait pas, Ambroise avait toujours besoin d’un brouhaha discret, mais préférait largement la solitude à l’oppression des foules bruyantes et animées. Le poste vomissait les mauvaises nouvelles quotidienne d’une politique dont il était toujours incapable de comprendre la logique quasi-robotique, dont il faisait toujours abstraction avec une facilité déconcertante.

L’esprit distrait, les pensées délicieusement vagabondes, il entendit pourtant très nettement la poignée s’enclencher dans la porte d’entrée, ladite porte se refermer avec bien plus de délicatesse que n’avait tendance à le faire la propriétaire des lieux, pour finalement laisser la place à des pas feutrés qui ne ressemblaient décidément pas à ceux d’Ella. Il fronça des sourcils évidemment un brin surpris, mais l’urgentiste jamais plus affolé que cela – surpris ou curieux éventuellement, plutôt –  n’abandonna pour autant pas son poste, mais appela tout haut : « Ella ? T’es déjà rentrée ? »

La rue était son domaine, son territoire enfin en quelque sorte. N’ayant jamais voulu diriger un gang ou une organisation criminelle, il n’était affilié à aucun clan travaillant pour tout le monde tant que le prix y était et que cela n’était pas en lien avec ces chiens de flic. Son indépendance était sa plus grande fierté, créateur de génie qui manipulait les produits chimiques et autres drogues comme un magicien. Il lançait la mode dans ce domaine, lançait et inventait les dernières tendances.

Pourtant il n’était pas un chimiste de base, il avait juste obtenu un diplôme de mécanique, aucun rapport avec la physique ou la chimie. Pourtant il était intelligent, malin et il avait vite compris le truc pour faire planer mieux que n’importe qui. Le commerce de drogue ou de médicament n’était qu’un mélange chimique et les drogues les plus simples étaient faciles à produire.

La seule complication dans le processus venait des lois et des personnes qui devaient soi-disant les faire respecter. Souvent ces mêmes personnes abusaient de leurs droits ou se permettaient de l’adapter selon leurs envies. La justice n’était pas la même pour tous, une réalité que peu de personnes appréciaient de voir en face.


Alejandro trainait souvent dehors la nuit, insomniaque, il ne dormait que très peu. Il restait plus longtemps chez lui maintenant qu’il savait pour les cauchemars de Camille mais la situation allant mieux, il se permettait à nouveau de vagabonder le soir. Il n’avait pas les vices des autres hommes comme la boisson ou les putes. Lui se contentait de faire son business puis de profiter de l’air frais et surtout des rues vides.

Il restait humain et parfois il avait faim, soif ou envie de pisser et dans ce cas-là, il allait chez Ella s’il se trouvait à proximité de son lieu de vie. C’était le cas en ce début de soirée, il s’introduit doucement dans l’appartement avant d’être surpris par la voix d’un homme.

Cela ne l’inquiéta pas outre mesure, il savait parfaitement se défendre, il était resté en vie depuis ses 17 ans. Personne dans la rue ou en prison n’avait réussi à avoir sa peau, cela n’allait pas changer surtout lorsqu’il prit connaissance de l’identité de son interlocuteur. J’ai une gueule à m’appeler Ella ?

Faisant comme chez lui, il se servit un verre d’eau observant son interlocuteur. L’ennuyeux médecin, vous faites quoi ici ? Ella ne lui avait pas dit qu’il habitait chez elle et même si techniquement c’était lui qui venait de rentrer sans autorisation, il considérait que c’était ce médecin qui n’avait pas sa place dans ce lieu.

@AMBROISE MARSHALL J'espère que ça te convient.

@ALEJANDRO AGUIREZ t'inquiètes, c'est parfait et Al est parfait


La plupart des gens aurait au moins daigné lever sérieusement le bout du nez de leur planche de cuisine : la porte s’était ouverte avec une vigueur qui n’était pas celle d’Ella, le bruit des pas était appuyé tout à fait différemment des siens, ça n’était donc pas la patronne des lieux qui rentrait simplement chez elle. Certaines personnes auraient, et on pouvait le comprendre, été méfiantes. Auraient gardé le couteau de cuisine à la main, pourquoi pas, dans l’hypothèse de la visite surprise d’un cambrioleur, d’un invité mystère non désiré. Se seraient au moins inquiété un minimum, le palpitant se serait au moins accéléré, un peu, rien qu’un peu. Pas Ambroise. Ambroise était de ces naïfs qui ne craignaient rien ni personne, non pas parce qu’ils se croyaient plus malins ou plus puissants, mais plutôt parce que la vie, toujours si douce et clémente, n’avait jamais jugé bon de leur apprendre la prudence.

C’est donc une voix qui n’était pas celle d’Ella qui répondit, une voix masculine, s’annonçant juste avant qu’apparaisse son propriétaire. Il afficha une moue surprise, mais toujours pas soucieuse, les pensées pour de bon arrachées à leur distraction. Il le détailla des pieds à la tête puis de la tête aux pieds, supposa le temps d’une simple seconde avoir affaire à un concurrent malvenu... Et puis allez savoir pourquoi, il rejeta très vite cette idée-là. Il était naïf ou perspicace (peut-être plus naïf que perspicace, allez savoir), mais il se dit que le gaillard dont l’air irritable n’était probablement pas que passager était probablement une toute autre personne. Toute menace éliminée parce qu’il avait décidé qu’il en était très certainement ainsi, il retourna à son occupation première, tout à fait nonchalamment : « Dieu merci non, vous n’êtes pas mon genre. » Il n’était pas chez lui après tout, il n’avait donc aucune explication à lui demander (ni à lui donner, d’ailleurs), pas de raison de chercher à le mettre à la porte. Par contre, rien ne l’empêchait de l’ignorer, comme il se fichait pas mal du poids du regard inquisiteur.

L’ennuyeux médecin.

Il eut soudain un sourire en coin, pas susceptible pour un centime face à un inconnu qui qu’il soit pour sa moitié. « Visiblement je fais la cuisine, et vous ? » Il ne haussa ni les épaules ni le ton, pas moqueur, pas condescendant, pas provocateur, jamais bagarreur, juste éternellement imperturbable. Question bête, réponse bête. C’était probablement Alejandro, il était bon pour savoir et deviner les choses, l’ennuyeux mais observateur urgentiste. Les deux pères de substitution l’avaient aidée plus qu’elle ne l’aurait jamais espéré, Ella lui avait-elle dit, ils l’avaient sauvée. Camille était d’une douceur sans pareille, et puis il y avait Alejandro. Il ne savait plus trop quels termes Ella avait employé, mais probablement qu’elle avait utilisé des pincettes comme elle le faisait parfois, par respect pour le paternel adoptif d’une part, pour ne pas l’effrayer d’autre part. Il savait qu’elle avait tendance à faire ça (et se disait trop fièrement que ça n’était pas nécessaire). Alors enfin, il posa la lame sur la planche en bois et supposa tout fort : « Vous devez être Alejandro. »