Neige de Printemps (Amour)

Neige de Printemps

« Monsieur Morante, Amour Vaughn est arrivée, elle vous attend dans votre bureau. » Les yeux perclus de sommeil, la veille encore s’est-il noyé dans les dossiers, les papiers formant des histoires et des mondes, des crimes et des problèmes ; les avocats hurlaient pour défendre leur parti, d’autre démissionnaire ne faisait plus rien de plus que d’assourdir l’esprit par des banalités, Dante avait l’exigence névralgique dans le coeur, les barbelés de justice et le souhait féroce, impérieux de guérir la plèbe et les victimes, les coupables en charpie et le jugement dans ses pupilles, il y avait de l’orage pour les suspects qui ne respectaient pas les lois établies… Lois créées par les nantis, les bourgeois et les imbus. Dante, dans ce fourmillement et ce capharnaüm s’occupait des destins tragiques d’enfants, enfants placés en foyer dont il inspectait la structure, pétri d’émotions de rage et de tristesse à la vue de ces gosses abandonnés par des mères qui ne savaient pas s’en occuper. Amour, l’une des victimes. Elle se construisait dans les ronces et le fer, plusieurs échos, plusieurs plaintes, des délits mineurs, et cette verve.
S’avançant dans le large bureau oppressant pour cause de nombreux dossiers éparpillés, la chevelure d’or et le visage angélique, elle observait le carré de la fenêtre, songeuse. Un sourire espiègle sur le minois quand elle aperçut le juge s’asseoir à son bureau, prendre une feuille vierge. Il enlevait, par empathie, tous détails oppressants devant les enfants afin de construire une atmosphère de confiance. Sur le dossier, treize ans. « Comment te sens-tu dans ton nouveau foyer Amour ? » Question ridicule s’il en était. Répugné de nombreuses fois par les établissement sordides, miséreux, sensés accueillir les âmes juvéniles et rejetées ; il entendait les plaintes dans les couloirs du tribunal, les jacasseries et les rires de ces collègues aux dents de scie. Si Amour avait commis des actes répréhensibles il comprenait ; comment vivre et exister dans ce monde barbare, une jungle où les enfants perdus affrontaient la vie. Prenant un verre, il verse de l’eau, le tend à la jeune fille. Cela durera, le temps d’évaluer son profil psychologique et son environnement. « Je suis en train de te chercher une nouvelle famille. Je suis navré si cela met un peu de temps. » Chuchote-t-il, l’air conspirateur et complice.

@Amour Vaughn

(c) élissan.

_________________

‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾

Une constatation que je peux vérifier, à mon grand regret, à chaque instant : seuls sont heureux ceux qui ne pensent jamais, autrement dit ceux qui ne pensent que le strict minimum nécessaire pour vivre. Emile Cioran

Du bout morflé de ses baskets,
l’enfant trace des cercles dans le vide où les jambes informes sont suspendues.
Ses cils de chérubin sont masqués par une touffe d’or,
tombée vulgairement sur sa face concentrée.
Les mains sur les genoux s’empêchent de subtiliser,
tous les beaux objets sur le bureau;
des bibelots de porcelaine à l'agrafeuse de pacotille.
Poupon n’est nullement impressionnée par cette vitrine;
stoïque,
l’envie de tout voler contenue dans le balancement de ses guiboles sur le pied de chaise.

Dans le silence de la pièce,
une mouche vole et happe la nymphette,
laissée finalement seule, sans ronron,
les yeux rivés sur la fenêtre entrouverte qui l’a laissé fuir.
Amour aussi voudrait partir.
L’homme s’en vient enfin,
probablement pour mieux la cloisonner.
Elle lui sourit comme elle se moque,
de son costume,
de la tête qu’il a.

“Comment te sens-tu dans ton nouveau foyer Amour?”
Haussement de ses frêles épaules.
“Les gens sont bêtes et sales, en plus on a l’droit qu’à une machine par mois.
Les autres filles ont commencé à retourner leur culotte, ça shlingue là-d’dans.”
Treize ans et tout sa verve désabusée,
qu’elle endossera longtemps encore, des années en toute certitude.

À travers sa mèche,
Amour épanche le regard sur le liquide qui s’écoule dans le verre.
Elle dit pas merci, parce qu’elle lui a rien d’mandé.
Pourtant, elle se jette dessus comme une plante s’abreuve pour ne guère faner.
“J’en veux pas moi non plus de ces gens-là, m’sieur”
Moi non plus parce qu’elle n’est pas dupe,
un dossier qui n’fait pas le bonheur des popotes à la salive décapante et aux paupières larmoyantes.
Elle l’observe avec plus de franchise que de complaisance,
comme s’il était à côté d’la plaque.
“Vous m’adopteriez vous?”
Rhétorique,
elle a envie d’lui faire cracher l’morceau.
Gamine indésirable qu’on foutrait dans les pattes d’aucun dont on aurait suffisamment pitié.

@dante morante

Neige de Printemps

Dante, ses livres et ses papiers, sa solidité et sa solitude, sa misanthropie acérée, grandissante, son désespoir dans les prunelles grises avant baignées d’idéaux et de promesses naïves ; il souhaitait changer le monde, il souhaitait absoudre les indigents, redonner l’or à ce monde de ténèbres et de criminels, il s’était dirigé vers l’armée pour la discipline et l’ordre, l’ordre qui le maintenait sur les railles d’une calligraphie de songes d’évolutions. Puis la magistrature, puis le jugement, puis les tribunaux, puis les enfants. Les enfants non désirés par des mères elle-même paumées, des enfants de rien, dans la crasse et le stupre. Les filles subissaient les attouchements, les atrocités, dociles déjà, le regard envenimé, anémié par la tragédie ; la tragédie d’une naissance. Ils n’avaient rien demandé ces poupons, rien espérés de plus que l’affection des adultes, pour grandir bien fallait-il encore arroser les pousses par de l’eau saine. Amour, se transformait, à treize ans déjà, possédait la verve des hauts décadents, ces personnes voguant sur les bouteilles de fureur et de mystère, elle buvait déjà, déjà connaissait les joies de violence. Dante remplissait les papiers, feuille vierge tachetée de mots d’encre et la culpabilité croissait à la certitude qu’elle ne pourrait jamais plaire comme une poupée. Il avait appelé plusieurs maisons, plusieurs foyers, le même constat, les mêmes au revoir, politesse exacerbée, le goût de l’échec.
Et vous ? Vous m’adopteriez ? La main, le regard, le regard au loin, vers le point de fuite, un regard triste où la lune ricochait, l’argent de ses pupilles distillait la réponse brève et directe qu’il ne dit pas car la peur alors amochait son droit ; oui, je pourrais t’accueillir chez moi, chez moi dans ce tombeau de silence, de piété, oui, je pourrais m’occuper de toi, essayer, mais je ne peux pas, incapable et lâche. Il dit. « Je ne pense pas être le bon père pour toi Amour. Tu as besoin de présences rassurantes, de deux guides pour te conduire dans la vie. Et dieu sait ce n’est pas facile. » Dans le bureau, par la fenêtre, il égare ses yeux vers l’horizon d’un ciel pluvieux, les pas des pressés, les pas des passants, les pas qui s’étirent, rapides ; les silhouettes des âmes vagabondes sur le parvis d’une église de justice. Amour, je t’offrirai des livres que tu ne lira pas, des manières et des moyens pour dresser ta résilience et te permettre de vivre. « Et l’école ? Tes résultats ? » Deuxième question rituelle, puisque les gosses affamés et manquant de tout ne poursuivront pas de parcours exemplaires, à cette fillette à l’air d’indécence, il lui donne un instant d’intérêt.

@Amour Vaughn

(c) élissan.

_________________

‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾

Une constatation que je peux vérifier, à mon grand regret, à chaque instant : seuls sont heureux ceux qui ne pensent jamais, autrement dit ceux qui ne pensent que le strict minimum nécessaire pour vivre. Emile Cioran

Comme à celle qui connaîtrait mal Vérité,
le vieux mâche quelques conneries enrobées de délicatesse.
Il ne sait pas, seulement,
que la môme est ainsi pour n’avoir jamais été bernée, ni mentie.

On pourrait croire que le mensonge se suggère
à la crasse qu’elle a logée sous ses ongles,
au musc chargé qu’elle dégage,
à sa touffe mal peignée.
Mais qui prendrait la peine de choyer d’inepties le chiard qui gratte son fiel contre vos os?

Elle baisse pourtant le regard sur ses mains ennuyées,
éborgnée par quelque chose.
“J’ai treize ans, mais ça fait pas d’moi une idiote.
Ça fait juste d’vous un menteur. J’ai un ami qui dirait qu’vous êtes un mudak*. Pas la peine de demander, j’vous dirais pas c’que ça veut dire.”
C’est qu’elle s’en rappelle plus, mais taira bien l’entourloupe,
rigole un peu comme si elle détenait quelques grands secrets;
un coup d’avance sur l’enclume face à elle.

Mais l’adulte se sied au glas du poupon,
sème ses billes indifférentes sur le paysage peint au travers de la vitre.
Amour grimace à l’évocation subite de sa scolarité.
N’en connaît que l’école buissonière,
et les traces de ses coudes sur son visage quand elle y retrouve Morphé.
Parfois, il y aussi les tumultes qu’elle égare sur les trognes apeurées,
dans le virage d’un couloir.

“L’proviseur m’a collé une fiche d’assiduité, du coup les profs savent à peu près comment j’m’appelle maintenant. Ils sont là: Amy, tiens-toi droite, Amy ci, Amy ça, comme si c’était mon putain d’surnom. Moi ça m’gonfle, Amour c’pas compliqué à r’tenir, si? J’vous jure m’sieur, c’est le ballet des trouducs là-bas.”

Elle semble fouiller dans son crâne,
les prunelles gesticulantes.
“Ah oui, mes notes. Bah j’crois que j’ai réussi l’algèbre la semaine dernière, j’attends encore les notes du reste.”
La gamine profère le mensonge aisément,
comme il avait voulu la piéger dans le filet des siens.
Ses résultats? Tous aussi pourris qu’à l’accoutumé.

“Elle sort quand d’taule ma mère?”
Ça fait longtemps qu’on tient caché,
que la marâtre, dans sa cellule, a été butée.
On verse les secrets dans le calice du bambin,
pour s’éviter une infante faites d’immondices.
C’est qu’elle cherche encore sa meute où elle est rodée pour la seule solitude.

*con en russe

Neige de Printemps

Il n’était pas juge dans la majorité des caractère trempés dans les stéréotypes, ceux qui réfléchissaient d’un point A jusqu’au point B, il n’était pas de ceux qui riaient de la misère des autres ni de ceux qui pourfendait avec une sentence bien placée, mal regardée, Dante avait l’idéalisme au creux des prunelles toujours balancées dans le vide et le plein, jamais de demie mesure mais le ventre rempli de colère grinçantes, grondantes, envahissantes. Cette gosse, là, de treize ans, qui regardait les yeux de l’adulte, sans entourloupe, sans pathos ni tristesse mais la faim d’une vie de courroux, elle avait la personnalité de l’arbre mouillé déjà dans la maturité. Dante aurait pu la réduire comme tous ces juges bedonnants, de quelques phrases ridicules, la recadrer, il aurait pu, il ne le pu. Lui, né dans le terrible maelstrom d’une famille nombreuse, le différent, mais le génie, le prodige, puis l’armée, l’ordre, la discipline. Avec elle, il ne peut pas rugir, c’est une enfant, le désir prégnant de posséder pour lui une fille peut-être, terrible regret, un enfant, pour l’éduquer, pour l’aimer.
L’homme s’était vautré dans la solitude monastique, le silence religieux.
Quand elle lui ment, Dante ne répond pas, impose une pause, pour mieux l’analyser, pour mieux pleurer aussi. Les sourcils froncés, l’air austère, c’est comme cela qu’il pleure, dans l’agressivité ou l’autorité. Il suit son dossier, soigneusement, chaque détail, chaque jour, appelle des éducateurs, faire remplir des rapports, rejette les synthèses inefficaces et accusatrices. Il a lu, beaucoup, des essais de psychologie, de philosophie, ça bourdonne dans la tête, les pensées pour approfondir, pour creuser, jamais ne juger mais comprendre et trouver des solutions. Car l’enfant qui parle semble souffrance, elle explose de colère et de cynisme. « Je suis heureux de voir que tu t’en sortes, les notes c’est important, pour se sortir de la pauvreté. » Nulle condescendance dans sa voix, juste un fait. Il entre dans son jeu, ne dira rien d’autre.
Il a longuement hésité, à lui dire, Humbert se sent-il, à vouloir dissimuler une vérité à la Lolita terrible ; il a longuement hésité, a décidé de ne rien lui divulguer et des mois, des mois de silence se sont dissipés dans une vie professionnelle irréprochable, de toute façon, sa mère elle ne la reverra pas, entend-t-il dans les conversations de ses collègues, ce n’est pas nécessaire. Respectueux. Alors il lâche, maîtrise la voix, grave et redoutable, la voix des clopes au matin. « Amour. Ta mère ne reviendra plus. » L’introduction suivi d’un regard. « Tu ne pourras plus la voir. Elle est morte. » Direct. Incisif. Casser le cordon sous peine de traumatiser, il fallait. Cette mort dans les mots, l’annonce clinique. Elle est morte ta mère Amour, et je ne te l’ai pas dis. Pour un peu, il hausserait les épaules d’impuissance, il enrage aussi. Elle est morte et j’ai attendu, par lâcheté, par manque de temps, parce que je te considérais trop petite pour comprendre. Il se tait. Comme toujours lorsqu’une chose lui déplaît. Se calfeutrer dans le silence possède la bonhommie de l’indigence.

@Amour Vaughn

(c) élissan.

_________________

‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾ ‾

Une constatation que je peux vérifier, à mon grand regret, à chaque instant : seuls sont heureux ceux qui ne pensent jamais, autrement dit ceux qui ne pensent que le strict minimum nécessaire pour vivre. Emile Cioran

“Elle est morte.”
La pupille bleue est enduite de noir,
fait échos à la nuit,
à l’étang qui sert de lit à la bête.
Les balancements sur sa chaise s’interrompent,
et le bruit du silence emplit la pièce, se heurte à l’acajou.
Elle n’a pas levé la tête depuis qu’il a annoncé,
sans égard pour le legs délaissé,
que la folle est morte.
Amour convoite le calme qui s’évaporera sûrement
au premier croisement de la rétine cristalline,
baignée d’humanité tant que le fric le lui permet.

Elle regarde le sol,
longtemps.
Cerne le vide qui bat sous ses guiboles.
Il a beau lui laisser cet instant de recueillement,
la gamine balise difficilement sa colère,
les doigts qui se cramponnent à la chaise à défaut de s'y planter.

C’est qu’il est trop homme;
à mentir et achever,
puis consoler avec la miséricorde d’offrir un dû.

Pour contenir l’enragement, Amour cherche dans sa cervelle.
Elle réfléchit à qu’est-ce que ça peut bien être, une mère?
Ce n’était pas tant d’entendre morte la démente,
celle qu’avait donné naissance à la personnification de ses démons.
Amour. Un. Amour. Deux. Amour. Trois
coups contre sa fragile carcasse de gosse.
Va te faire foutre Amour, comme un je t’aime dans un autre dialecte.
Dans l’effort, on ne traçait les bons contours de la maternité
que dans les conseils avisés qui vous imposent d’aimer jamais.

Grandie et disciplinée comme elle avait pu,
la gamine avait remplie sa part du marché;
prête à n’aimer que cette mère qui sortirait bien un jour.
Mais on cogne encore contre son corps la sentence, toujours,
on martèle la solitude sur sa caboche,
et du fer rouge l'on fait fondre son coeur d’ado.

Écartelée de toute part,
le monstre assoupie se dresse sous les eaux,
doucement il soulève la tempête.
Sans égard, elle non plus,
Amour hurle et se jette sur le juge.
De tous les objets qui glissent sous sa main,
elle tente de flinguer son beau faciès complaisant et apathique.

Elle jure qu’il ment, qu’elle est pas morte,
que tous sont des voleurs et des assassins,
des enculés qu'elle finira bien par buter un jour.
Elle ne pondère pas les mots,
le courroux siffle sous la baveuse.
Les insultes pleuvent autant que ses petits poings contre le vent;
Dante se protège avec aisance de la terreur.

Ça se déchire à l'intérieur,
elle sent comme on lui a tout pris,
et comme on lui prendra encore.

Amour pleure et ravale ses larmes en même temps,
s'agrippe à sa cravate qui se dégage aussi furtivement que l'on fuit la maladie.
L'homme finalement hors de portée,
la courroucée saccage la pièce jusqu’à faire retentir sa douleur contre son corps.

La folie attire,
mais on tuera pas celle-ci.
On attendra patiemment que son destin la brise,
qu'elle croupisse dans la merde et qu'à ne plus pouvoir la gratter,
elle choisisse de mourir.

Des bras l’enserrent et elle continue de battre des pieds.
Au-dessus, des forces réduisent la sienne,
maîtrise son déclin.
Mais comme elle est moins qu’une môme de rien,
c’est dans sa cellule qu’enfin l’orpheline capitule.

Il n’y a bien que la raison qui l’emporte sur l’Amour,
et on ne construit pas le système avec des bons sentiments.
Elle est morte. Du reste, on en a rien à foutre.