Sleepy and sad (Camille)

Trois mois. Trois mois qu'il est dans l'attente de voir son meilleur ami se réveiller un jour. Jour tant espéré mais qui ne semble jamais arriver. Il est pas du genre croyant, mais il se mettrait presque à prier le bon dieu pour que Camille rouvre un jour les yeux. Il va le voir presque tous les jours, dans sa chambre d'hôpital, dans le service qui s'occupe des personnes plongées dans le coma. À chaque visite, il s'installe dans le fauteuil à côté de son lit et lui raconte des souvenirs d'autrefois, en espérant stimuler quelque chose au fond de lui, quelque chose qui serait en mesure de l'extirper de cette espèce de sommeil lourd qui prend jamais fin. Est-ce qu'il l'entend au moins ? Est-ce qu'il sait qu'il est là ? Tant de questions qui restent sans réponse, et les paupières de Cam qui restent résolument fermées. Les médecins sont incapables de donner une date butoire. Ce coma pourrait durer deux mois de plus, comme deux ans. En fait, personne est sûr de rien. Et plus les jours passent, plus il craint de devoir accepter une réalité qui lui serait bien trop douloureuse : devoir renoncer à son meilleur ami, comme s'il était mort, finalement, le jour où il a reçu cette balle. Il garde toujours un espoir, mais celui-ci s'affaiblit au fil des heures, des jours, des semaines.

Mais comme la vie est pleine de rebondissements parfois, le téléphone a fini par sonner pour lui annoncer l'improbable : Camille était réveillé. On avait prévenu Ewan de pas s'attendre à retrouver tout de suite l'homme qu'il avait connu juste avant ce jour qui a chamboulé à jamais leur vie, mais il serait prêt à se montrer patient. À peine a-t-il raccroché qu'il quitte son appartement en trombe, grimpant dans sa vieille bagnole à deux doigts de tomber en morceaux pour foncer vers l'hôpital. Il connaît le chemin par coeur à force de l'avoir parcouru pendant des semaines entières. Il en va de même pour les couloirs de l'hôpital, qu'il pourrait arpenter avec un bandeau sur les yeux. Il déboule dans la chambre de Camille à toute vitesse, impatient de retrouver son meilleur ami, de s'assurer qu'il ne s'agit pas d'une blague. Mais non. Il est bien là, dans son lit, les yeux parfaitement ouverts, comme s'il venait tout juste de sortir d'une simple sieste. Ewan s'avance de quelques pas, un sourire impossible à effacer sur les lèvres. « Cam... » qu'il soupire d'une voix douce en arpentant la distance qui le sépare encore du lit. « Comment tu vas, vieux ? Tu t'sens comment ? » Comme un type qui a roupillé pendant trois mois sans doute, avec la bouche un peu pâteuse, les jambes en coton et l'esprit probablement très embrumé.

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Des milliers de questions traversent son esprit alors qu'il arpente les couloirs de l'hôpital, dans le but de rejoindre la chambre où se trouve Camille, enchaîné à son lit depuis trois mois, sans que quiconque soit en mesure de dire s'il allait se réveiller un jour il y a encore quelques heures à peine. Mais le miracle avait fini par se produire, aussi inattendu qu'inespéré. Cam était sorti du coma et même si Ewan était avant tout et surtout enchanté par cette nouvelle, il y avait quand même une part d'appréhension en lui. Cam a-t-il gardé des séquelles de ce coma ? Est-il en mesure de marcher ? A-t-il perdu certaines facultés essentielles qu'il lui faudra apprendre de nouveau, petit à petit ? Pour répondre à toutes ces interrogations, il ne lui reste plus qu'à se gorger suffisamment de courage pour oser franchir la porte de la chambre. Et c'est ce qu'il fait, son regard qui s'égare un peu partout dans la chambre avant de croiser celui de Cam, installé dans son lit, face à l'écran de la télévision allumée. Ewan tente de ne pas se montrer trop brusque, avançant lentement mais sûrement vers son meilleur ami, lui posant quelques questions, ayant du mal à contenir cette impatience qu'il tente de canaliser malgré tout. Cam le dévisage avec cet air interloqué qu'il est incapable de comprendre, car il n'a pas encore réalisé que Camille ne l'a, en fait, pas reconnu. « Tu m'étonnes. » qu'il se contente de réponse quand il lui fait savoir qu'il se sent fatigué. Comme quoi un coma n'a rien de reposant contrairement à ce qu'on pourrait croire. Ewan qui fait quelques pas de plus dans la direction de Camille, quand ce dernier lui pose une question qui le heurte au plus profond de lui-même. Il ne le reconnaît pas. Il ne sait pas qui il est. Est-ce qu'il l'a complètement oublié, son cerveau ne le jugeant pas digne d'être gardé en mémoire ? Le danseur laisse passer quelques secondes avant de parvenir à ouvrir la bouche à nouveau, ressentant le besoin de digérer cette pilule qu'il trouve particulièrement douloureuse à avaler. « C'est… C'est Ewan, Cam. Ton meilleur ami.  » qu'il balbutie, ses phalanges qui se referment sur les barreaux qui encadrent le lit. « On se connait depuis qu'on est gosses… tu te souviens ? Ou pas du tout ? » Il plante ses prunelles azurées dans les siennes, craignant de le voir secouer la tête de droite à gauche pour lui confirmer ses craintes, ce qu'il redoute tellement depuis qu'il a compris que Cam l'a oublié. À présent, il veut mesurer l'ampleur de l'oubli, découvrir si la mémoire de son meilleur l'a tout simplement supprimé, ou si une lueur va se réactiver au fond de ses yeux à force de parler avec lui.

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Sous le choc. C'est exactement dans cet état qu'Ewan se retrouve quand Camille lui avoue que pour lui, il n'a que quatorze ans, et pas quarante-quatre. Il en revient pas, il est littéralement sur le cul. Il pensait que ce genre de trou de mémoire, couvrant plusieurs années, ça existait que dans les films, pure invention de scénaristes à l'imagination bien trop fertile. Mais là, Ewan n'est pas dans un film, acteur principal d'un drame ou d'une comédie romantique à la trame tarabiscotée. Non, il se trouve dans la réalité, la vraie vie, sa vie à lui, et son meilleur a oublié trente années de leur existence en l'espace de trois mois, comme on effacerait une ardoise à l'aide d'une éponge. Aussi simplement que ça. « Bordel, quatorze ans… C'est sympa de me rajeunir autant. Du coup, la barbe et les cheveux longs, ça doit te perturber. » Trente années de leur vie rayées, comme si ça n'avait jamais compté. Camille n'y peut rien, il est la première victime de cette amnésie, mais il semble s'en vouloir. « T'en fais pas Cam', on sait que t'y peux rien. C'est juste… très perturbant. » Ewan essaye de se montrer compréhensif mais il ne peut nier l'évidence lui non plus : le trou de mémoire de Camille, même s'il est involontaire, lui cause un certain chagrin. Il ne cesse de se demander si cette amnésie est définitive, ou s'il y a une chance que tout redevienne un jour comme avant. Au fond de lui, il a tout de même l'impression que rien ne sera plus jamais pareil. « Oui, c'est ça. Qu'est-ce qu'Alejandro t'a raconté, déjà ? Je vais voir si je peux combler les trous. Ou peut-être que t'as des questions précises ? » Par où commencer pour résumer trente années ? C'est compliqué, tellement vaste. Ewan a peur de se perdre lui-même dans ses propres explications. Puis Camille lui pose une nouvelle question, lui demande ce qu'il fait dans la vie. C'est vrai qu'à quatorze balais, on a quelques rêves, des envies, mais encore rien de très concret. Ewan est passionné par la danse depuis qu'il est enfant mais à quatorze ans, il ne se serait jamais douté qu'il accèderait à une telle carrière, qu'il ferait partie d'une compagnie de ballet réputée mondialement et qu'il donnerait lui-même des cours à la Juilliard School. Passion dévorante qui a d'ailleurs eu raison de plusieurs de ses relations amoureuses, ce dont Camille ne doit avoir aucun souvenir non plus. « Moi aussi. Si ça peut te rassurer, on s'est jamais lâchés pendant toutes ces années. On a toujours été très proches, toi et moi. » Jamais une ombre au tableau. Quelques conflits de temps à autre mais rien de très important. Rien qui puisse étioler la magnifique amitié qui les lie l'un à l'autre depuis l'enfance. « J'suis devenu danseur. Je fais partie de l'American Ballet Theatre et j'enseigne à la Juilliard School. C'est fou, hein ? T'y aurais cru, toi ? » Ça l'intéresse d'avoir l'avis de Camille sur cette question, maintenant qu'il partage le même avis que le jeune adolescent qu'il était il y a trente ans, avec tous les a priori que ça impliquait. « Au fait… les médecins t'ont dit s'il y avait la moindre chance que tu recouvres entièrement la mémoire un jour ? On peut faire quelque chose pour faire en sorte que les souvenirs remontent à la surface ? » Est-ce que se contenter de les raconter suffira à réactiver les zones du cerveau de Camille, qui semblent s'être éteintes au cours de ce coma ? Il n'y a sans doute que l'avenir qui pourra répondre à cette question.

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C'est dingue. Trente années balayées comme si elles ne voulaient absolument rien dire. Trente années effacées comme de la craie sur une ardoise. Pourquoi trente au juste ? Pourquoi pas vingt ? Ou juste dix ? Le coma est assez traumatisant pour qu'il soit encore davantage agravé par une perte de mémoire. Le cerveau humain est vraiment un mystère rempli de complexités. Tu m'étonnes... Tu dois réapprendre à te raser du coup ? À quatorze ans, Ewan avait à peine quelques poils le long de la mâchoire, pas de quoi se préoccuper d'un rasage impeccable. Ça devait faire bizarre à Camille de se réveiller, du jour au lendemain, avec une épaisse toison sur le visage alors que la veille, d'après sa réalité, son menton était encore imberbe comme celui d'un nouveau né. Merci vieux, j'apprécie ! Le compliment lui va droit au cœur, lui qui a tellement mal vécu le passage à la quarantaine, un tournant dans une vie, durant lequel on doit définitivement dire adieu à la jeunesse même si, physiquement, il n'a pas vraiment à se plaindre. Ouaip, t'as fait tout le contraire de moi en fait. T'as direct trouvé celui qu'il te fallait. Et vous vous êtes fiancés super tôt en plus. Vous aviez... Mh. Seize ou dix-sept ans ? Un truc comme ça ? Bref, le couple idéal et trop chou que tout le monde jalouse. D'ailleurs, tu te souviens du début de ta relation avec lui ? Ou zéro souvenirs à ce sujet ? Après tout, c'est l'année de ses treize ans que Camille a entamé sa relation avec Alejandro. Alors, qu'est-ce que son cerveau a bien pu décider ? Qu'il fallait préserver au moins ce souvenir, ou le jeter à la poubelle lui aussi ? Ouai, j'comprends, ça doit te paraître... Complètement dingue ! Et y a que ta mémoire qui a été affectée ? Ou t'as eu d'autres mauvaises surprises en te réveillant ? Après tout, ce serait pas la première fois que quelqu'un sortirait du coma sans plus être capable de marcher, ou de parler correctement. Pour ce qui est des compétences verbales, tout a l'air de rouler pour Camille. Ouai, je sais, c'est complètement incroyable... Regarde, c'est une photo de mon premier ballet. J'avais pas encore de ride à l'époque. Il sort déjà son téléphone de sa poche pour lui montrer l'une des photos postées sur son compte Instagram, rétrospective d'une vingtaine d'années, le montrant vêtu d'un juste-au-corps flamboyant brodé de perles. Ben ouai, tu m'étonnes, ça doit être pesant... Et la rééducation, tu pourras la faire chez toi ou tu dois rester à l'hôpital un certain temps ? Pour quelqu'un comme Camille, la perspective d'être prisonnier d'une chambre d'hôpital ne doit pas être sincèrement réjouissante. Mh... T'es du genre acharné et juste, à jamais lâcher une affaire qui te passionne. L'explication est plutôt synthétique, mais la partialité et la rigueur, ce sont sans doute les deux qualités qui résument le mieux Camille au travail. Mais peut-être que ses collègues seraient en mesure de lui en dire davantage.

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C'est fou tout ce qu'un coma implique, tout ce que Camille va devoir réapprendre, comme s'il était à l'aube de sa vie. Il repart à zéro en quelque sorte. Le compteur de sa vie a perdu trente années et il ne peut rien faire d'autres que de constater les dégâts, et faire au mieux pour tenter de récupérer tout ce qu'il a perdu. « Si t'as besoin d'aide, hésite surtout pas à demander. Ça me dérange pas du tout. » Il considère Camille comme son frère alors ça le dérangera jamais de s'occuper de lui ou de lui apporter un peu d'aide. Alejandro est là pour l'épauler, bien sûr. Mais une main de plus n'est jamais une main de trop, surtout dans des circonstances aussi exceptionnelles. « T'en fais pas, tu n'as rien à m'expliquer, je comprends tout à fait. J'ai trente ans d'avance sur toi pour une fois. » souffle-t-il avec un léger sourire, essayant de détendre l'atmosphère avec des paroles qui se veulent rassurantes, même s'il n'est pas certain de parvenir à l'effet escompté. «D'ailleurs, tu ressens toujours tous ces sentiments pour lui ? » qu'il ose demander, sans trop savoir s'il est en train de marcher sur des oeufs ou pas. A priori, à treize ans, Camille était déjà amoureux d'Alejandro, mais à l'époque, ce dernier était un adolescent, pas un type de trente ans. « T'en fais pas, c'est pas très grave, je demanderai les détails à Alejandro. Mais oui, tu vis avec lui maintenant, depuis un moment déjà. T'es impatient de rentrer d'ailleurs ? Ou ça te fait quand même... Un peu peur ? » Et ce serait normal si c'était le cas, parce qu'à treize ans, on pense à ce qu'on va faire après l'école, au film qu'on va regarder le soir, à cette personne qui crée les premiers frémissements de notre coeur. Mais pas à l'appartement que l'on s'apprête à rejoindre et au sein duquel on vit depuis des années en compagnie de notre futur mari. Le danseur sort alors son téléphone pour montrer, à son meilleur ami, des photos qu'il a conservées et qui datent d'une vingtaine d'années, sur lesquelles il passe un peu moins pour un étranger à ses yeux. « Ouai... Je me rends pas trop compte à quel point j'ai changé. » qu'il confesse en haussant les épaules, rangeant son téléphone dans sa poche. « Même après autant d'années, j'ai toujours le trac. Mais bon, j'ai appris à gérer. Puis tout s'envole une fois que je suis sur scène. Ce qui compte, c'est que je puisse m'épanouir dans ce que j'ai toujours voulu faire. » Même si Ewan n'a jamais été certain de pouvoir devenir danseur professionnel quand il était adolescent, aujourd'hui, avec le recul, il se demande bien quel tournant sa vie aurait pu prendre s'il n'avait pas pu réaliser son rêve. Que serait-il devenu aujourd'hui ? Quelle voie aurait-il empruntée ? Sans doute ne le saura-t-il jamais. « Ah ça c'est clair. Elle a pas été ravie du tout mais elle avait surtout peur pour toi, je pense. » Et même s'il avait toujours trouvé que la mère de Camille était bien trop stricte à ce sujet, il pouvait aussi comprendre ses peurs. Le père de son fils était décédé alors qu'il était en mission, et c'est le genre d'événements qui laisse des séquelles à vie. Camille lui réclame alors d'autres photos, et le danseur ne trouve rien de mieux pour le satisfaire que de sortir à nouveau son téléphone et ouvrir Instagram, l'application recelant des dizaines de photos plus ou moins anciennes d'Ewan, qu'il soit seul ou en compagnie de Camille. Le danseur étoile est plutôt du genre nostalgique. Il lui laisse le téléphone entre les mains avant de répondre à ses questions. « Mh... Un peu entre les deux je pense. J'essaye toujours de faire preuve d'humour, parce que je pense que ça détend pas mal l'atmosphère. Mais je dois me montrer plus exigeant par moment aussi, sinon, le travail est de moins bonne qualité. » Mais au fil des années, Ewan avait fini par trouver un fonctionnement adéquat pour les cours de danse. Et souvent, du point de vue de ses élèves, sa passion était tellement communicative que ça suffisait à les motiver. « Pourquoi tu m'imagines pas prof de danse ? J'ai pas la tête de l'emploi, c'est ça ? » qu'il lui demande avec un large sourire, pour l'embêter un peu.

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