Sleepy and sad (Camille)

Ewan, il se prend une sacrée claque en regardant son meilleur ami, couché là, dans ce lit, à devoir lui raconter tout ce qu'il a oublié, les évidences qui sont ancrées dans leurs existences respectives depuis tant d'années. Et pas une seule seconde, il n'a envisagé ce que pouvait ressentir Alejandro. Mais en même temps, le fiancé de Camille n'est pas du genre expressif. Et Ewan en a eu la preuve douloureuse le soir où il a appris que Camille était plongé dans le coma, pour une durée indéterminée. Il aurait tout donné pour qu’Alejandro fasse preuve d'un peu plus de souplesse ce jour-là mais non. Il est pas comme ça, Al. Il craque pas, peu importe les circonstances. Alors même si toute cette situation lui pèse, il doit faire comme si c'était pas le cas, même face à Camille.

- Je pense pas que ça l'embête. Je pense qu'il doit surtout être heureux que tu sois enfin de retour parmi nous.

Après tout ce temps, il ne viendrait même pas à l'idée d'Ewan de laisser Camille penser qu'il puisse l'embêter avec toutes ces questions, parce que c'est tout simplement impossible.

- Oui, bien sûr. Je suis certain que tout rentrera dans l'ordre petit à petit. Il faut juste que tu te laisses du temps.

Du temps. Le remède à tous les maux, celui qui permettra à Camille de remettre de l'ordre dans ses pensées et ses sentiments. Ça doit être étrange de se lever, un matin, en réalisant que l'on a perdu trente années d'une relation amoureuse, avec tout ce que ça impliquait. Si Ewan était amené à sortir du coma, et à vivre les mêmes séquelles que celles subies par Camille, il est pourtant certain qu'il ne pourrait pas oublier Peyton. Même si son cerveau l'avait effacée, il lui suffirait de poser à nouveau les yeux sur elle pour se remémorer tout ce qu'elle a pu susciter et éveiller en lui. Il en est convaincu.

- Tu pourras jamais le décevoir, Cam…

Sa voix se fait douce alors qu'il pose une main sur son épaule.

- Si tu as vu de la tristesse dans le regard d’Alejandro, je pense que c'est surtout parce qu'il a peur que tu ne l'aimes plus. Et c'est normal. Tu es l'amour de sa vie. Mais jamais tu ne pourras le décevoir. Ça, c'est impossible…

Du moins, ce n'est pas Camille qui pourrait décevoir directement Alejandro. Parce qu'il n'y peut rien. Il a pas choisi tout ce qui est arrivé. Il est la première victime de tout ça, lui qui doit désormais vivre dans le néant d’un oubli qui semble infini.

- Tu sais, je crois que certaines choses ne changent pas. Encore à mon âge, les femmes restent au sujet complexe…

Il détourne le regard pour masquer sa déception. C'est vrai qu'à quatorze ans, la préoccupation première d'un adolescent est de trouver une personne qui lui plaira. À quarante-quatre ans, Ewan a dépassé ce stade mais Camille ne soupçonne alors aucun des désastres sentimentaux traversé par son meilleur ami au cours des dernières années, la danse ayant été l'obstacle premier à son épanouissement sentimental.

C'est au moment où Camille prononce le mot « enregistrement » qu’il réalise que toutes les avancées technologiques effectuées au cours des trente dernières années doivent complètement lui échapper. Il se met alors à le fixer quelques secondes en silence, se sentant tout à coup un peu bête de ne pas y avoir pensé plus tôt .

- En fait, j'ai pas mal de vidéos sur mon téléphone... Tu sais, c'est comme ça qu'on conserve toutes nos photos et vidéos maintenant.

Il a l'impression de faire un mauvais remake de « Retour vers le futur » avec ses explications, alors que Camille fait défiler les photos du compte Instagram d’Ewan sur l'écran tactile.

- Non, non, tu peux toujours faire développer tes photos si tu en as envie mais ça se fait moins. Maintenant, on affiche tout sur les réseaux sociaux ou on garde tout directement sur notre téléphone, qui s'apparente plutôt un mini ordinateur. On peut tout faire avec : appeler, envoyer des messages, faire des photos, aller sur internet, regarder des films,... Tu verras, c'est assez fascinant.

Camille a lui-même un téléphone. Au vu de sa surprise en découvrant celui d’Ewan, Alejandro n'a pas encore dû lui montrer mais sa surprise sera certainement grande quand il pourra l’avoir entre les mains.

- Oui mais je bosse pas dans un lycée, j'enseigne la danse dans l'une des plus prestigieuses écoles d'art du pays donc c'est différent. Généralement, les élèves que j'ai face à moi sont super motivés.

Clairement, si Camille s'imagine qu’Ewan donne des cours dans un lycée ordinaire, il s'est trompé. Lui, c'est dans le monde élitiste de la danse qu'il baigne. Tous les jours, il donne cours à des passionnés, perfectionne les mouvement d'individus uniques qui évoluent dans ce monde depuis l'enfance pour la plupart. Il a lui-même été à leur place à une époque, à transpirer des heures sur le parquet de ces salles dont les murs sont couverts de miroirs mais ça, Camille ne s'en souvient pas.

Son cœur s'arrête à l'instant où son meilleur ami lui demande ce qu'il en est de sa vie sentimentale. Une question légitime, logique et qui, pourtant, le fige. Il se pince les lèvres, cherchant quelques instants quoi répondre. Comment résumer des années de désastre en quelques phrases ?

- Avec le boulot, ça n'a jamais été simple de maintenir une relation sur le long terme.

Il est obligé de l'admettre, obligé de reconnaître qu'il a toujours fait passer sa passion avant les personnes qui ont partagé sa vie. Puis, il y a eu Peyton. C'est elle qui a su se montrer si spéciale, et qui est pourtant parvenue à lui briser le cœur en l'espace de quelques mots.

- Mais pour te la faire brève, oui, je suis toujours célibataire.

Il avoue ça avec un voile de peine dans les yeux, un voile qu'il a bien du mal à cacher, surtout à son meilleur ami.

Pando

Dans son rôle de meilleur ami, Ewan se doit de rassurer Camille, de dissiper les doutes qui pourraient s'immiscer en lui avant qu'ils ne le rongent.

- Sauf que d'ici quelques semaines, tu auras peut-être recouvré une partie de ta mémoire donc ne sois pas si défaitiste et attends de voir.

Après tout, rien ne dit que les souvenirs de Camille ne vont pas refaire surface soudainement alors il ne faut pas perdre espoir. Le lieutenant de police n'est qu'au début de ce long chemin vers la réhabilitation complète après tout.

- Oui, bien sûr, mais rien qui ait duré aussi longtemps que ton histoire avec Alejandro. En fait, je suis votre premier admirateur.

Camille avait pourtant assisté à tous les échecs sentimentaux qu'Ewan avait dû essuyer, alors ça lui faisait quand même bizarre de devoir lui réexpliquer tout ça, comme si ce pan de sa vie n'avait jamais existé, n'avait jamais compté. Et avec ce foutu coma qui s'est invité dans leur vie sans qu'il n'ait rien demandé, il n'avait même pas pu lui parler de Peyton, de tout le mal qu'il avait ressenti quand elle l'avait rejeté.

- C'est ce que j'ai toujours pensé.

Son rire se mêle à celui de Camille, sans qu'il prenne la peine de préciser qu'en trente années, il avait eu plus d'une occasion d'explorer d'autres horizons, de faire des expériences, qui ne s'étaient pas avérées plus fructueuses pour la cause. Sa vie sentimentale est assez déprimante comme ça et il n'a aucune envie de casser l'ambiance plus légère qui vient de s'installer.

- Bonne question... Je crois qu'on est entré dans une époque où les termes vie privée n'ont plus beaucoup de sens…

Et alors que Camille fait défiler les photos sur l'écran du téléphone d'Ewan, il n'imagine sans doute pas tout ce qu'il est désormais possible de faire grâce aux nouvelles technologies. À présent, les citoyens sont constamment épiés, observés, filmés, même quand ils pensent que ce n'est pas le cas... Comment réagira Camille en découvrant tout ça ?

- Tu verras, on devient facilement accro, même si on ne comprend pas l'intérêt... Je ne connais pas beaucoup de personnes capables de se séparer de leur téléphone ne serait-ce qu'une seule journée, d'ailleurs. Tu en feras peut-être partie ?

Ewan avait grandi et évolué en parallèle des nouvelles technologies, il s'était donc habitué, petit à petit, à voir celles-ci prendre de plus en plus de place dans son quotidien. Camille, lui, il découvrait tout ça, pour la première fois, alors que ses derniers souvenirs remontent à une époque où la téléphonie mobile en était encore à ses balbutiements et n'était réservée qu'à une minorité de la population.

- Oui, malheureusement, c'est très élitiste, même si les bourses permettent aux jeunes plus défavorisés d'intégrer l'école. C'est comme ça que ça s'est passé pour moi en tout cas.

Ewan n'aurait jamais pu rentrer à Juilliard s'il n'avait pas disposé de cette étincelle particulière, et d'une bourse permettant de payer chaque année passée au sein de l'école. Ses études avaient représenté un investissement considérable mais il n'avait aucun regret. S'il n'était pas passé par là, il ne serait pas où il en est aujourd'hui.

- Peut-être que tu as raison, on ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve après tout ! Mais ce n'est pas vraiment le fait de voir les autres en couple qui me rend malheureux, c'est le fait de constater que... À quarante-quatre ans, je n'ai toujours aucune certitude à ce niveau-là.

Il pousse un soupir et hausse doucement les épaules.

- Tu sais, à mon âge, la plupart des gens sont mariés, ont un ou deux enfants,... Moi, je n'ai rien de tout ça.

Ce constat ne lui avait jamais semblé aussi douloureux que depuis que Peyton avait refusé de partager ses perspectives d'avenir avec lui, ce qui lui avait littéralement brisé le coeur.

Pando

Camille se pose de nombreuses questions sur les jours et semaines à venir, et c’est bien normal. En fait, ce serait presque étrange qu’il ne s’interroge pas davantage. Mais pour une fois, Ewan n’a aucun conseil à lui donner, aucune phrase préconçue à sortir qui serait en mesure de le rassurer, parce qu’il n’a jamais vécu ce genre de situations.

- Tu y arriveras, j’en suis certain.

Pour l’instant, à part se montrer plein d’espoir et rassurant, il ne peut rien faire de plus. Surtout que, lui aussi, il nage dans l’incertitude la plus totale.

- Mh… Non, personne. Du moins, pas à ma connaissance !

Il lui semble peu probable que Camille ait pu lui cacher une quelconque relation, peu importe la raison, surtout dans la mesure où ils se connaissent depuis toujours. Il sait pertinemment qu’Ewan ne l’aurait jamais jugé, quoi qu’il fasse, mais un célèbre dicton dit aussi qu’on ne connaît jamais réellement les gens… Alors qui sait ? Peut-être que Camille a compté de nombreux amants et n’en a jamais rien dit à Ewan, même s’il en doute lourdement.

- Non, pas vraiment, rassure-toi. Tu es plutôt de la vieille école, souffle-t-il avec un sourire.

Et maintenant qu’il y pense, ça lui fait presque bizarre de devoir parler à Camille de lui-même, comme s’il n’était pas réellement lui, comme si le quadragénaire fiancé à Alejandro n’était qu’une tierce personne qui lui était presque parfaitement étrangère.

- Merci, c’est gentil. Mais j’y serais pas arrivé si ta maman et toi, vous aviez pas été là pour me soutenir, même si tu t’en souviens pas.

À travers les années, il avait toujours pu compter sur ceux qui faisaient partie depuis toujours de sa “famille d’adoption”, comme il aimait l’appeler. Ceux qui avaient pris la peine de s’occuper de lui quand sa maman était partie, l’abandonnant alors qu’il n’était pas encore en âge de garder d’elle des souvenirs concrets.

- Je sais que tu as raison, et je suis d’ailleurs d’accord avec toi, mais la pression est tellement forte par moment… En fait, je suis toujours pas certain de connaître la définition du bonheur, même à mon âge, et j’ai juste peur de passer à côté comme un con.

Comment être certain de savoir ce que l’on désire quand on n’est pas sûr d’avoir déjà obtenu, ne serait-ce qu’une seule fois, l’objet qui nous anime suffisamment pour nous faire irradier de bonheur ? Ewan est un sentimental, un passionné. Au fond de lui, il a toujours été convaincu d’être fait pour l’amour, pour le vivre, dans toute sa démesure. Et pourtant, jusqu’ici, il a le sentiment de ne jamais avoir été véritablement amoureux. Du moins, c’était le cas, jusqu’à ce que toute son existence soit bouleversée par ce baiser échangé avec Peyton. Mais ce baiser n’avait abouti sur rien. Que des déceptions, un douloureux refus, une barrière érigée entre lui et elle, à jamais peut-être. Il ne pouvait plus vivre qu’avec l’amertume d’un coeur qui ne serait sans doute jamais pleinement contenté.

- Ah bon ? Pourquoi ?

Il ne peut pas cacher son étonnement face à la réponse catégorique de Camille concernant le mariage et les enfants, surtout dans la mesure où il s’est disputé avec Alejandro à ce sujet il n’y a pas si longtemps. Dit-il cela dans l’unique but de rassurer Ewan ou ce dernier aurait-il oublié que l’adolescent de treize ans qu’il a connu jadis ne désirait aucun enfant, ni mariage à l’époque ?

Pando

Ewan l’envie, l’avait toujours envié, pour cette relation si particulière et unique que Camille avait su nouer avec Alejandro, le danseur n’ayant jamais été capable de garder quelqu’un dans sa vie plus de quelques semaines, alors qu’il était convaincu d’être fait pour l’amour, pour vivre une belle histoire qui s’étend sur des décennies sans jamais s'essouffler. Mais contrairement à son meilleur ami, Ewan n’y avait jamais eu droit et ses croyances en la matière avaient fini par s’étioler au fil du temps, creusant encore davantage sa déception et ses faux espoirs.

- Je peux te confirmer que oui, c’est exceptionnel ce que tu vis avec Alejandro… soupire-t-il avec un sourire attendri posé sur les lèvres.

C’est avec une pointe d’émotion dans la voix qu’il évoque l’époque où il a entamé ses études de danse, avec le soutien indéfectible de celle qu’il considère comme sa deuxième maman, et de celui qui est pour lui comme un frère.

- T’en fais pas, ça reviendra, lui assure-t-il, confiant de ce qu’il avance.

Il a du mal à cacher le trouble qui traverse ses yeux au moment où Camille lui explique toutes les raisons pour lesquelles il prétend qu’il ne se mariera jamais. C’est pourtant lui qui a demandé Alejandro en mariage, et qui se dispute constamment avec lui pour qu’ils se décident enfin à bloquer une date. Du moins, c’était le cas avant, mais cette nouvelle version de Camille ne semble rien soupçonner de tout ça. Sans doute qu’Alejandro n’a pas encore pris la peine d’évoquer avec lui les instants les plus sombres de leur relation - et dans un sens, peut-être que ça l’arrange un peu ?

- Quoi qu’il en soit, avant de penser mariage, il faut déjà que tu apprennes à refaire connaissance avec Alejandro je crois, lance-t-il pour ne pas avoir à entrer davantage dans les détails, et risquer de commettre une erreur qui pourrait mettre le couple dans l’embarras s’il en disait trop.

- T’en fais pas, si ce miracle se produit un jour, sache que tu seras le premier de ma liste pour le titre de parrain ! s’esclaffe-t-il, peu convaincu qu’il deviendra père un jour.

- C’est normal, c’est super éprouvant ce que tu as vécu depuis ton réveil… Je vais te laisser te reposer. Je repasserai demain, lui assure-t-il en lui adressant un sourire plein de compassion.

- Repose-toi bien, Cam. Et hésite pas à m’appeler si t’as besoin de quoi que ce soit.

Une légère pression exercée sur l’avant-bras de son meilleur ami et déjà, il tourne les talons en direction de la porte de la chambre. Il passe l’encadrement en lui adressant un dernier regard avant de disparaître au coin du couloir, soulagé que Camille soit enfin de retour parmi eux, même si le chemin à parcourir jusqu’à la réhabilitation complète s’annonce encore long.

Pando