don't get me wrong, kaja

Fracas des corps où se trouve fustigé ce faciès séraphin, les coups qui heurtent l’arcade, la lèvre, le nez. Le rejeton a attiré sur lui des foudres violentes qui assènent son abdomen par de grands élans, brisent une ossature qui semblaient n’avoir jamais fléchi. Sur l’asphalte, cet absinthe qui s’évade en même temps que le vermeil, hors de ses veines et des lèvres qui crachent ces terribles affronts. La douleur assiège, s’exulte dans cette enveloppe de chair. On châtie l’acerbe tangente qu’il a choisi d’emprunter, pour laquelle il n’a jamais été suffisamment sanctionné. Les deux ombres qui crachent sur son cadavre, disparaissent dans la pénombre. Parsemé d’hématomes, l’angelot, dos au sol, guette l’étoilée de prunelles boursoufflées, les poumons à l’agonie. De brèves minutes qui s’écoulent, s’arrachent au présent, linceul blanc déployé pour clamer la paix, puis la charogne s’anime les quatre membres qui se maintiennent sur le solide bitume. La bile pourpre éructée macule le béton, forme cette petite flaque visqueuse où il plonge désormais le pied, debout. L’italien fait étalage d’un dernier souffle de vie en tirant ses jambes l’une devant l’autre, martyr de l’obscur qui soutient son ventre comme si ses viscères allaient maintenant joncher le trottoir. Il s’échappe difficilement, au beau milieu d’une foule d’indifférents qui ne saurait accorder une seconde fuyante à cet enfant de discorde. C’est dans l’ouragan lointain qu’il trouve jouvence, dans l’antre de ses yeux, de ses mains habiles, à Kaja. Devant ses lumières son escapade s’achève, une révérence qu’il n’a pas choisi de confier ; le corps peiné qui choit contre la planche de bois. Il a perdu. Jusqu’à ces dernières forces. Il est bien incapable de frapper cet porte sur laquelle il a trouvé appui, s’est effondré. La tendre détresse finira bien par retentir.

La poupée ne dort pas, alerte, irritée par un trop plein de caféine qui menace de lui flinguer la matière grise tout comme son manque de sommeil chronique. La môme ne souhaite pas découvrir une fois les paupières fermées ce que ses rétines ont imprimé alors elle retarde toujours le moment de sombrer, comme une habitude bien trop ancrée. Faisant mine de ranger un peu plus son salon qui a tout de l'appartement témoin tant rien ne lui appartient. Aucune trace de son existence dans ces lieux. Sa seule valise gît, éventrée sur le sol, indice de son envie de disparaître pour retrouver sa patrie malmenée par son propre gouvernement. Elle l'enjambe dans ses allers retours, oubliant les hésitations concernant sa propre longévité, dont elle se fout, avant que sa nervosité ne soit accrue par un bruit sourd. Kaja s'interrompt, pensante avant de s'approcher de sa porte d'entrée sans oser l'ouvrir. Dans une pulsion imprudente, elle sort de son antre avant que l'italien, tortionnaire de son existence, ne manque de basculer sur elle dans une absence de vigueur qui l'inquiète. Ses sourcils se froissent. « Elio ?» elle souffle de son doux soprano dans une surprise non feinte sans être capable de le réceptionner correctement. Elle pose ses mains sur ses tempes pour tenter de capturer son regard pour essayer de comprendre. Ses opales le sondent dans un rapide état des lieux avant qu'elle ne se mette en pilote automatique. « Il va falloir m'aider là » demande le fantôme avant de l'entrainer dans son appartement trop aseptisé pour être réel. L'enfant l'assoit avant de chercher tout ce qui pourrait servir, la tête froide, le palpitant contracté. « Qu'est ce que tu as fais ? » exige la gosse avant de se positionner devant lui pour contempler ce visage fracassé. La môme s'agenouille, soudainement fatiguée par cet élément perturbateur qui trouble/brouille son quotidien, comme si ses jambes refusaient de la porter face à ce tableau qui lui retourne vaguement les entrailles. Elle croise un instant ses bras en s'appuyant sur les genoux du semi vivant sans jamais savoir comment s'y prendre avec lui, peu importe la situation. Kaja ne sait pas par où commencer. Elle inspecte les dégâts d'en bas avant de s'armer de courage pour lui faire retirer sa veste pour commencer.

La porte s’ouvre, écrin d’un éclat tamisé, si immédiatement que l’italien ne se rappelle pas qu’il devrait se redresser. À la renverse, il échoue aux pieds de l’irakienne qu’il perçoit distinctement. La petite chute d’Icare arrache un grognement plaintif piqué de douleur « oh dieu merci, Kaja t’es là » il célèbre dans un souffle agonisant. La môme penche délicatement son portrait au-dessus de cette armure fêlée, des doigts froids qui viennent soutenir son crâne. Aussi proches qu’ils n’avaient jamais été, mais il ne rechigne pas de cette collision salvatrice.

« Il va falloir m’aider là » il n’apprécie guère ses manières impératives, soupire de devoir se cogner contre ses hématomes, encore. Finalement, le rejeton se roule sur le sol, maintenu par la nymphe se redresse sur ses pattes meurtries. Il enroule un bras autour de son épaule, Kaja passe le sien sur ses hanches, et corps à corps avancent, indéchirables. Un écueil sanglant pour réunir ces deux êtres, Elio comprenait qu’il n’y avait là rien de surprenant, de ne jamais la voir fuir les instants où elle le devrait. La carcasse s’écroule sur le divan, déchirant l’étreinte urgente. Les traits qui se déforment auréolés de la sainte-torture.

Il n’échappe pas aux questions de Kaja, et étonnamment, ne tente même pas d’y fuir. Le gamin s’arroge le droit d’y répondre avec un soupçon de dédain « racisme », haussement d’épaules qui insinue qu’il n’aurait pas pu laisser les faits impunis. « J’ai bu et j’me suis emporté. Deux types me sont tombés dessus. » le bleu étincelle dans le brun de ses yeux à elle, qui s’agenouille, s’emploie à un toucher habituellement risqué. Les enfants se fixent quelques secondes éternelles, en proie à l’excès ce soir. Aucun ne relève, on continue à mimer que l’on s’indiffère. Poupée s’élève afin d’aider ce patient indésirable à se dépecer de ses vêtements, torture infinie, torse violacé à découvert. « Je suis désolé de déranger ta soirée » l’éphèbe cherche le regard de son acolyte qui s’affaire autour de lui, préoccupée par les seules tâches qui maculent la peau de l’homme.

Sa vulnérabilité la réveille, à la façon d'un électrochoc qui traumatisme tous ses organes vitaux. Pas certaine d'être celle qu'il cherche. Elle ne parvient pas à retenir un roulement de billes insolent vers le ciel lorsqu'il annonce s'être emporté. Dans une autre vie, elle aurait pu presque en sourire, mais la révoltée se contente de l'observer, coincée dans une bulle de distance. Kaja parvient à retirer la veste de l’italien, l’oblige à lever les bras pour en faire de même avec son tee-shirt comme s'il s'agissait d'un enfant qu'elle devait guider dans l'entreprise. Ses opales inquisitrices parcourent l’épiderme trop coloré de son torse. Ses lèvres se pincent en une ligne inquiète le temps de quelques secondes trop longues avant de retomber dans son éternel air paisible feint. Il capte son attention, l’enfant le dévisage un instant devant le ridicule de la remarque prononcée. « Je t’excuse » elle ironise légèrement en haussant les épaules simplement parce qu’il semblait que sa soirée attendait l’ange ombrageux. L’enfant lui offre un sourire plus sincère que ses mots. « Tu faisais quoi ? » questionne l’irakienne toujours aussi curieuse du quotidien d’Elio avant que celui ne cède à la violence. Elle lui montre la paume de ses mains pour lui signifier qu’elle compte le toucher, préférant informer l’animal sauvage avant d’agir histoire d'éviter une morsure. Ses doigts finissent par palper, souiller sa peau au niveau des côtes afin de s’assurer de leur intégrité. L’étrangeté de la situation finit par la brusquer, la môme s’arrête un instant, recule, croise fébrilement les opales de l’italien avant que son pragmatisme ne l’emporte dans cette bataille silencieuse. Kaja se remet à l'oeuvre. « Infirmière, pas magicienne » le prévient-elle d'une voix blanche en le regardant grimacer à son contact. Son regard finit naturellement par fuir cette peau meurtrie dont l'aspect agresse ses rétines fragiles lorsqu'il s'agit de celui dont elle accepte les tourments. Son attention se reporte sur ce visage martyrisé. « Tu vas avoir besoin de quelques points » déclare Kaja avant de désinfecter. « Mais je n'ai pas rien pour t'apaiser » elle préfère annoncer d'office en le cherchant des opales.

À la voir s’épancher au-dessus de sa silhouette, il songe au moment où, entre eux, les frontières ont été abolies. Les attentions que chacun se portait n’avait de neuves que les formes, la substance était demeurée inamovible. On ignorait pourtant quand est-ce qu’on avait déchiré la toile imperturbable de l’autre. Et tandis que ses iris percutaient le portrait d’ébène, Elio comprenait que les fondations qu’il avait longtemps érigées avaient été saccagées aux premiers mots de Kaja, ce soir-là. Elle avait semé quelque part à l’intérieur du rejeton, et depuis la graine avait germé dans le silence. Kaja comme un lys, toujours plantée à la juste distance, il avait aimé la voir osciller entre lui et l’ailleurs, docile. Il en avait aimé d’autres au plus bas de leur être, auprès d’elles comme auprès d’une providence malheureuse. Le coeur-tissu troué, usé par la saleté qui gangrène sa vie. La sensation de n’appartenir ni à ce monde, ni à quelqu’un ; et ainsi, plus rien à offrir à cette pauvre apatride.

La fresque attendrissante de ces protagonistes qui n’ont à se donner que le vain. L’irakienne appartient à ses terres, et lui aux siennes, on se sait enclin à aucune concession, encore moins à celle des états d’âme. Toujours, il n’y aura que son ombre à elle car son fantôme est loin, qu’elle ne lui sera jamais éternelle, s’en ira fleurir d’autres sols. Et là, alors que la pensée de la voir s’échapper lui advient, il a tout à coup envie d’y goûter, à ce néant. La môme lui semble finalement loin du mirage tant imaginé. Mais il a pu voir que la lucidité de la brune se décuplait quand la sienne ne savait plus comment composer. On ne succombera pas, on ne succombera jamais.

Les rides qui peignent son faciès, le garçon préfère la souffrance galvanisante au désir qui gangrène. Il se laisse alors saisir par la douleur que soulève les doigts de la miséricorde contre son abdomen. Il se lamente sous la pression « j’ai revu Jaz, et elle tire pas le meilleur de moi. J’ai voulu boire un verre après l’entrevue, et je me suis éternisé ». L’articulation est crispée par les palpations qu’elle exécute, il bascule la tête vers l’arrière comme si l’élan allait atrophier ses peines de corps. Le geste s’interrompt brutalement, puis reprend avant qu’il n’ait eu le temps d’en saisir les raisons. Il n’a pu croiser qu’un regard concis, n’y voir que la fuite. « Peu importe, le reste guérira avec le temps » il expédie afin d’évincer toutes autres suggestions.

Et le verdict qui s’ensuit ne lui plait guère plus que le précédent. Il l’imagine trop près, bien trop près du vulnérable qu’il serait difficile de contenir. « Donne-moi ce qu’il faut, je vais le faire » sa réponse éclate avec célérité, ne saurait annihiler la détresse rendu par un tel contact. C’est irraisonnable, mais il ordonne tout de même avec flegme et lassitude. Il se redresse rapidement comme pour l'enjoindre de s'exécuter à son tour vers la salle de bain, où les outils de torture pourraient avoir été rangés. L'italien zieute sur cette valise qui ne faisait que lui rappeler ses songes « tu n’as pas défait ta valise? », le sévère au fond du gosier.

Elle l'écoute toujours religieusement. Redresse la tête lorsqu'un prénom qui ne lui est pas étranger s'étire dans les airs. « Elle est qui pour toi maintenant ? » souffle la môme presque envieuse de l’importance que revêt ce prénom entre les pulpeuses d’Elio alors que le sien n’a aucun écho, personne ne veut l’entendre. A la place, elle semble toute désignée pour entendre Elio lui conter à propos d'une fille qui a réussi à l'écorcher alors que l'irakienne est incapable de l'érafler même lorsqu'elle le veut. « Qui est ce qui arrive à tirer le meilleur de toi ? » elle demande parce qu'il se condamne toujours, juge trop sévère pour une peine illégitime qu'il a choisi de subir, seul. Les prunelles de la poupée l'effleurent quelques secondes de trop.

« Cesse » Kaja siffle lorsqu’il fait preuve d’un autoritarisme qu’elle juge ridicule au regard des circonstances, comme si elle pouvait se contenter de l’observer dans un immobilisme qui n’a rien de naturel. Il lui fait penser à ces irakiens trop fiers pour admettre leur souffrance. Elle les fait plier. L’insolente se lève pour déranger un meuble de son couloir afin de trouver le matériel nécessaire. « Qu’est ce que je risque si je te dis non ? Te voir enfoncer mes murs ? » l’enfant fait référence à la dernière fois où s’il est décidé à martyriser ses phalanges sous ses prunelles surprises et blessées. Ses poignets se souviennent encore de son emprise trop vive. La môme se redresse, chargée, avant de revenir vers son mourant échoué. Mine toujours inquiète, à peine masquée devant lui. « Heureusement pour mon proprio, tu ne sembles pas en état » glisse t-elle dans un constat cinglant avant d’enjamber les vestiges de son hésitation chronique qu’il met en valeur. Ses opales croisent les siennes alors qu’elle s’immole en interne face à son propre manque de détermination qui la condamne à rester dans une zone blanche qui ne la satisfait pas. « Je ne l’ai pas encore finie » elle corrige parce qu’il est question d’un départ qu’elle n’arrive pas encore à accepter. D’une éternelle fuite pour celle qui ne construit rien, celle qui préfère évoluer dans un néant émotionnel qui la frustre pourtant toujours autant. La facilité, c'est peut être ce qui lui convient le mieux. Sous son crâne résonne encore la phrase d’un Elio pourtant paisible assurant qu’il n’y a rien pour elle ici. Elle a cessé de lutter pour se prouver le contraire. Y a son palpitant qui s’emballe d’une douleur trop sourde pour être assumée à l’idée de ne compter pour personne dans ce pays qui ne l’accueille qu’à moitié. Plutôt qu’évoluer en inconnue perdue, elle préfère risquer de mourir dans une terre un peu plus sienne. La poupée n'en dit pas plus, simplement pour s'éviter les remarques trop vraies de l'italien qui l'écorchent plus que nécessaires. Un silence pour ne pas se laisser atteindre. La môme s'installe à son tour sur le canapé, sortant une aiguille stérilisée de son emballage pour tout préparer. « Ne sois pas contrariant » elle demande alors que son ton est déjà inflexible. Un sourire s'étiole sur ses lèvres avant de tapoter une main sur ses genoux pour lui faire signe d'y poser la tête afin qu'elle puisse s'exécuter en toute sérénité.

Il a les traits qui se tendent instamment dès lors que la question a été soulevée, parce qu’il ne trouve aucune certitude, ni dans la réponse, ni même dans cette question. La gorge qu’il racle, l’embarras et l’évasif qui s’emparent de ses lippes « trop de problèmes. Jaz, c’est trop de problèmes ». Il appose un regard concis sur les orbes aériennes de Kaja, qu’il détourne aussitôt sur ses mains agitées. Mais encore, ses azurs qui entrecroisent les revers alanguis de ses rétines car elle soulève une énième question, à laquelle il aurait préféré mentir pour ne point la décevoir. « Personne » il assène sobrement. Pas même la princesse de l’humus irakien qui veille à cette vie qu’il semble négliger. Personne où la brune est l’objet des tumultes présents qu’il tente d’éradiquer de sa cervelle. Ses eaux qu’il enserre entre ses paupières comme si la douleur avait atteint ses paroles. Il détourne son profil pour ne plus lui faire face.

Le soupir exaspéré à en refroidir l’épiderme, suffisamment harassé de s’être battu pour ne pas se soumettre. Il se rassoit comme cet animal qu’on est parvenu, à force de persévérance, à apprivoiser. Les événements avaient prouvé que, contre Kaja, il n’était pas destiné à se battre. Il a un court sourire de l’entendre railler ses brûlants émois alors même qu’elle a reçu quelques étincelles, sans reculer. Mais le souvenir est encore trop vif, il a dans la tête l’écume de l’empreinte qu’il lui avait laissé sur le corps. Il y a ces doigts qu’il dépose sur le poignet de l’enfant, l’obligeant à s’immobiliser, il passe son pouce sur l’étau imaginaire, et le retire presque aussitôt. « Excuse-moi d’avoir agi ainsi » il fouille aux tréfonds de ses iris qu’elle lui soustrait  presque immédiatement.

Les deux gamins qui observent le bagage comme un marmot qui grandit trop vite « alors ça y est, t’as fait ton choix », trop de regrets aux abîmes de la voix. Là, alors, Kaja s’est éteinte dans un silence sous ses yeux déroutés par quelque réponse qui ne vient pas. Elio fustige de ses opales cette silhouette déjà rongée par l’absence planifiée. Finalement, elle a les propos qui fulminent et prônent diversion. Comme s’il n’y avait rien à sauver entre ces deux-là. Les mains qui frappent doucement contre ses cuisses, il hésite puis s’allonge sans mot dire.

Lentement, avec toute la précaution dont elle dispose, elle pratique son art dans l’olympe le plus enneigé. Et ses glaciers à lui contreviennent aux siens qui s’enlisent dans la brume de l’ignorance. « Ne pars pas maintenant s’il te plaît » un aveux qu’il énonce brièvement, avant de clôturer ses yeux en négation du refus qu’elle pourrait interposer. Allongé, les yeux rivés vers l’obscurité, il sent qu’elle s’exécute autour de lui. « Qu’est-ce qu’il y a là-bas pour toi? » il oublie qu’il réfute ses propres assertions. Il oublie, gagné de l’alerte qu’a lancé la valise qui dégueule encore sur le parquet.

Il tente de la noyer mais l'irakienne se maintient à la surface, plus dupe parce qu'elle a appris à nager en sa compagnie. Elle tente de faire remonter les grandes lignes de leur histoire. « Ce n'est pas une réponse, Elio » elle constate dans un léger sourire parce qu'elle l'observe s'esquisser comme trop souvent, presque admirative par son incapacité à répondre à ses demandes. Les pulpeuses de la brune se pincent en une ligne rosée. « Tu l'aimes encore ? » l'enfant le questionne, pas sûre de vouloir un réel retour. Elle sait que ce sentiment peut prendre laisser des empruntes malgré les années, comme une seconde peau dont on ne parvient pas à se séparer. Kaja se rend compte qu'elle lui demande l'impossible avec cette question trop intrusive. L'enfant hausse les épaules, comme pour lui demander d'oublier ces secondes d'égarement. Comme lorsqu'il s'excuse pour celles qu'il a eu la semaine dernière. Kaja s'arrête, soutenant son regard avant d'étirer un sourire sincère, pour lui faire comprendre d'arrêter de s'excuser.

Kaja aimerait lui dire qu'elle a fini par accepter l'évidence, à défaut d'avoir eu la possibilité de choisir. Elle se retient néanmoins de lui souffler que cela fait une semaine qu'elle stagne dans cet état irritant. L'italien s'exécute sans résister, la poupée s'étonne en interne de sa docilité tout en tentant de gérer cette nouvelle proximité. Kaja s'applique, digne de la vulnérabilité qu'il accepte de lui servir. Ses opales s'accrochent à cet épiderme qu'elle martyrise. Sa demande déchire le silence et l'enfant s'immobilise devant l'incompréhension qui la frappe sans prévenir. « Pourquoi ? » elle articule dans une question trop sincère, refusant de sombrer une fois plus dans ses propres suppositions qui ne se trouvent jamais confirmées. Kaja termine son oeuvre afin de lui offrir à nouveau de l'espace. « Tu n’as cessé de me demander de dégager ou de me faire comprendre de ne rien attendre lorsque je m’accrochais » elle conte alors que ses sourcils se froissent dans un réflexe trop ancré, retraçant leurs dernières discussions. L'enfant n'a pas arrêté de faire d'Elio son centre de gravité avant que sa réalité ne finisse par rejoindre celle du violent, lui cédant, fatiguée de lutter contre sa fatalité. Il l'assène de ce deuxième coup. La vérité lui frôle les pulpeuses; une mère délirante, des amis lassés d'une distance qu'elle leur a imposé, des idées politiques qu'elle semble avoir délaissé. L'enfant lui épargne ce tableau peu reluisant, une détresse silencieuse lui enserrant la gorge pour l'empêcher de prononcer le moindre mot. « Je ne sais pas » Kaja se contente de souffler. « Qu'est ce qu'il y a pour moi ici ? » glisse la môme avant de lui signifier d'une main sur les épaules que le travail est fini.

Elle était ainsi, à brasser le halo de brume qu’il lui soufflait pour s’y évanouir, à fureter plus loin dans les regards qu’il lui concédait. Et la question ne tarde pas à avaler toutes prudences entreprises par le garçon. Il s’éloigne un instant de l’acajou de ses iris, de ce sourire qu’elle lui dessert si peu souvent, comme s’il lui brûlait les lèvres. Soudainement, elle semble ne plus vouloir de réponse à cette dangereuse qu’elle venait de poser. L’intrusion qu’elle avait prononcé n’en n’avait pas l’allure, Elio s’imaginait qu’il n’y avait là pour Kaja rien d’autre à trouver que des faits sur les mystères qu’il avait lui-même posés. « Je ne sais pas » l’honnêteté qui s’affirme, car il y a l’incertitude de l’emprise qui continue de planer. Jaz comme cette épée de Damoclès trop souvent tombée sur son coeur. L’intelligence du vice qui le retient, voeu éternel de s’en défaire un jour.

Au-dessus du séraphin, la poupée devient marbre, gelée par la tournure qu’il vient de prononcer. Elle demande, encore. Et Elio subit, silencieusement, cette rhétorique grave qui succède, cascade d’entre ses lèvres sans qu’il ne puisse rien dire. « Je sais. Je me souviens et c’était vrai » il tranche finalement, ouvre ses billes bleues pour l’observer dans ses affaires, un regard lourd de souvenirs qu’elle n’a pas su pardonner.

À l’entendre, il a la sensation qu’elle lui ment. Elle sait ce qu’elle retrouvera là-bas, en Irak. Comme elle sait ce qu’elle veut laisser ici. Il comprend qu’elle s’en va, parce qu’il n’a pas su la retenir, et sans doute aussi parce qu’il ne lui a donné que le reflet d’un abandon inéluctable qu’il croyait mériter. Elio voulait être seul, elle s’apprêtait à lui donner toute la solitude convoitée. Appât de son propre jeu. Il se redresse, avec le sentiment étrange de s’en trouver plus blessé qu’alors. Il ne la regarde plus, a oublié comme s’il était déjà loin, ce regard qu’il affectionne. « C’est ce qu’il y a ici pour moi quand t’es là » il assomme dans le regret d’avoir amené cette conversation jusque-là.

À l’autre bout du canapé désormais, il revêt son tee-shirt encore humide du sang déversé. Il rumine à l’intérieur, les traits de son portrait qui se crispent de la voir filer. Il soupire lourdement, plonge son visage contre ses mains et reste ainsi quelques secondes durant. « Comment t’as pu prendre ta décision aussi rapidement? » il relève le menton pour lui faire face « l’autre jour au café, tu doutais encore ou tu me menais en bateau? ». Il semblait bien plus aisé de croire que la gamine s’était jouée de lui pour lui soutirer quelques tendresses largement refusées, que de la savoir fuir parce qu’il le lui avait demandé.

Elle se retient de lui dire qu'il ne sait pas grand chose quand cela l'arrange. Lèvres closes, la barrière tient encore bon. « Ton indécision est un grand indice » souffle la môme en croisant ses opales. Il se ment à lui même pour fournir une telle réponse. Nourrie de ce dernier éclat de naïveté qui lui embrumera toujours le cerveau, elle se demande comment il est encore possibilité de se questionner sur ce genre de sentiment.

L'écoute sélective de la révoltée ne retient que sa dernière phrase. L'irakienne, piquée, le dévisage un instant, pour lui laisser le temps de se corriger. Les secondes s'étirent et l'incompréhension squatte sa boîte crânienne déjà bien trop perturbée, sans savoir quoi répondre à cela. « Tu te remets rapidement » elle glisse avec ironie lorsqu'il la fait se sentir comme une pestiférée en instaurant une distance illégitime entre eux. Kaja se redresse, dans l'espoir d'arriver à pouvoir prendre un peu de hauteur. « Pourquoi tu te sens obligé de faire ça ?» la poupée questionne, les prunelles égarées dans une attitude déraisonnée. « Je ne sais pas quelles sont les personnes que tu as l'habitude de côtoyer mais comment peux-tu m'imaginer perfide ? » elle demande, calmement, sans trop l'être pourtant. Ses opales s'ornent de cristaux de colère froide, usée du basculement qui s'opère à chaque fois avec Elio dans une violence verbale subtile qui lui est trop naturelle. C'est toujours le même schéma qui s'opère, une seule phrase s'échappant de ses pulpeuses qui change toute la donne, modifier le ton, les couleurs pour sombrer vers le noir. Elle veut lui dire qu'il n'est pas obligé. Kaja s'essaie à imaginer le plan dont elle pourrait être l'auteur, selon l'italien, elle venant réclamer plus ,entre les lignes, tout en se sachant disparaître les semaines suivantes. Placide, l'enfant croise les bras sur sa poitrine, dernier rempart d'une fierté souvent égratignée en songeant à la facilité à laquelle Elio cède pour l'accuser. Un soupir tinté de déception s'expulse avec langueur de ses pulpeuses. « La décision n'est pas encore prise, si tu veux tout savoir » elle continue avant de ranger ce que son inquiétude lui avait sortir avec précipitation. Le constat de son absence de détermination la malmène parce qu'il n'y a ni de pour, ni de contre. L'enfant oscille entre passé et présent, ses souvenirs altérés et ses ambitions réduites à néant. « Si c'était le cas, tu n'aurais trouvé personne pour t'ouvrir et cet appartement serait déjà vide » elle pose dans une vérité mise à nue. L'irakienne se serait déjà envolée, sans passer par la case explication qui la fait se sentir trop incapable. La môme lui sert un verre d'eau, dans l'idée l'éliminer, de diluer les dernières traces d'alcool de son sang.