(fb) tonalités diffuses _ frida

Des jours. Des nuits. À la rêver, à la ressentir, à chercher à la fuir. Encore une fois. L'envie au corps, plombée par le poids de ma honte. J'ai dans l'esprit des mots enfouis dans sa chair, et des absolus inatteignables. J'aimerais ne plus la voir, j'aimerais ne plus l'attendre. La détester bien plus que cette convoitise qui me tient éveillé. J'ai eu du mal à distinguer, ce qui pouvait tenir de la jalousie ou encore de ma trivialité. Une simple inclination, ça semblait impossible, improbable. Il ne pouvait s'agir que de froisser sa peau, étreindre son destin, et peut-être dérober en silence ce que sa fragilité pouvait fracturer dans la mienne. Une fêlure supplémentaire. Tout à côté des autres. Spectacle détestable.

Elle est là quelque part, dans mes déambulations maudites. Une autre nuit, à lui céder. À la convoquer jusqu'ici, à demi-mots. Mots couverts que les amants substituent à la clarté d'un langage commun. Plutôt que de lui dire que j'avais envie de la revoir, j'ai trouvé un prétexte, lui montrer le Viper, ou plutôt les coulisses, backstage. Pour entendre résonner les basses du groupe déchaîné sur la scène. Piètre subterfuge, je me suis dit que ça lui plairait, l'envers de ce décor-là, un peu comme nous qui nous inscrivons dans ces demies-teintes, dans le creux de nos vies échappées. Elle est partie à un moment, s'est enfuie plus loin, les filles font ça. Se remaquillent avant de danser. Les secondes sans elle m'arrachent un soupir, un énervement déplacé. Je zyeute ma guitare, laissée sur le revêtement d'un fauteuil, évidence de mon impuissance. Les notes m'échappent, les accords me trahissent. J'aimerais que mes doigts furètent sur sa cuisse. Deux univers. Irréconciliables. Je me lève, obéis à l'instinct, la poursuis et la trouve, dans la pièce attenante, j'ai poussé la porte de ces vestiaires qui servent autant à mes invitées pour la nuit qu'aux groupes qui s'ébattent sur ma scène. Il y a le miroir d'une table basse, un rail de coke bien droit, et Frida, qui se penche. Un pas, ma main sur son épaule, qui l'arrête, lui interdit la chute, dans une brutalité un peu plus sèche que je ne l'aurais cru. Sa clavicule sous mes doigts, je serre, c'est comme une mise en garde. Cette liberté sans moi, comme une trahison. Je murmure en m'asseyant près d'elle, sur le ton d'un amusement factice :
_ Je croyais suffire, pour t'envoyer en l'air.
Sourire narquois, mais il y a une lueur indiscrète dans mes iris qui la caressent, semblent une très brève seconde la cajoler.

Une ligne. Bien droite, tracée avec une lame qui crisse sur le miroir. Des images déformées, la table basse renvoie nos ombres plutôt que nos lueurs acérées. Ça n'est pas la première fois avec elle, non. Elle connaît mes addictions, elle les connaît mieux que quiconque aujourd'hui. C'est pourtant la première fois devant elle, sans se planquer, sans dérober l'appétit pour la came, le besoin, la chaîne supplémentaire à mon poignet. Je ne suis pas le clébard des McGrath pour rien, ma consommation me donne une attache supplémentaire envers leur business. J'allais dire une fidélité supplémentaire, avant de m'étouffer avec cette pensée. Elle ne quitte pas la coke des yeux, et si j'ai toujours imaginé chez elle des besoins viscéraux, je n'ai jamais ressenti cette confusion en elle. Sa ferveur laisse place à quelque chose de plus matois, qui glisse entre les doigts dès lors qu'on croit pouvoir le retenir. Je capte son image, retrace son profil et les humeurs qui y creusent de nouveaux reliefs, pour mieux l'appréhender. Pour mieux appartenir à cette fresque déviante que nous continuons de balafrer à grands traits, comme des aveugles qui voudraient éventrer l'Art. Je dis, sans essayer de prendre le dessus sur la conversation, c'est rare entre nous. Ça n'est même encore jamais arrivé :
_ J'essaie tous les jours.
De ne pas crever. De ne pas céder à cet élan de plus en plus prégnant, qui sature tous les horizons que je cherche à tracer. Rien n'y fait, ni les projets autour du Viper, ni la vie bien menée dans les obscurités d'un trafic que je maîtrise chaque jour un peu plus, ni les quelques idéaux musicaux que Greg peine tant à me murmurer dès qu'il le peut. C'est le seul de notre trio à ne pas avoir totalement jeté l'éponge sur ce qui fit ma naissance et ma damnation. Le tout en un des artistes maudits. Je la regarde encore, et je sais... Je sais que les seuls instants où la douleur se tait, c'est quand je suis contre elle, quand la fureur siffle dans nos gorges, s'épanouit sous nos lèvres. Alors oui, j'essaie, j'essaie. Et elle fait partie de ces très maigres garde-fous qui demeurent à l'orée de mes délires, de mes perditions. Je me penche à mon tour, mouvement souple, habitué, frappe sans violence le billet qui me sert de vaisseau pour mes inspirations chimiques, extatiques. Mais je ne continue pas, l'élan que j'ai brisé chez elle, je l'ai sans doute brisé chez moi. Je balaye la came du revers de ma main, gâche la marchandise, qui se sauve dans l'air électrique. La musique nous parvient, plus suave, le groupe sur scène a changé.
_ Disons que ce soir, je n'ai pas l'intention de crever. Et toi...
Je lui reviens, lui souris doucement :
_ Tu devrais te détacher de ta culpabilité. Même si tu n'y parviens pas sur le long terme, repousse-la. Juste ce soir, Frida. Juste ce soir.
Où on pourrait faire comme si de rien n'était. Comme cette cocaïne envolée. Deux âmes qui se retrouvent à la nuit tombée, pour mieux s'apprendre. Encore une fois. Juste ce soir.