hearts / wires | roseen

Il y a des orages qui ne cessent jamais de faire rage. Des pensées-enclumes qui nous forcent à épouser le bitume. Tout ça, Sahel connaît bien. Peut-être plus qu'il ne le faut. En tous cas suffisamment pour que les larmes deviennent de véritables lames. Il en transperce l'épiderme tandis que sa cruauté se fait plus ferme. Il en oublie la pitié et tout ce qui pouvait l'émouvoir de l'Humanité. Il n'y a plus que des fantômes autour de lui, des êtres absents pour lesquels il ne trouve aucun pansement. Aucun sourire pour le convertir au bonheur. Pas l'ombre d'une lueur pour remettre à zéro le compteur. Rien que des cendres qui intoxiquent tout le tendre. Et aujourd'hui, c'est à lui qu'il pense. Au hasard. Sans vraiment comprendre pourquoi, dans ses pensées, il s'invite aussi tard. Ami déguerpi depuis longtemps. Assez longtemps, du moins, pour s'offusquer de ses rires absents. Sahel, il n'est pourtant pas du genre sentimental. Aux émotions, il préfère l'indifférence létale et les insultes fatales. Mais il faut dire que, pour lui, la loyauté n'a pas de prix. Dans un monde où tout est fade et malade, cet ami faisait partie de ses plus solides barricades.

Il lui en veut de s'être barré en Syrie, d'avoir laissé cette fille derrière lui. Roseen, le refuge de toutes ses épines. Il voudrait parfois l'écorcher, Sahel. Mais dès lors que ses prunelles entrent en collision avec son visage, rien n'est plus pareil. Parce que, cruellement, elle le lui rappelle. Et putain, il n'a pas envie de combler le vide que le disparu a laissé. Il ne sait pas comment faire, Sahel, pour qu'elle se détache du manque et qu'elle embrasse le présent. Il n'est même pas vraiment sûr, que de tous les sentiments de son frère, elle soit au courant. Donc à elle aussi, il lui en veut. D'avoir incité son frère à l'engagement militaire. Comme si c'était tout ce qu'il lui restait à faire. Ça le révolte. Mais il ne peut pourtant pas résister aux appels que lui laissent ses silences. Il a besoin de s'assurer qu'elle va bien, de savoir qu'elle rêve encore à d'autres lendemains. C'est ce qu'il aurait voulu qu'il fasse ; prendre soin d'elle, un minimum. Deviner ses plaies, même si il y a des chances qu'elle s'obstine à les cacher. Sahel, il ne sait pas trop ce qu'elle pense. De tout ça. De tout ce vide qui n'en finit pas.

C'est pour ça qu'il sonne à sa porte et qu'il patiente pour qu'elle lui ouvre. Même si ça ne sert à rien et que pour lui, tout est perdu d'avance. Il n'a pas l'optimisme pour faire office de deuxième chance.

Il sait que le bonheur, ça s'arrache aussi vite que ça se détache. Non, c'est clair qu'il n'est pas de ceux qui espèrent que tout va aller mieux ni même que les étoiles s'abandonnent un peu. Pour toutes ces conneries, il a la haine trop viscérale. Et ses pensées sont tellement oppressantes qu'elles en deviennent carcérales.

Pourtant Roseen, malgré toute cette indifférence dont il émane à outrance, tu es l'une des rares personnes envers laquelle le peu de conscience qui lui reste résonne.

(@Roseen Akemi)

Les yeux clos, les ombres surannées de son visage s’estompent, image éculée par les infinis regains qui retentissent entre ses tempes. Échos d’une liaison amère, de caresses acérées qu’elle déplorent encore, contre sa peau, contre ses lèvres. Le souvenir de cet amour délétère, inintelligible aux cœurs; l’inestimable océan de jouvence d’un garçon châtié par la vie. La douce passive imagine tant de fois percer cette poitrine, arracher le palpitant de l’inextricable emmêlement des artères. Les doigts traversent le tissu musculaire, collision à vif et à peau qui insuffle la vie. Le cœur bat toujours entre ses doigts, résonne contre la paume de sa main. Éreintée, elle pose son front contre l’organe, macule son portrait de carmin, souffle entre ses lèvres des aveux coupables. Et le cœur pleure entre ses mains. Lentement, l’instrument se fracasse contre le sol, et Roseen s’empresse d’essuyer les larmes que le cadavre de son frère abandonne.

Tu n’as jamais su que, seul, tu pouvais vivre.
Tu as préféré te donner la mort.

Quand il disparaît, il ne lui laisse rien, ni la rancoeur, ni la pitié. Elle se résigne à l’absence, tourne le dos aux sentiments anonymes qui la guettent. Le deuil incrédule qu’elle effleure, rencontre ailleurs dans les yeux de Sahel. Ses yeux comme un sentier escarpé, l’on y dévale les coteaux semés d’embuches et glisse jusqu’aux vallées de gouffres. Elle y choit, s’y lacère quelques pans de peau, monnaie d’échange afin qu’à travers ses orbes, l’homme endure plus aisément les traits de son visage. Devant lui, elle plane, vacille d’indifférence. Elle est ailleurs et il n’a jamais pu l’y rejoindre, quand bien même il l’aurait voulu. Elle toujours plus près des étoiles et lui dans les abîmes étroites de la raison ; ensemble, rien d’autre que l’obscurité réciproque. Sans doute les reliquats de quelqu’un qui n’existe plus. Eux continuent de vivre, l’un dans l’autre, dans la complaisance mutuelle de n’avoir rien à partager. Elle est là, la raison de ses silences : en Sahel il n’y a que les débris de son frère, des dépôts de haine et de courroux, semblants d’humanité non sans écueil.

Toi non plus, tu ne sais pas ce que c’est de vivre, Sahel.
Je crois que tu as su, un jour.
Est-ce que tu te souviens encore?

Il apparaît sur son pallier, le spectre d’une existence funeste. Un sourire étire ses lippes. Ô elle bénit ceux qui savent se maintenir en vie, qu’importe qu’ils sachent l’embrasser. Elle laisse ses eaux endiguer ses terres, ignore l’hérésie dans laquelle elle se profile. Elle frotte avec flegme l’égratignure que les yeux de l’homme ont déposé sur sa joue.

Tu es venu ici te souvenir?

« - Tu ne trouves pas qu’aujourd’hui le monde revêt ses plus belles couleurs? Elle souffle avec emphase en disparaissant derrière les murs de son salon. »

Elle croit que ces questions arrêtent le temps, mais que faire de ce temps qu’elle donne. L’espace d’un temps de sérénité, pause existentielle.

Roseen élevée sur l’échelle au centre de son salon, grande prêtresse de la vie, tente de suspendre le lustre qui viendra déverser des faisceaux de lumière dans la pièce. Quelques cartons sont disposés partout, allégories du temps qui fuit, ne se retrouve jamais ; à quoi bon le perdre aux dépends des bibelots, de la vaisselle...

Aujourd’hui, le monde est beau, pourtant, elle a choisi de poser son lustre.

@Sahel Altar