Six préludes and fugues.

@Charlie O Connell

Il a toujours évité cet endroit aseptisé qui pour lui n’a l’odeur que de la mort. Ses opales se révulsent presque à cause de l’effort que lui demande sa présence ici. Viggo est perdu dans les couloirs de ce labyrinthe qui ne débouche que sur des mauvaises nouvelles. Il souffle, agacé, avant que ses côtes ne le titillent d’une façon plus que désagréable lui rappelant qu’il s’est fait démonté hier. La frustration s’infiltre en douce vague parce qu’il ne s’en remet pas d’avoir été pris par surprise, l’alcool squattant déjà son sang avant minuit alors qu’habituellement, la position de force est pour lui. Il s'est forcément dit que ça devait être au fond une histoire de karma, accuser ce qu'il fait généralement subir aux autres. Ça aurait pu presque l'amuser, peut être dans quelques jours, lorsqu'il n'aura plus l'impression d'être en morceaux. Il n’empêche que malgré ses pommettes largement colorées de bleus et de noir et sa lèvre inférieure fendue, il préfère s’assurer que son squelette n’est pas aussi fracassé que l’extérieur pourrait le laisser penser. Respirer. Il n’y arrive même pas correctement. Un peu à l’image de sa vie, plutôt survivre que vivre. Une attitude à demi pathétique finalement. Il se contente d'errer sans apprécier les âmes qu'il croise. Ses opales fébriles ne tardent pas à violenter un regard trop familier. Il capte, il observe à la dérobée sans pour autant s’avancer parce que ça fait longtemps.  Il ne s’étonne pas de la voir évoluer dans un tel environnement. C’est lui, le corps étranger qu’on rejette parce que la greffe a mal pris, pas elle. Il s’approche, l’air de rien, d’elle pour créer un premier contact. « Charlie » il la salue sans trop savoir quoi lui dire. « Ça fait longtemps » il expulse difficilement de sa carcasse dans un sourire un peu ironique parce qu’elle avait quasiment tout prédit. Que ça finirait mal. Viggo préfère badiner plutôt qu'elle ne constate d'elle même qu'elle avait raison. Charlie, ça a été la première à lui dire qu’il était dans la déconstruction permanente et forcément, il n’a pas voulu l’entendre. Il se souvient des bribes de conversations qu’ils ont avoir ensemble où il lui reprochait sa déformation professionnelle. Viggo veut une amie, pas une personne capable de l’analyser en permanence quand bien même ce soit pour son bien.

« - Pourquoi ce constant besoin de vouloir tout foutre en l’air, Viggo, hein? »

La détonation des paroles venait briser les derniers fragments de raison entre les deux protagonistes ; non que la raison avait sanctifié leur amitié. Rien, par ailleurs, n’aurait pu procéder en cette faveur. Tandis qu’elle reconnaissait là le mouvement de ceux qui en ont cure, pour lui, elle trahissait les promesses invisibles de l’affection. Longtemps, elle avait reconnu chez Viggo les travers irrépressibles de ceux qui abritent un cataclysme. Plus que d’être enclin à se saboter lui-même, elle savait également qu’il se noyait dans de profonds ennuis. Cette propension inextricable aux vices. Et pendant qu’il se faisait du mal, il ignorait que Charlie aussi endurait sa peine.
Cette nuit-là, parmi les débris -vestiges de l’amitié- elle avait choisi de partir définitivement, parce qu’il le lui avait ordonné.


« - Charlie. La gamine pivote son faciès vers cette voix qu’elle ne reconnait pas immédiatement, sans doute ensevelie par la surprise. Ça fait longtemps. »

D’abord, ce sourire qu’elle a croisé tant d’autres fois alors qu’elle cherchait des réponses à ses questions. Ce rictus qu’il utilise avec elle, et avec d’autres, parce qu’il préserve ses secrets. Fortification inébranlable. Enfin, devant ce tableau, elle se sent mécène. Ses prunelles indélicates lorgnent sur les hématomes posés çà-et-là par des personnes plus indélicates encore. La main droite le long de ses hanches, ses doigts battent l’air, muent par le désir d’effleurer les plaies de son homologue. Là, elle se sent le peintre qui s’est vu dérober sa plus belle toile. Le geste serait déplacé, il n’a jamais été question de proximité entre eux.

« - Et bien, j’ai fait ce que tu m’as demandé, non? »

Charlie insiste car elle sait que ce temps passé est le fait de ses erreurs à elle aussi, de son engouement pour le dédale de Viggo. Elle n’est pas fille de l’orgueil ou de rancune, mais elle avait respecté sa décision cette fois-ci.

« - Tu aurais pu passer ton chemin et ignorer ma présence tu sais. »

Elle savait que le mieux était de ne pas poser de question, alors elle entreprenait une autre manière d’obtenir des réponses.

Il ne sait jamais comment se comporter avec elle, et inconsciemment il se fait gamin qui baisse la tête face à elle tout en rappelant à l'adulte qu'il existe. Viggo veut s'assurer qu'elle ne l'a pas encore trop oublié. Charlie souligne que l'espace temporel séparant leur dernière rencontre est inhérent à sa seule volonté à lui. Un point pour elle. C'est vrai, Viggo a tout envoyé valser parce que Charlie, elle est trop maligne, et lui, suffisamment con pour pouvoir se remettre en question face à sa capacité à employer les mots justes. Il n'a pas forcément besoin de tout cela en ce moment, il sombre suffisamment tout seul. Ses opales fébriles s'accrochent douloureusement à celles de Charlie. Il se fait la remarque qu'elle sourit peu et se demande si c'est à force d'être attirée par toutes les âmes en détresse du coin. Viggo a bien envie de lui dire qu'on ignore pas les gens qu'on aime et malgré ce qu'il a été dit, Charlie ne lui tire pas encore de l'indifférence, bien au contraire. Et encore heureux. « C'est vrai » Il souffle dans un sourire amusé parce qu'elle vise juste encore une fois. « Il faut croire que ta curiosité maladive et ton envie de comprendre me manquent » il affirme avec flegme, façon nonchalance très bien maitrisée. Il lui lance un léger regard de biais en haussant les épaules dans un geste tout trouvé et ancré dans son and de pseudo branleur. « Et puis je ne sais jamais ce que je veux »  il glisse en faisant référence à sa dernière demande, celle qui avait pour but de la faire dégager de son horizon pour permettre à ses poumons de se gonfler correctement d'oxygène. C'est juste sorti sur le moment, pour libérer son espace vital de sa présence aussi pesante que pensante. Charlie, elle s'en rend pas compte mais elle sait se faire oppressante sans le vouloir. Alors il a juste fait comme d'habitude, il lui a balancé un mélange d'agressivité et de vérité pour la tenir à l'écart. Et ça marche. Il a eu toujours cette capacité à s'enfoncer tout seul pour regretter sans oser se l'avouer, à cause de son ego mal placé et de sa fierté malsaine. Ses opales claires se confrontent à celle de Charlie pour essayer de savoir si la situation peut encore être sauvée et que ces mots/maux n'ont pas crée une brèche qui ne peut être colmatée.

Des antagonistes ensevelis dans le gouffre du silence, bercés par l’accalmie. Parce qu’ils sont si différents, ces deux rejetons, ils n’ont jamais su quoi se dire. Ses mots sont déliés, se disséminent comme la pluie, constellent les cervelles de reliquats de vérité. Viggo l’exècre lui, il croyait son mutisme salvateur, une rédemption pour leur amitié probablement. Cependant, qu’il ne lui en déplaise peut-être, Charlie ignorait. Plus encore, elle ignorait qu’elle ne pouvait décemment sillonner sur la débauche du garçon. Si ces deux êtres sont si différents, sans doute la nature avait-elle fait pour que leur entente soit corrosive, qu’elle les embrase dès lors qu’ils briseraient l’ordre des choses.

Le regard de Charlie errait sur les traits de l’Adam, lui rappelant les travers dans lesquels elle s’était noyée parce que savoir et connaître écumait sa carcasse. Leurs océans s’entrechoquèrent quelques secondes pendant lesquelles chacun prit le parti de ne jamais montrer ses tumultes et de ne pas endiguer les terres de l’autre. Pourtant, même dans cet échange laconique, son esprit s’affamait, elle effleurait le danger du bout des doigts.

Les mots qu’il dépose avec placidité l’imprègnent, elle sait que sa curiosité est « maladive ». Elle endure chaque jour, immobile, dans le carcan de sa névrose. Mais à cet instant précis, Viggo méprise la justesse dont il fait preuve. Dans l’étroitesse de leur conversation, elle percevait encore la voix du garçon qui détonnait contre elle, contre sa névrose qui avait obligé la gamine à profaner l’intimité de son ami. Malgré les événements, et parce qu’il en omettait l’ampleur, Viggo voulait retrouver cette amitié, sûrement car il pensait lui devoir quelque chose.

Ses yeux musardent sur le carrelage, un maigre rictus déforme sa mâchoire. Elle fronce ses sourcils et retrousse son faciès.

« - Tu ne peux pas toujours agir ainsi Viggo, elle recommençait, moralisatrice. Les yeux clos, sa tête oscille de gauche à droite. Pardon. Je suis désolée, c’est pas ce que je voulais dire. »

Le contact est fragile, elle le sait, elle n’a pas envie que Viggo lui réchappe encore une fois. Elle est désolée, pourtant ces mots elle les pensait.