Avachi dans son siège, lunettes de soleil sur le nez, il regarde par le hublot d’un air absent; l’appareil prend de plus en plus de vitesse et bientôt, il quittera définitivement le sol de ce pays, géant aux pieds de givre, que le soleil de janvier ne parvient pas à réchauffer. Un verre d’eau posé devant lui, dans lequel se dissout un cachet d’aspirine, il jette de temps à autres un regard à ce duo terrible: le paternel en train de discuter avec Olga. Ils se font face, le père et la fille, tous deux sculptés de la même glace, la même foudre dans le regard et le même poison dans les veines. Ils ne lui prêtent aucune attention, trop occupés à dresser les plans de leur nouvelle vie américaine. A un oeil extérieur, ils ont tout de personnes respectables et honnêtes, c’est l’image qu’ils ont toujours voulu renvoyer, c’est le visage qu’ils présentent au monde: le vieux propriétaire d’un restaurant chic et branché, l’avocate fiscaliste qui croque le monde du haut de ses stilettos, enveloppée d’un manteau à deux mille dollars, au bas mot. Et puis, il y a le vilain petit canard, celui qui pourrait bien tout gâcher avec sa triste habitude de mettre les pieds dans le plat. Kostya, il n’a jamais vraiment été comme son père, au grand regret de ce dernier. Non, il ressemble d'avantage à sa mère, dont il a hérité le tempérament fantasque et la fibre artistique, c’est ce qui fait qu’avec le reste de la famille, ils ne se sont jamais vraiment compris. De la fratrie, c’est Olga qui a récolté tous les honneurs: une éducation exemplaire - il se souvient de s’être moqué d’innombrables fois de son air de première de classe, favorite des professeurs, qu’elle arborait étant plus jeune, une carrière qui semble en tout point prometteuse. Nul doute que le patriarche n’a pas eu à réfléchir longtemps pour décider lequel de ses deux enfants reprendrait son flambeau.
A la descente de l’avion, deux berlines sont postées là, qui les attendent. Père et fils grimpent ensemble à l’arrière de l’une d’elle, Olga prend une direction différente et les retrouvera plus tard à leur nouveau point de chute. Elle est la tête pensante, le pragmatisme fait femme, et après avoir étudié à Harvard, elle a déjà un peu fait son trou dans la Grosse Pomme. Tandis que la voiture se met en marche, l’avertissement retentit déjà, une lassitude à peine voilée dans le ton du père
- j’espère que tu m’as bien compris, avant notre départ: je ne tolèrerai plus tes scandales. Kostya opine du chef, comme s’il s’agissait d’une évidence. La réalité, c’est que même s’il n’est plus un petit garçon, l’ire paternelle le terrifie encore et il n’a oublié ni les humiliations ni les coups.
Pour t’endurcir... faire de toi un homme, mon fils. C’était ce qu’il disait toujours.
Profitant de la circulation New-Yorkaise, Vassili compose le numéro de celui dont il reprend l’affaire, tout a déjà été signé et il n’y a plus que quelques formalités à régler. Kostya lui, pianote nerveusement du bout des doigts sur le cuire de la banquette arrière, jetant de temps à autres un oeil dans le rétroviseur, tout en évitant le plus possible de croiser le regard du conducteur. Il préfère avoir une réputation d’alcoolique et bon à rien plutôt que d’être découvert: la honte serait totale, absolue si son entourage apprenait que ses yeux se baladent un peu trop sur les formes masculines.
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Une bouteille de vodka entre les doigts, il porte le goulot à ses lèvres avant d’entrer dans la spacieuse cabine de douche pour se remettre les idées en place, laissant l’eau couler librement sur sa peau marquée en divers endroits. L’encre bleue raconte le parcours tristement glorieux: le Christ en croix, en majesté sur l’abdomen, qui marque le statut, rehaussé par les quatres étoiles à seize pointes témoignant du rang et du refus de se mettre à genoux devant qui que ce soit. A ces marques s’ajoutent d’autres motifs parfaitement innocents.
Il revêt une chemise blanche, dont les manches sont soigneusement repliées, laissant voir un morceau de phrase “
Я буду свободна*” sur son avant bras gauche. Ce soir, Le Samovar ferme ses portes le temps de quelques heures, car on fête les 68 ans du paternel. Depuis qu’ils ont foulé le sol américain, un bout de chemin a été parcouru: en douze ans, l’endroit est devenu le repaire de ceux qui veulent retrouver les saveurs du pays, ou bien ceux qui veulent découvrir de nouveaux horizons culinaires. On y sert notamment le meilleur Bortsch de New-York et la collection de vodkas sur la carte y est vertigineuse. Personne ne se doute que derrière cette façade de velours se cache une activité criminelle sans pitié et le faciès accueillant du maître des lieux, en a dupé plus d’un.
La soirée se termine doucement; il est minuit passé, et malgré quelques convives qui ont encore les pensées suffisamment claire pour tenir une conversation - ou peut-être qu’ils sont justes en train de babiller misérablement, au fond, il n’en sait trop rien, lui aussi a bu bien plus que de raison. Schumann et son concerto pour violoncelle en La mineur a rempli la salle, le romantisme a détrôné le patriotisme un peu cliché désormais des choeurs de l’Armée Rouge.
Les mesures défilent, mais les notes graves et suaves de l’instrument, il ne peut plus les entendre, il les refuse désormais, depuis qu’elle a commis le geste irréparable de s’ôter la vie en le laissant derrière. Un reniflement qui se veut méprisant accompagne une nouvelle gorgée de vodka, histoire d'anesthésier cette douleur jamais apprivoisée, jamais surmontée. L’air manque, tout d’un coup, ce poid qui revient peser sur la poitrine de l’homme qu’il est devenu, qu’il cherche encore malgré les airs de caïd qu’il se donne. Il sort prendre l’air, les yeux lui piquent, ces larmes traîtresses, qu’il attribue à la colère mais qu’il retient quand même, parce qu’il n’a que trop entendu de la bouche de son père
“les vrais hommes ne pleurent pas..” Elle n’est plus là pour lui enseigner la sensibilité, lui rappeler qu’au contraire, un homme, un vrai, sait accepter tout le spectre des émotions humaines. La mère. Il n’en garde même pas une photo, il lui en veut trop, même s’il ne sait pas toute l’histoire, il n’a jamais cherché à savoir, trop accablé par son propre chagrin d’enfant.
Incapable de faire face, c’est de nouveau la colère qui refait surface. D’un geste rageur, il envoie valser la bouteille contre le mur en pierre.
*je serai libre