through the night --/ chiara.

ft. flip

☾☾ Une soirée de plus au bar, les clients qui défilent sous ses yeux, à l’image des heures, à l’image des jours. Ça fait un bout de temps qu’elle a perdu le compte des soirées passées à bosser dans cet établissement de Douglaston, sait juste que ça fait plus de deux ans, bientôt trois. Déjà. Le temps qui file rapidement et lentement à la fois, un peu plus chaque année, elle se demande parfois si c’est une forme d’hallucination collective, un truc sur cette Terre qui perturbe la perception du temps ou si ça vient juste de l’âge, la vie elle-même, la vie qui semblerait filer de plus en plus vite à mesure que l’on vieillit ? Elle en a aucune idée Chiara, des questions à la con qu’elle élude bien souvent car ça la gonfle de pas avoir la réponse, de savoir qu’elle ne l’aura jamais.

Poupée tirée de ses pensées par le bruit familier de la lourde porte qui s’ouvre, par habitude elle lâche un « bonsoir » sonore, par habitude elle relève le nez pour voir qui vient d’entrer. Après, regarder après avoir salué, toujours, elle-même ne sait pas d’où lui vient cette mécanique, le fait qu’elle est souvent trop occupée pour directement regarder qui lui a fait prendre ce pli, sans doute. Et elle le reconnaît. Immédiatement, car elle est physionomiste Chiara, n’oublie jamais un visage, encore moins lorsqu’elle l’a vu de près, a vu ses yeux briller à une poignée de centimètres des siens et senti son souffle s’écraser contre sa bouche. Flip. Flip abîmé, la lèvre coupée en deux et l’œil cerclé de mauve, un bras plâtré, il s’est passé quoi encore ? Flip il date, ça doit bien faire deux ans qu’elle n’a pas eu son visage dans la rétine, le sale gosse qui s’est évanoui dans la nature du jour au lendemain, pas un appel pour prévenir ni même un message. Et c’est dans ces moments-là qu’elle se félicite d’être qui elle est Chiara, femme sans attaches, le cœur consciencieusement rendu imperméable, habitué à voir les gens partir, à ne pas les retenir. Pour ne pas souffrir, ne plus souffrir. Il a disparu, sans un mot et elle ne lui en tient même pas rigueur, car c’est typiquement le genre d’attitude qu’elle aurait pu avoir, en réalité. Les deux jeunes gens un peu trop semblables sur ce plan, cela n’empêche pas qu’elle soit surprise de le voir passer la porte du bar ce soir – au contraire, dans sa tête si l’on part c’est pour ne plus revenir.

Le jeune homme en piteux état – fidèle à lui-même, sur ce point – qu’elle voit s’échouer sur un tabouret, comme si de rien n’était, lui commander un cocktail comme s’il était venu la semaine dernière. Exhiber son sourire aux relents charmeurs, comme avant. Sacré Flip. La tête qu’elle se retient de secouer, se contente de refermer ses doigts sur le billet glissé sur le comptoir, sans un mot, se retourne pour récupérer derrière elle la bouteille de wiskey la plus chère qu’ils aient en stock. Un verre posé sur le bar, le sucre qui tinte au fond, une goutte d’angostura et le petit carré blanc qu’elle écrase, la moue concentrée sur sa tâche, elle sent son regard peser sur elle, sur sa tignasse blonde et sa robe trop courte, trop moulante, trop tout, elle le sent mais ne dit toujours rien. Car c’est plus simple ainsi, qu’ils n’ont jamais fait dans le compliqué tous les deux. Et ce n’est que lorsqu’il lui demande un état des lieux sur sa soirée qu’elle daigne relever les yeux vers lui, faire entendre sa voix.

- Plutôt calme. C’est toujours plus calme en semaine, tu sais ce que c’est. En revanche, toi ici… Ça, c’est pas habituel. C’est plus habituel.

Depuis un bout de temps ça ne l’est plus, le regard qui se détourne déjà de lui lorsqu’elle lâche une poignée de glaçons au fond du verre, y a pas d’amertume dans sa voix, pas de rancœur, la simple neutralité du constat, peut-être un peu de surprise, aussi.

- T’étais passé où ? T’as disparu du jour au lendemain, tu vas pas me faire croire que la fuite de quelques vidéos t’a coupé les couilles et avec elles le courage d’affronter le monde ?

Un rictus en coin, elle reste évasive mais ils savent tous deux de quelles vidéos elle parle. Elle reste évasive, de la même manière qu’elle ne lui dira pas qu’elle lui a envoyé un message une fois, un soir où elle avait envie de son corps, s’est heurté au mur de son silence et ne l’a plus jamais recontacté depuis. Car elle est comme ça, Chiara, elle court pas après les gens. Une rasade d’alcool sur les glaçons, un brin d’eau gazeuse pour rendre le tout plus digeste – plus d’alcool et moins de gazeuse que chez le client lambda, parce qu’elle connaît Flip – et le mélange qu’elle tourne, coiffe d’une tranche d’orange, fait glisser le verre dans sa direction. Sourire aux lèvres.

- Voilà pour toi, Don Draper. J’vois que t’as encore réussi à abîmer ton beau visage.

hors rp:

ft. flip

☾☾ Curiosité, inévitable lorsque l’on revoit un visage connu, un visage effacé de sa vie depuis déjà deux années. Alors elle pose ses questions Chiara, toutes celles qui lui trottent, lui trotteront dans la tête ; elle demande, sans craintes et sans honte, car elle est comme ça, ne prend pas de gants, ne s’embarrasse pas de fausses manières ou de politesses excessives. Lui demander comment il va, ce qu’il y a de neuf dans sa vie pour quoi faire ? Pour aller où ? Ce n’est pas ça qui l’intéresse, et sa franchise arrache à Flip un éclat de rire, bientôt il lui donne les informations qu’elle réclame, dispensées au compte-gouttes. Ses parents, donc. Lorsqu’elle entend ce genre d’histoires Chiara elle se dit qu’elle a peut-être de la chance, l’un dans l’autre, de ne jamais avoir connu les siens ; qu’il vaut sans doute mieux ne pas en avoir du tout que de mal tomber. Un centre de désintox’. Elle ne dit rien, l’écoute déballer toute l’histoire, s’applique en silence sur le cocktail. Mais lorsqu’il avoue avoir profité d’un défaut d’attention pour fuguer, elle relève les yeux vers lui. Intriguée. Amusée.

- T’as bien fait. Tu commençais à manquer au Queens, les chiennes du coin avaient perdu leur plus beau morceau de viande puis le bar a failli faire faillite après que t’aies disparu, tu sais ?

Sourire malicieux, légère, elle en rit plutôt que de s’apitoyer sur le pauvre Flip, bien sûr ça craint la désintox’, les échos qu’elle en a entendu font jamais rêver mais elle a eu ses réponses, c’est tout ce qui lui importe. C’est pas son genre de tenir la main du garçon en l’écoutant lui raconter ses malheurs pendant les trente prochaines minutes, il doit savoir, devait savoir en entrant dans ce bar que ce n’est pas ce qu’il trouverait en sa personne. Le verre qu’elle pousse vers lui, glisse une nouvelle question délicatement empaquetée, sait qu’il n’y a jamais eu besoin d’explicite entre eux, la preuve en est : il répond déjà à l’interrogation suggérée. Le billet pris entre ses doigts fins, elle l’écoute, ouvre déjà la caisse enregistreuse, l’attention happée par ce simple mot, fascinante – c’était probablement le but –, les prunelles claires qui s’écarquillent légèrement lorsqu’il révèle s’être fait renverser. Puis tabasser, moins surprenant, à ça elle y a déjà assisté. Une fois. Mais c’est tout Flip ça, y a bien que lui pour se foutre dans des emmerdes pareilles, enchaîner les conneries comme il respire. Et les raconter avec le sourire. Mais elle ne lui fera pas la morale, car trop l’ont sans doute déjà fait avant elle, hausse les sourcils en l’entendant dire qu’elle peut garder la monnaie, glisse les billets qu’elle s’apprêtait à lui rendre dans son soutien-gorge et le remercie d’un regard.

- Je vois… T’es sûr qu’ils te filaient pas de la drogue, finalement, dans ton centre, pour que t’arrives à te prendre une voiture à peine sorti ?

Sourire malicieux, ne pas s’attarder sur les coups durs de la vie, c’est ce qu’elle a appris seule, et Flip qui déclare être heureux de voir qu’elle travaille toujours ici, elle ne répond rien, se contente d’un nouveau sourire. Car les déclarations c’est pas son fort, que c’est pas elle qui lui répondra que lui aussi lui a manqué, à la place elle aime mieux se concentrer sur sa première phrase.

- Eh oui, fidèle au poste, comme tu peux le voir ! Y a des choses qui ne changent pas.

Chiara vaguement honteuse d’être plantée derrière le même bar que deux ans plus tôt, elle aimerait pouvoir dire qu’elle a avancé, qu’elle est l’artiste qu’elle aimerait ou une connerie du genre. Mais la réalité c’est pas ça, la réalité c’est que c’est faux, la Terre continue pas de tourner pendant que certains sont extirpés de ce monde le temps de quelques années. Pas ici, pas dans le Queens. Pas pour elle.

- Du coup… Tes parents savent que tu t’es barré, ou non ? J’veux dire, j’me doute que tu les as pas appelé pour les tenir au courant, mais le centre a dû le faire en s’apercevant de ta disparition… ? Ça fait de toi un fugitif déshérité, ou bien… ?

Spoiler: