down with the fallen --/ joel

la tempête / c'était soudain. inattendu. ça n'aurait jamais dû arriver — mais faut croire que le karma finit tôt ou tard par frapper. et faut croire que le sien avait cette forme-là. forme d'une barre en métal féroce, et d'une bande de types un peu trop arrogants. types qu'il aurait d'ordinaire maîtrisés — si seulement certains d'entre eux n'avaient pas semblé entraînés. les choses ont mal tourné. plus mal qu'il ne le pensait. la barre qui a réussi à frapper son crâne a touché le mauvais endroit. au lieu d'être capable de se relever, il s'est effondré. et depuis, c'est la mémoire qui lui fait défaut. une vie entière, effacée en un coup. un mauvais coup. ou peut-être un bon, à en juger la paix qui l'envahit depuis. parce que joel, il ne se souvient même pas de l'agression. il ne se souvient pas de ce qui est venu avant. pas des raisons qui l'ont amené là, à new york. il ne se souvient de rien. de rien. la tempête fut soudaine. inattendue. et elle balaya tout sur son passage. plus que des ruines, sous ses pieds. ruines qu'il contemple pourtant avec sérénité.

le refus / les médecins ont voulu l'aider à se rappeler. l'ont encouragé à aller chercher cette mémoire qui lui faisait défaut, ces souvenirs qui semblaient obstinément le fuir. les médecins ont insisté. les psys ont tenté de l'aider. mais joel, il a fini par simplement s'en aller. par décliner les offres, et sourire aux mains tendues sans pour autant les saisir. car joel, on dirait presque qu'il ne veut pas se souvenir. qu'au fond de lui, il sait que le passé est plus laid que ne pourra jamais l'être le présent. que, peut-être, ce noir complet est une nouvelle chance inespérée. que ce qui a été oublié mérite sans doute de le rester. c'est pour le mieux, qu'une petite voix lui souffle. et il tâche de l'écouter. d'écouter le calme et la tranquillité qui le promènent depuis. d'écouter son instinct, qui lui murmure de rester loin de ses souvenirs et des ennuis qu'ils pourraient lui causer. rester dans ce nouveau présent. écrire cette nouvelle page. et ignorer les quelques flashs qui, parfois, lui troublent la vue et font danser des couleurs dans son champ de vision. réminiscences têtues, auxquelles il ne peut pas échapper. qu'il prétend encore ne pas voir, ou ne pas avoir à assumer — mais qu'il ne pourra pas éternellement nier.

les loups / mais le corps, lui se souvient. il se souvient, et joel ne peut pas faire comme si de rien n'était. il ne peut pas nier la violence presque professionnelle, froide et calculée, qui s'empare de lui lorsque besoin est. il sait se battre — c'est un fait, et les quelques mois qu'ont duré sa nouvelle vie le lui ont montré. son corps sait les gestes. il sait les odeurs, les saveurs. il sait exécuter tous ces mouvements passés que son esprit, lui, ignore avoir appris. son corps sait réagir aux agressions, qu'elles soient sur lui ou sur les autres. il sait se dresser. s'interposer. il sait briser. broyer. tuer. son corps est dangereux — et joel l'a parfaitement compris, dès les premières semaines. il essaie néanmoins de le dissimuler. de garder la douceur de ses nouveaux gestes quotidiens, et de laisser la brusquerie aux moments d'instinct. jusqu'ici, les situations nécessitant sa violence sont restées rares, et il souhaite secrètement que les choses restent ainsi. qu'à défaut d'avoir pu oublier, son corps reste au moins une arme qu'il n'a plus à utiliser.

la lune / il l'aime, sa nouvelle vie. il aime ne pas se souvenir de son vrai nom. pouvoir donner celui qu'il entendait inlassablement au fond de sa tête, comme une bande sonore trop usée — souvenir, sûrement —, et qu'il a fini par adopter. il aime se rendre simplement dans ce petit restaurant, chaque jour. aime travailler, sans se soucier des heures, sans se soucier du temps qui passe et de la vie qui terrasse toutes les âmes qui l'entoure. il aime n'avoir rien à perdre. aime avoir le droit à cette seconde chance, quand il sent que la vie passée n'est pas de celles qu'il lui serait bon de se souvenir. il aime les groupes de soutien auxquels il participe. la petite routine. cette personnalité plus tranquille, que le noir complet de ses souvenirs lui a forcé. cette nouvelle vie, étrangement confortable. étrangement dépaysante. et tous les pas à faire. toutes les étapes à créer. tous les souvenirs à reforger.

en noir et blanc / pourtant, il lui reste des traces du passé. des traces indélébiles. de l'encre sur la peau, qu'il s'efforce de cacher, mais qu'il ne peut pas toujours dissimuler. le tatouage d'armée, sur son épaule. ça explique au moins l'entraînement de son corps. la violence, peut-être, aussi. puis, il y a le reste. un ou deux tatouages de prison. quelques tatouages qu'il ne comprend pas — des tatouages de gang ou de mafia, sûrement. tatouages sur lesquels il ne veut pas empiéter. tatouages qui lui laisse penser que sa vie passée est trouble, et que les cauchemars qui le secouent la nuit n'en sont peut-être pas nécessairement. que les souvenirs et les mauvais rêves peuvent s'entremêler. que la violence faisait partie de lui. partie de sa vie. écrite sous sa peau — et il a beau ne pas vouloir chercher ce que veulent exactement dire ces marques, il sait que la vérité finira tôt ou tard par le rattraper, que ce soit de l'extérieur ou de son plein gré. sait qu'il vaut mieux profiter de ce qu'il a, présentement, avant que les encres ne finissent par reprendre vie et sens, et par revenir le hanter.

( il participe à un groupe de soutien, auquel il se rend tous les mardis soir. groupe de soutien pour amnésiques — ou, à tout le moins, pour tous ceux ayant des problèmes de mémoire quels qu'ils soient. il s'y plaît, là-bas. il ne parle pas. écoute, simplement. mais c'est étrangement réconfortant, de savoir qu'il n'est pas le seul dans ce cas-là. --/ ses rêves sont souvent noirs. les souvenirs sont trop peu nombreux, au fond de sa tête, pour les colorer — mais lorsque la vie s'empare de ses songes, c'est bien souvent pour y faire remonter des atrocités. des cauchemars beaucoup trop vrais, qui lui flanquent parfois des frissons au réveil, à la pensée que le rouge et la mort aient pu être des réalités passées. --/ il lit beaucoup. un moyen comme un autre de se remplir la tête, depuis qu'il est sorti de son bref coma, il y a deux mois de ça. dès qu'il n'a rien à faire, il lit. ça l'aide à réapprendre le monde, et à s'occuper les pensées. à peupler ses rêves, et à ne pas paniquer sur l'hostilité que peut parfois revêtir cette nouvelle vie. --/ c'était par hasard, qu'il a posé ses mains sur une guitare. son corps s'est immédiatement souvenu, et il s'est mis à jouer. l'air suspendu au beau milieu, lorsque son corps a failli, et que sa mémoire n'a su le remplacer. mais c'était un début. et il a décidé de s'acharner. de profiter des souvenirs physiques de la technique pour se mettre à jouer quelques partitions, çà et là. comme la lecture, ça l'occupe. comme la lecture, ça l'apaise. et il ne s'en plaint pas. --/  ses parents étaient bouchers. un petit commerce dont il aurait dû hérité, mais auquel il a complètement tourné le dos. --/ ça faisait quelques années déjà qu'il était à la retraite. on ne lui courait plus après — on le surveillait, il le sait, mais personne ne voulait sa peau. l'incident n'avait rien à voir. agression isolée, un mauvais endroit au mauvais moment. --/ avant ça, il avait été utilisé durant de très nombreuses années comme exécuteur pour la mafia. la violence et la mort sont intégrées, et il est aujourd'hui effrayé de la simplicité avec laquelle il peut plonger dans une humeur noire et meurtrière, lorsque la situation l'exige. --/ son tatouage d'armée a attiré l'oeil des médecins, qui ont tenté de l'identifier grâce aux dossiers des bases de données militaires. on ne l'a cependant jamais retrouvé — un fait qui n'a pu être expliqué, mais qu'il a pris comme un signe du destin pour l'acceptation de ce nouveau vide de pensées. )