J’fouille mon manteau du bout des doigts. Putain. Putain putain putain ! Impossible de remettre la main sur mon portefeuille. J’suis pourtant certain de l’avoir laissé dedans depuis… Depuis c’matin en allant chercher les cafés. « Mais quelle SALOPE ! » La semelle part craquer contre le mur le plus proche. C’est Salem qui a fait l’coup, pas besoin de chercher plus loin. Elle a cette drôle de manie de tout l’temps me piquer un truc quand j’la retiens trop longtemps chez moi. Une sorte de rituel. Ça peut tout aussi bien être une dix grammes de blanche, un paquet de cigarettes, une place de ciné. Ou une liasse de p’tites coupures froissées rangées entre deux lattes de cuir en l’occurrence. J’dégaine mon portable en faisant fiévreusement défiler les contacts sur l’écran. J’me bousille les rétines jusqu’à tomber sur l’bon numéro. Biiiiiiiiip. Mes doigts tapent un staccato infernal contre le bois usé du bureau. Biiiiiiiiip. Y a toutes les insultes possibles qui me montent à la bouche, prêtes à s’répandre. Biiiiiiiiiip. « Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur du…. » J’regarde le mur d’en face en tentant sérieusement d’éviter d’aller y exploser ce foutu cellulaire. Je vais pas avoir trop l’choix : va falloir la pister comme un bon chien pour la dénicher. Putain d’clepto.
Et me v’là, alors que l’soleil tombe à m’user les pompes sur les trottoirs des artères malfamées. J’la cherche frénétiquement, en calcinant blonde sur blonde, au milieu de la foule sans visages. En espérant y découvrir sa dégaine de danseuse déguenillée à la dérive. En m’repassant en boucle cette fameuse nuit dans un bar anonyme.
Elle était là. Avec ses pupilles lui mangeant l’visage, agrandies en trous noirs. Salem – dont le prénom corrosif était encore inconnu sur ma langue – dévorait les lumières explosives des lasers pour s’en habiller. J’me souviens des creux s’transformant en ombres chaudes sur ses lèvres. Des lignes d’encre sous l’grain de sa peau que j’voulais déjà agripper, caresser, mordre. J’me souviens de l’esprit qui part à toute allure en imaginant inscrite contre le papier cette expression si singulière qui lui habitait les traits. J’me souviens d’la collision et du choc qui s’ensuivit. Je me souviens d’elle s’incrustant douloureusement dans ma vie.
Salem c’est pas la nana qu’vous pouvez sereinement présenter à vos parents. Pas la fille idéale, ni même acceptable. C’est l’contre-sens. L’incohérence. L’étrangeté qui vous obsède malgré vous, comme un accident de la route qu’on regarde quand même. Elle rôde – volontairement oubliée quelque part, le plus souvent – puis réapparaît féroce et sanguine juste sous la peau. J’l’idéalise. J’la désire. Ça pulse. Ça prend toute la place jusqu’à ce que le manque se fasse irrésistible et évident. Et c’est pas bien. Ça devrait pas s’passer comme ça. Je suis pas comme ça. « Désolé… » Énième coup d’épaule que j’mets dans un badaud avant de déboucher sur les quais. Y a des bars clandestins par-ici ; l’genre de lieux qui peut lui mettre l’eau à la bouche. Et ma dernière carte.
J’avance dans les halos sales que projettent les lampadaires en m’laissant guider par le bruit, la musique. C’est forcément le plus glauque des rades qu’elle a choisi. J’avance en forçant entre les corps trop alcoolisés ou camés pour protester jusqu’à tomber sur le comptoir de fortune. Des planches et des tréteaux. Et à l’un de ces bouts… « Tu passes une bonne soirée ? » C’est rauque. Ça sort des tripes en grognement primaire pendant que j’me colle à ses hanches dans un geste purement animal. Un vrai gentleman en train d’faire ses comptes sales.