Sujet: (colomba&freyja) op.27 : nocturnes. Mar 18 Sep - 9:59
OP.27 NOCTURNES
colomba & freyja
« Je tiens mes promesses Freyja. » avait-il murmuré, à l'orée d'un silence encore nimbé des échos de notes nébuleuses. Une partition unique, la sienne. Celle qu'elle a voulu créer et raconter pour évoquer sa propre histoire, émotions en staccato, là, sur le piano, où elle aurait pu jouer des heures. Mais pas pour lui, non, pas pour lui. L'amertume est un fiel qui trace son sillage au gré de ses veines depuis que l'autre, cet homme inconnu, a voulu apposer ses mains sur son corps sans qu'elle y consente. Freyja n'a pas oublié la fragrance de sa peau, le crissement du tissus qui se déchire, les intentions qui se nichent dans le creux des reins pour mieux ouvrir une abîme au creux de son ventre, et la révulser toute entière. Il est là, dans ses pensées, en permanence. Son visage se substitue parfois à celui d'autres hommes dont elle a croisé les regards dans l'intimité des couloirs de la maison close. Ces regards qui s'alanguissent, détourent avec une faim dévorante les contours de sa silhouette en lui donnant chaque fois un peu plus envie de disparaître en elle-même. Quand elle ferme les yeux, ils sont là, partout, à la guetter, à la traquer. Lui aussi, elle le voit. Paré de ses airs de spectres sans failles, main de fer protectrice qui se referme autour de sa gorge pour mieux serrer, encore, et encore, jusqu'à la regarder s'étouffer. Depuis ce soir-là, où les regards se sont conjugués à la violence d'un client dont il n'a pas totalement su la prémunir, elle s'est aperçue que la maigre confiance qu'elle pouvait avoir en lui s'était évanouie pour laisser place à une amertume grandissante. Poison troublant, s'insinuant sous sa peau albâtre pour rendre ses humeurs plus changeantes, ses pensées plus furibondes. Durant une nuit, elle a rêvé pouvoir marquer sa peau de ses ongles, aller fouailler sa chair avec toute la hargne dont il a su l'emplir, jusqu'à contempler le sang, sirupeux sur ses doigts, couleur vermeil. Elle s'est réveillée brûlante, exsangue, un moment désorientée par l'horreur que sa propre imagination avait su créer. A cause de lui. Lui encore. Vermeil, qui l'a trahie. Des promesses pour attraits, parure de la laideur qu'il incarne, à l'intérieur, et qui lui semble de plus en plus limpide depuis que le poison a fait son œuvre, dans son cœur, dans sa tête. Mais contre toute attente, il est venu la voir, quelques jours plus tard. Il lui a dit qu'elle jouerait devant sa femme. Madame Vermeil. Entité aussi troublante que le mari. Colomba. Elle jouerait devant lui, sorte d'audition. Elle jouerait, et peut-être que si elle était à la hauteur, elle la prendrait à l'occasion pour jouer durant les représentations. Freyja ignore comment il a su la convaincre. Pourquoi il l'a fait aussi, alors qu'elle ne croyait plus en rien de ce qu'il pouvait lui promettre. Mais il l'a fait. Contre toute attente. Semant en elle un trouble bien plus grand encore que celui qui y demeure déjà. Un trouble différent de la hargne, nimbé de lueurs dont elle ignore jusqu'aux infinis contours.
20h. Heure à laquelle il lui a dit de se rendre au théâtre pour voir Colomba. Evidemment Freyja a tourné en rond toute la journée, se disant qu'elle ne serait jamais à la hauteur, dans la mesure où elle n'avait que peu pu pratiquer durant ces dernières semaines. Elle avait bien trouvé un refuge pour jouer, il y a de cela deux semaines. Un vendeur d'instruments de musique, à quelques rues de là, où elle se rendait en journée, et qui l'autorisait gentiment à utiliser le piano invendu de sa boutique. Mais cela n'était guère suffisant, quand on connaissait la rigueur extrême dont il fallait faire preuve au piano pour réellement réussir à interpréter les morceaux les plus complexes. Chopin, Beethoven … Elle en maîtrisait certains opus autrefois, y ayant passé des heures, des jours entiers, parfois des mois avant d'en apprivoiser les partitions. Elle pourrait rejouer devant Colomba le morceau qu'elle avait choisi pour l'audition au conservatoire. Peut-être y parviendrait-elle, si ses mains cessaient de trembler d'appréhension. Quoiqu'il en soit, pénétrant dans le théâtre avec un bon quart d'heure d'avance, elle remarqua qu'il n'y avait personne, que Colomba n'était pas encore arrivée. Au moins ne l'avait-elle pas faite attendre. Les épaules légèrement voûtée dans une position de repli, triturant un pan de son gilet avec nervosité, Freyja alla simplement s'asseoir précautionneusement au bord de la scène, comptant les minutes avant que la directrice du théâtre ne fasse son apparition.
Les lèvres se retroussent en un sourire carnassier. Le jour est arrivé pour Colomba d'accueillir le papillon du business voisin. Elle le sait fragile et influençable, tout ce qu'elle refuse d'accueillir dans sa galerie de corps dansants. La taulière ne recherche que la perfection, et pour atteindre ce but ultime, elle ne compte que sur deux qualités primordiales. L'innocence, et l'ambition. Lorsqu'elle voyait Ryder tourner autour de ses danseuses, les charmer pour certainement les appâter dans ses quartiers, elle entrait dans une colère noire. Elle estimait que ces filles dont elle forgeait le destin lui appartenait, et elle refusait de voir ses étoiles s'évader chez la concurrence. Ils ne proposaient pas les même services, et pourtant, Colomba refusait de voir ses danseuses exposées à de telles vulgarités. Pourtant, elle n'était pas contre l'idée de récupérer quelques perles rares embauchées par son époux. Il le lui avait demandé avec tant de bonté, et avait tant vanté les mérites de la belle enchantée, que la propriétaire des lieux n'avait pu refuser. Alors, le rendez-vous avait été fixé. Colomba y était déjà, elle aimait arriver en avance pour ce genre d'entretiens, pouvoir épier sa proie avant de faire son entré en scène. Colomba voyait le monde comme un théâtre gigantesque, et elle savait jouer son rôle à la perfection. Dissimulée derrière les rideaux de velours rouges, la belle regardait le papillon perdu, voler sur sa jolie scène. La rouquine était en avance, un bon point pour elle. Colomba détestait le retard, si elle n'avait pas été là à 20h pile, elle aurait refusé d'entendre sa composition musicale, et se serait contenté de l'expulser de son établissement sans plus de cérémonies. La nervosité se lit dans l'attitude de Freyja. Ses mains sont tremblantes, et la brune pourrait jurer que le son sortant de ses lèvres offrirait un sacré vibrato. Sortant de sa cachette de fortune, Colomba s'approche doucement de la petite assise au bord de la scène. Une démarche assurée, comme à son habitude, et les talons qui claquent sur le parquet ciré. Sa robe crayon dévoilant ses jambes, ses cheveux libérés en une cascade noire. Elle est là, prête à l'entendre l'éblouir. Afin de ne pas l'effrayer, elle l'appelle d'une voix doucereuse. « Freyja, c'est ça ? » Elle marque une légère pause ; mais trop rapide pour lui laisser le temps de répondre. « C'est un prénom très doux. » Elle prend un instant afin de l'observer. Elle est douce, Freyja. Elle est si belle. Colomba ne se gêne pas pour la regarder de haut en bas, comme pour analyser une marchandise. Avec, comme seule question en tête : Sera-t-elle à la hauteur de mes exigences ? Elle ne lui sert pas la main, ne lui fait aucune bise, pas de bonjour. Colomba n'aime pas les banalités sociales. Elle se contente de marcher lentement vers les petits escaliers afin de quitter la scène, une main levée afin de signifier à la petite rousse qu'elle doit rester où elle est. Prenant le temps, respirant profondément, droite, poitrine bombée, Colomba s'installe dans un siège du troisième rang. Sa jambe se croise sur l'autre, et elle reporte son attention sur Freyja afin de lui expliquer le déroulement de l'entretien. « Je vous laisse interpréter une composition de votre choix, pour commencer. Si vous me plaisez, vous pourrez passer à une seconde, que je vous indiquerai. » Colomba connaît les morceaux assez difficiles pour découvrir les vrais talents, et non les personnes sachant seulement aligner quelques notes sur des touches bicolores.