ses ténèbres sont étoiles (vio)

Les doigts qui tapotent sur la table de bois, le café fumant dans la tasse ébréchée, le soleil doucement qui pointe le bout de son nez. Te voilà cerné dans ce décor d'une matinée où t'es pas encore trop embrumé, ni bouffé par les volutes de fumée qui bientôt sortiront de ta bouche mi-close, hier trop ouverte aux verres de whisky dévalant ta gorge, emportant sur leurs passages doutes et regrets, laissant dans un coin de ton âme la mélancolie terrible des hommes brisés. La nuit n'a pas été très reposante, au moins a-t-elle eu le mérite de te faire oublier. Tu bois une gorgée de ce café tiédi, te réveilles en douceur, clope dans une main - journal dans l'autre, les yeux voguant entre les jolies pages jaunies de tabac froid. A défaut d'avoir ta vie, tu rêves celles des autres, te nourris des vestiges de l'humanité à laquelle t'es complètement déconnecté.
Et puis c'est le passé qui te saute à la gorge, t'envahit d'un coup d'une brume innommable, ce nom qui se fiche dans ton âme et te ramène en arrière, loin, très loin, à ta vingtaine et l'avenir qui se profilait, celui que t'avais l'audace de rêver grand. Violanda Rhodes. Tu revois son regard doux, la tendresse au creux de ses doigts, cette âme innocente et naïve qui te comblait d'un je-ne-sais-quoi, c'que t'avais jamais connu, tendresse à l'âme d'enfance. Et puis plus rien, le néant, l'oiseau angélique avait brisé sa cage ingénue - disparition vers d'autres horizons. Tu n'avais pas eu le cœur brisé, mais l'âme désolée, l'incompréhension qui pour la première fois sans doute s'était immiscée en toi comme un serpent trop égrillard. Le grand bazard en ton cœur heurté.
Photo, papier glacé. Son visage n'a pas changé, mais sa prunelle brille d'une intelligence froide que tu ne lui connaissais pas. Violanda - la nouveauté. Il y a le démon de la curiosité qui toque en ton âme dévastée, toc toc, ça heurte, ça brûle en dedans. Des années qui te paraissent une éternité qui peut enfin trouver l'explication - peut-être que cela saurait te réparer, lier les cordons désœuvrés d'un passé désertique aux allures abyssales. T'es prêt à te raccrocher à n'importe quoi, tant que ta vie peut retrouver un semblant de cohérence.
Tes prunelles dévorent et déchiffrent la brève qui porte son nom. Veuve, ça claque comme une réalité. Elle ne paraît pas très endeuillée, la belle disparue, mais cela ne t'émeut guère - t'es bien assez observateur pour savoir qu'il y a mille choses que tu ne comprends pas, et que c'est mieux comme ça. Brève recherche sur internet et tu trouves le graal, l'adresse de la dame d'autrefois, celle de la gamine des années perdues. Pour dire vrai, tu ne réfléchis pas, achèves ce café bien trop froid, et t'empares des clés de chez toi dont tu claques la porte avec ce désir fiché au fond du cœur
- comprendre, savoir, donner un sens à cet enfer.  
Le chemin n'est pas bien long, mais chaque pas t'entraîne dans les méandres d'autrefois. Tu ne t'interroges même pas sur ce que tu vas bien pouvoir dire, sur quels maux sortiront de ta bouche d'homme aujourd'hui trop âgé, sur ce que lui fera d'être ainsi confrontée au passé. L'égoïsme brûle tes doigts fichés dans ta poche glacée. Le manoir est immense, et tu te retrouves face à toute une équipe de colosses vêtus de noir. Bonjour. Je voudrais voir mme Rhodes je vous prie. Dites-lui qu'Ewen Falcon a des souvenirs à remuer. L'attente te paraît l'éternité, pendant que les volutes de souvenirs s'engouffrent sauvagement dans ton âme cernée. La peur vient te broyer, et le regret à nouveau - ton plus fidèle allié - se désole de là où tes pas t'ont mené. L'autrefois sonne - maintenant.