à la lueur d'une bougie (shezia)

Sa main empoigne une hanche, et elle flanche sur ses deux jambes, le fracas des voix dans le crépuscule autour d'elle alors qu'elle laisse son regard errer à la surface des murs, au-dessus des têtes. Loin, au milieu de ceux qu'elle reconnaît comme ivres, dans un bar dont les recoins ternes et les odeurs ne lui évoquent plus rien, elle est saisie d'un ennui profond. « On va se revoir ? » La voix la ramène à la réalité. C'est une chose qui a pris de plus en plus d’ampleur au fil du temps, qu'elle trouve étrangement cathartique : se retrouver dans les bras d’une femme différente toutes les nuits. En association avec ses autres activités, elles lui engourdissent ou lui stimulent alternativement l’esprit, ce qui lui procure une liberté partielle. Ce train-train lui permet d’imaginer que sa vie se réduit à ça et qu’elle n’a pas besoin d’aller chercher plus loin.

Dans l’hostilité du lieu, chaque geste devient pénible, chaque étreinte de sa vis-à-vis se charge de violence et la cacophonie de la pièce prend une consonance grave, laisse place aux bruits des basses qui éclipsent sa voix d’ordinaire calme, désormais criarde, enrouée, réticente. Dans cette fourmilière d’âmes, le frottement des corps se fait plus explicite, chaque instant de proximité rend légitime un rapproche fugace, le vol d’un peu de chaleur. Alors qu'elle s’attend à devoir lui réexpédier son plus beau sourire pour parer un non déconfit, la porte s’ouvre sur elle. Shea est prise au dépourvu par un bond dans sa poitrine. Ce qui la déroute, c’est moins le changement subtil dans son comportement que le contexte dans lequel Ezia se présente.

« Shea ? » Shea desserre systématiquement son étreinte, puis, alors qu'elle s'éloigne un peu plus en forçant son passage pour amorcer un retour derrière le comptoir, Shea la teste en murmurant une excuse qui sonnera de toute façon faux : « Désolée, non, c'est mieux si on arrête là. » Elle aurait pu s’échapper plus rapidement, plutôt que de se tenir là, au bord de l’inconnu, de l’inexpliqué, de l'inanalysable, et Shea se trouve dans la nécessité de littéralement se concentrer sur ses pieds afin d’éviter de laisser s’afficher le rouge sur ses joues et de garder une posture ajustée. Elle ne pense à rien, elle est à l'image de ces murs grisâtres, vides, elle déambule sans conscience, étourdie par la certitude de sa présence, les retrouvailles toujours fuies et pourtant tellement désirées avec Ezia. Elle retrouve sa place derrière le comptoir et cherche un souffle, sous l'effet d'un papillonnement sournois dans le bas de son ventre. Le poids du souvenir de ses lèvres repose sur sa poitrine et elle serre son poing contre elle et tapote sa cuisse au rythme des basses pour forcer la disparition de cet air abattu. Elle hâte sa main en direction d'un verre, pensant que l'alcool la revigorera. Bien sûr, elle se leurre, puisqu'il faudrait pour recouvrer le contrôle de son corps, quitter sa présence, et non chercher à s'y perdre, mais aveuglée par son orgueil elle croit l'asservir et s'obstine à ne pas quitter Ezia des yeux, un demi-sourire aux lèvres, dans le seul but qu'elle croise son regard et qu'elle vienne la rejoindre.

@Ezia Landerton

Shea ne manque jamais l'occasion de célébrer une victoire, et une Ezia qui s’installe en face d'elle avec sa voix réjouie, c'en est une belle. Elle se sent confiante - voire carrément dominante - pour la première depuis longtemps, et en règne sur cette personnalité qu’elle a forgé et qui a marqué au fer rouge sa vie entière. Et ce soir, si l'envie la prend, elle va embrasser Ezia, après plusieurs jours sans la voir. Elle ne sait pas qu'elle trouve toujours quelqu'un pour lui ressembler, pour la voir là où elle n’est pas, et à la fin, on ne sait plus vraiment de qui elle a envie. Mais elle ne sait pas non plus qu'Ezia l’empêche de voir autre chose qu'Ezia. Shea ne voit personne d'autre lorsqu’elle les croisent dans la rue et qu’elles n’ont pas la chance de lui ressembler, et même celles-là, elles ne sont finalement jamais assez belles, jamais assez grandes, jamais assez gracieuse.

Le sourire espiègle de Shea se mue en une moue examinatrice et aussitôt elle abaisse le visage en direction de son verre. « Je... » Coup d'oeil derrière son épaule pour retrouver la bouteille : ah oui, du southern comfort. « Du Southern Comfort. » qu'elle répète à voix haute comme une liturgie. Shea lève un sourcil inquisiteur vers ces yeux noirs et dans lesquels apparaissent, en fonction de la lumière, des nuances ambrées qui lui ont jusque là échappées. Elle lui paraît encore plus sublime à faible distance, que la regarder est presque impossible, que c’est comme voir le fantôme de quelqu’un de rêvé et d’halluciné. C’est la raison pour laquelle elle préfère revenir sur ses pas et s'adosser à l'opposé du comptoir derrière elle, ouvrant méticuleusement la bouteille de liqueur. Leurs regards se croisent et un moment de flottement survient où Shea oublie de lui tendre son verre. Peut-être même de respirer. « Bon. Cheers, alors. » et Shea, elle, n’écoute déjà pas la réponse. Elle ne comprend pas pourquoi son coeur bat si fort. Elle met sur le compte de la chaleur et de la fatigue la sensation dans le bas de son ventre. Elle chasse rapidement l'idée de se retrouver seule avec elle alors qu’elle s’adosse entièrement sur le comptoir derrière elle. Elle l’épuise. Elle l’épuise et la redore d’une énergie nouvelle. Bientôt, elle réalise qu’elle n’a pas dormi depuis vingt-quatre heures, qu'elle a probablement tout intérêt à rentrer seule, et néanmoins, qu’elle n'a plus qu'une envie : de passer du temps avec elle.

Il subsiste quelque chose de familier de quand elles se sont connues il y a très longtemps, songe Shea, comme Ezia se tient face à elle, mais la différence tient à la maturation de son corps et de son visage. Elle ne l’avait d’abord pas reconnue, tant sa physionomie lui était devenue étrangère, 15 ans après. Mise en exergue par ses vêtements, son maquillage, ses jambes interminables et sa mâchoire parfaitement sculptée. Là encore, elle occupe l’espace avec assurance. Pour dissiper le silence qui pèse le temps qu'Ezia reprenne la parole, Shea s’avance un peu sur le rebord du comptoir pour lui offrir un de ses sourires indéfectibles. Elle plante ses yeux sur son visage et ne le quitte que pour enchaîner, l'air faussement curieux : « T'es venue toute seule ? »

@Ezia Landerton