between two lungs ± nate

Ça fait presque cinq mois qu’elle est morte. Pendant les premières semaines, il n’y avait rien à tirer de Nate, fantôme arpentant l’appartement de sa sœur, celui dans lequel elle s’était donné la mort, en espérant la voir dans chaque pièce. À en devenir fou, de tristesse, de solitude, de culpabilité, de colère. Toute sorte d’émotions qui tourbillonnaient dans son crâne, lui coupaient la respiration, lui donnaient envie de sauter par la fenêtre. Et puis il y avait eu les funérailles et le deuil avait réellement commencé. Grâce à Gabin, en grande partie. Dire au revoir. Réaliser que c’était bel et bien fini. Que les questions resteraient toujours sans réponse. Il a toujours du mal avec ça. Il ne comprend toujours pas ce qui l’a poussée à se tuer. Ce n’était pourtant pas la première tentative. Mais merde, il pensait que c’était derrière tout ça. Parce que cette fois-ci, elle laissait un gamin derrière elle. Y avait-elle seulement pensé, à Jimmy ? Oui, bien sûr. Bien sûr qu’elle y avait pensé. C’était une bonne mère. La douleur avait dû être plus forte que ça. Quelque chose d’inimaginable, que Nate ne connaîtra peut-être jamais. Ou alors peut-être que c’est une véritable maladie, comme un démon qui s’installe entre les neurones pour susurrer des pensées noires tous les jours, de plus en plus perfide, dont elle n’aurait pu se débarrasser qu’avec des thérapies, des médicaments. Comme un cancer requiert de sortir l’arsenal, chimio thérapie et tout le tremblement. Elle n’en avait pas eu la force.

Aujourd’hui, Nate s’est habitué à la douleur. Il lui arrive même parfois, au cours d’une journée, d’oublier. Pendant quelques secondes, il se sent plus léger, il n’a plus mal. Ça ne dure jamais longtemps. Romy. Son prénom qui accompagne toutes ses pensées, comme une nouvelle ponctuation. Romy, putain. Pourtant, il a assez réussi à se rassembler pour accueillir Jimmy chez lui de plus en plus souvent. Ce sera bientôt permanent, même si ses parents continuent de jurer qu’ils ne le laisseront pas faire : ils n’ont pas le choix. Ça partira sûrement au tribunal, cette histoire de garde. Il ne leur laissera pas le petit. Parce qu’après tout, est-ce que ce n’est pas un peu de leur faute, si elle est morte ? Sa mère battait Romy. Son père ne faisait rien pour l’empêcher. Refusant de se laisser gagner encore par les mêmes pensées noires – qui ne ressusciteront pas sa sœur – Nate glisse ses doigts dans la poche de son manteau gris pour en sortir son paquet de clope. Gestes rendus automatiques par l’habitude mais qui parviennent néanmoins à focaliser son esprit sur autre chose. Jimmy va encore lui dire qu’il pue la cigarette. Gabin va encore lui reprocher le tabagisme passif qu’il fait subir à l’enfant. Tant pis.

Le vent l’oblige à s’arrêter pour couvrir la cigarette de sa main, sans quoi il ne parviendrait pas à l’allumer. Clac. Clac. Ça ne prend pas et il reste debout au milieu de ce qu’il n’a pas remarqué être une piste cyclable. Il n’a pas le temps de s’énerver sur ce putain de briquet de merde. Parce qu’une seconde plus tard, il est envoyé au sol par un vélo lancé à vive allure. Ça a de quoi sortir n’importe qui de n’importe quelle torpeur, c’est sûr. Il grogne de douleur et envisage presque de rester allongé sur le sol pour toujours quand une voix le ramène à la réalité : « Pardon ! Excusez-moi je suis désolée ! » Un nouveau râle lui traverse la gorge alors qu’il se redresse mais il n’a même pas l’idée d’incendier son agresseur. « C’est pas grave. » Nate sait que c’est peut-être totalement de sa faute. Parce que depuis que Romy est morte, il traverse sans regarder. Une fois debout, il lui tend la main pour l’aider. « Vous n’avez rien ? » Qui pourrait en vouloir à ce visage ? La jeune femme qu’il a en face de lui dégage quelque chose de doux, une féminité à l’opposé de celle de sa sœur. « J’étais en chemin pour l’école de mon neveu, j’sais où ils gardent la Bétadine si ça vous intéresse. Il se fera une joie de vous soigner, il est dans sa phase je veux être médecin. », Nate propose en désignant son coude éraflé duquel quelques gouttes de sang semblent toutes prêtes à s’échapper. C’est avec naturel qu’il parle de Jimmy parce qu’à vrai dire, à part Gabin, il n’y a plus grand-chose d’autre dans sa vie. Le gamin est souvent au cœur de ses préoccupations. C’est pour lui qu’il compose ses sourires le matin. Pour lui qu’il continue de travailler. Il se rappelle que la mère de l’inconnue lui a sûrement appris à ne pas suivre les inconnus. Mais, après tout, il ne lui propose pas de le suivre chez lui mais dans un lieu public. Remplis d’enfants, de profs et de pions. Pas trop de danger à l’horizon.

Ces derniers temps, Nate ne sait plus s’il fait tout pour fuir ses émotions, ou au contraire, s’il s’acharne à essayer de ressentir quelque chose. Sans y parvenir. Comme s’il en avait perdu, ou presque, la faculté à la mort de sa sœur. S’il fume, est-ce pour sentir la fumée lui brûler la gorge ? Ou en espérant qu’elle atteigne son cerveau et applique un voile grisé sur toutes ses pensées ? C’est quand il est seul, que c’est le plus dur. Comme sur ce chemin qu’il emprunte pour aller chercher Jimmy à l’école. Seul avec ses pensées, seul avec cette impression qu’il ne va pas y arriver. À mettre un pied devant l’autre. Sans Gabin pour lui tenir la main ou le gosse pour gambader devant lui. Il s’arrête pour s’allumer une énième cigarette, geste rassurant, habituel, qui le tue et le sauve en même temps, au final il ne sait pas. Et sans qu’il n’ait le temps de se rendre compte de ce qui lui arrive, il se fait renverser par un vélo. Rappel à la réalité. Douleur qui lui picote la peau. Quelque chose de fort et de soudain qui le tire à sa dépression latente. Un cadeau de sa sœur, peut-être. Ça lui ressemblerait. Prend-toi ça dans la gueule et arrête de râler, putain. N’empêche qu’il grogne de douleur, se redresse. Il regarde la jeune femme, s’inquiète pour elle. Pour lui, c’est trop tard, il ne s’inquiète plus pour lui.

Nate ne peut s’empêcher de l’observer, cette jeune femme tombée du ciel. Assez belle pour être un modèle. Assez frêle pour être cassée par une chute de cette envergure. Puisque c’est peut-être de sa faute – il n’aurait pas dû s’arrêter au milieu de la route, maudit briquet – et puisque l’esprit malin de Romy y est peut-être pour quelque chose, il ne peut pas la laisser comme ça. Le moins qu’il puisse faire c’est de proposer de l’accompagner jusqu’à l’école de Jimmy pour s’assurer qu’elle n’est pas réellement blessée. Ça changera aussi les idées au gamin, d’avoir une vraie patiente en chair et en os à sauver. « Oh ! J'suis vraiment désolée de vous gêner alors que vous étiez en route pour le chercher ! » Nate hausse les épaules, souris un peu. « Je suis sûr que sa mère a dû l’habituer aux retards, c’est pas très grave. » Il la voit bien, Romy, courir sur ses talons, les cheveux ébouriffés, affolée d’être en retard. Mais en retard quand même. C’était une très bonne mère, juste pas la plus conventionnelle. « Mais vous ça va ? J'aurais dû faire plus attention vraiment. » À vrai dire, il se sent un peu cassé aussi. Mais rien de grave. « Disons que ça réveille. J’aurai quelques bleus mais rien de cassé. » Nate est relativement solide, même si ça fait quelques temps qu’il ne prend plus tout à fait bien soin de lui. Il voudrait lui dire qu’elle, elle devrait faire plus attention, oui. Mais ça lui semble déplacé. Il ne la connaît pas du tout, il n’a pas le droit de lui donner de conseils sur sa santé.

« Moi c'est Briannah, j'suis franchement désolée de vous faire perdre votre temps ! » Il secoue la tête. Ça doit être la troisième fois qu’elle s’excuse en trois minutes. Étrangement, ça le touche. Parce que, même sans la connaître, ça lui donne l’impression qu’il vient de faire la connaissance d’une personne réellement gentille. Comme c’est des créatures en voie de disparition, mieux vaut ne pas la chasser trop vite. « Nate, enchanté. », il répond en lui prenant la main, en se surprenant de faire attention de ne pas la serrer trop fort. « Et t’inquiète, je te pardonne. Je peux te tutoyer, d’ailleurs ? Le vouvoiement c’est pour les vieux et la noblesse. J’suis ni l’un ni l’autre. » Ou presque puisque sans être noble, sa famille remonte quand même au Mayflower, chose dont ils sont bien trop fiers. « T’as quand même l’air bien secouée. Tu sais marcher ? C’est plus très loin. Je peux pousser ton vélo, si tu veux. » Il tend la main vers le vélo, sans toutefois le prendre. Sait-on jamais que ça donne l’impression qu’il pourrait le lui voler.  « Mais j’y pense, t’allais peut-être quelque part de précis, toi aussi ? Tu préfères que je t’appelle un taxi ? » Bizarrement, lui ce n’est pas ce qu’il préfère. Il devrait s’en foutre, après tout elle n’est qu’une inconnue, mais il a un bon feeling, y a vraiment quelque chose qui se dégage de cette jeune femme qui lui plait. Quelque chose qui manque dans sa vie.