lisière des nuits. (freyja)

sentir ☾ Parfum de la terre humide, des herbes en pagaille. Fragrance d’une enfance palpitante, sans limites, sans artifices, sans barrière. Des fils à poursuivre, partout, tout autour. Des artifices qu’on ne perçoit pas encore, parce que l’œil est toujours candide. Elle a traqué des rêves dans les feuillages de sa terre natale. Oregon perdu, déçu. Des visages appris par cœur, des coutumes toujours les mêmes. La violence dissimulée derrière les mains prévenantes que l’amour appose sur les paupières innocentes. Elle est née là-bas. Entre les odeurs soyeuses de pin et les ondulations des rivières. Tout le monde se savait. Personne ne se connaissait pour autant. Des vies de passage restées enchevêtrées par erreur, par hasard. Ils avaient toujours vécu là. Ada et Matthew. Ses parents, autrefois. Elle a oublié leurs visages, la tessiture de leurs voix enlacées. Elle ne se souvient plus, de cette terre qui les a détenus jusqu’à la fin. Le temps n’a pas annihilé certains détails toutefois. Insignifiants détails. Substantiels. Les notes boisées du parfum de sa nuque à lui, celles plus sucrées de ses cheveux à elle. Et les senteurs délicates des matins sans brume, greffées sur ces images dont les années ont effacé les couleurs. Mais les odeurs, elles, sont intactes. Freyja les poursuit encore, dans l’écrin de cette filandreuse nuit qui s’est abattue sur ses iris. Elle les prolonge, pour leur donner le droit d’exister encore un peu. Sa mère. Son père. Ce petit frère qui ne vit pas grand-chose du jour. Ces êtres de passage que l’enfance a gardé en son sein sans leur permettre de côtoyer l’avenir.  entendre ☾ L’évidence d’une onde. La vibration d’une émotion. La résonnance d’un cri. La soie d’un murmure. Ces chants infinis traçant des arabesques plurielles autour de sa silhouette singulière. La première note sur la touche d’albâtre, lisse comme le marbre, froide comme la mort. Les deux devenus intimes, au gré de ces mélodies que la fatalité improvise parfois, souvent, sans qu’on y consente. Elle a compris la musique avant de comprendre le sens des mots. Elle a nourri son langage, nimbé ses imaginaires. De gamine, d’enfant, d’adulte. Il y a toujours eu sous ses doigts des frénésies, des certitudes face à ce que serait le piano pour elle. Elle les a tous appris par cœur. Bach, Mozart, Tchaïkovski. Elle aurait volontiers fait saigner les phalanges, pour révéler les notes telles qu’elle les entendait. Irréelles. Atemporelles. Et puis se sont mêlées à elles les agitations des cris. L’impact du métal. La collision des macrocosmes. Son univers arrêté là où celui de la mort commençait. Ils se sont évanouis. Dans le temps, au gré d’une mélodie indomptable, inaudible. Elle a cherché à les entendre encore. Leurs rires, leurs attentions, leurs colères. Mais il n’y avait plus rien si ce n’est le silence et les bruissements plaintifs d’une enfance déchirée par le drame. L’existence de petite fille, encore balbutiante. Le cri déchirant de les avoir perdus la fait vibrer encore, toujours. La fracture est là, sur cette note qui n’en finit plus de mourir. Elle la fait renaître sous ses doigts graciles, la condamne quand le silence retombe. Une onde en filigrane, pour accompagner les troubles d’une existence diaphane.  toucher ☾ Erafler la pulpe des doigts sur l’écorce des arbres, distinguer les lueurs des réverbères par le prisme du tactile. Le froid des métaux, la morsure de la pierre, la douceur de la soie, la préciosité des textures infinies à élucider. Avec la cécité, elle s’est ouverte à un monde grandiose, presque virtuel. Tout est accru, tout est amplifié. Surtout ce toucher qu’elle continue d’apprivoiser avec la candeur de ceux qui apparaissent au monde pour la première fois. Du fond de son abîme, elle se souvient des visages tatoués au creux de sa paume. Ceux qu’elle a touché, d’une manière ou d’une autre. Lui d’abord, arrimé aux curiosités de son enfance aventureuse. Ce temps où elle voyait encore, où elle se greffait à des êtres qui n’avaient rien demandé. Sa joue émaciée par exemple est intacte dans sa mémoire. Elle  avait la texture de celle d’un adulte en devenir. L’apathie ne le rongeait pas encore. Il y avait de la singularité derrière les ridules naissantes de son visage. Ces plis de concentration qu’elle n’a effleurés qu’une fois, de sa main de petite fille, pour lui demander d’épargner la bête qu’il chassait sans relâche. Il lui a laissé une montre en héritage. Elle la tourne entre ses doigts souvent, détoure de son ongle les gravures, imagine les mécanismes qui s’y cachent. Le temps s’est arrêté à l’épilogue de cette rencontre importune. Mais malgré le noir, malgré le désespoir, elle n’a pas oublié. Il y a eu cette autre entité ensuite. Elle ressemblait à sa mère, trait pour trait sans doute, mais elle n’en avait pas la délicatesse. Une femme à laquelle le drame l’a enchaînée, qui s’est occupée d’elle, de cette enfant qu’elle n’aurait jamais voulu avoir mais à laquelle elle ne fit jamais supporter le poids de cette erreur de parcours. Sa tante. Sélène. Carriériste et indépendante, affublée du poids d’une maternité terrible puisqu’elle n’était pas la sienne, mais celle de sa sœur. Elle ne l’a jamais abandonnée pourtant. Elles ne se sont jamais comprises, ou atteintes. Sélène a vu en Freyja l’opportunité de la réussite. Elle lui a donné accès à tout, a fait d’elle une entité indépendante. Elle lui a donné les clefs pour toucher à une liberté rudement accessible, en perpétuel mouvement.  goûter ☾ Goûter la frénésie de sa bouche, la soie de sa langue. Goûter la ferveur de ses doigts sur ses courbes adolescentes. Amour interdit. Amour proscrit. Amour aux harmonies trompeuses et aux charmes incertains. Aveuglément et sans fard, elle lui a tout donné. Ironie du sort. La passion, la candeur, le trouble. Les fragilités de cette musique qui les reliait l’un à l’autre et dissipait le temps, les âges, les illusions de passage. Elle l’aimait dans sa passion d’enfant que l’on a trop longtemps tenu en bride et qui découvre pour la première fois une liberté sauvage. Elle l’aimait sans honte, sans contrepartie. Il l’a initiée à des plaisirs diffus, confus. Il l’a façonnée femme sous ses phalanges fébriles mordues par la désillusion d’un mariage brisé. Il lui a promit tout ce qu’il ne saurait jamais lui donner. Un rêve que l’on pourchasse dans l’espoir de le voir se concrétiser, mais que l’on finit vite par inventer chimère. Il est parti un jour, sans un mot, sans un retour. Son cœur, son amour. Il l’a laissée demeurer là, seule et apathique, le cœur alangui par les larmes asséchées sur ses joues blanches. Il est retourné aux obligations étincelantes que l’on porte à l’annulaire.  voir ☾ Voir … Voir enfin les mondes s’éteindre à la faveur des rêves sans lumières. C’est l’épanouissement d’une sphère unique aux clefs inaccessibles. Elle est la seule à en comprendre les rouages, à savoir en élucider l’opacité des pourtours.  Dans ses horizons il n’y a que du vide et des sensations confuses. De la musique pour tracer les contours d’une réalité exsangue, essoufflée d’être poursuivie et apprivoisée sans relâche.