emportée par la houle (thelma)

Lèvre inférieur laminée, elle a encore le goût de la rouille sur sa langue, le fantôme de la douleur d’un poing en pleine bouche bat toujours contre sa bouche scellée. Les néons du commissariat en pleine face, elle écoute les injures, observe comme un film silencieux son patron lui hurler dessus, mouvements sporadiques, mélange de bras et de mains emmêlés. Peut-être qu’elle est devenue sourde à force d’écouter ses cris accusateurs. Il est vieux, bedonnant, l’air méchant, cliché du commissaire qui a fait son temps, hargneux et prêt à accepter quelques pots de vins pour pas mettre quelqu’un au trou. Thelma le sait, elle se retient de lever les yeux au ciel, toujours fixée sur lui mais sans vraiment le voir, anesthésiée à l’habitude. « Tu m’écoutes putain ?! » d’une main il la repousse, lui secoue l’épaule et brutalement, le volume est remis à fond. Sonneries de téléphone, voix embrouillées, brouhaha ambiant, l’odeur du café et du gras, elle hoche vivement la tête devant l’air renfrogné de Butch. Son doigt s’agite sous son nez alors qu’elle grimace franchement cette fois « Qui t’a donné l’droit de poursuivre un suspect et de prendre des décisions ?! C’est sûrement pas moi putain ! Tu l’as bien mérité ton poing dans la gueule … » Les regards curieux se tournent vers eux, les corps finissent par se bousculer, la colère du chef bien trop connue dans le milieu. Certains la plaignent silencieusement quand d’autres la juge dans des murmures. « T’as eu ton diplôme en suçant qui hein ? » La remarque lui fait relever les yeux vers lui « J’vous demande pardon ? » Il ricane, lui renvoie son mépris sexiste en plein nez et elle pince les lèvres malgré la douleur, retenant les poignards aiguisés de ses insultes. « Pourquoi tu fais pas comme toutes les meufs de ton âge Thelma ? Va donner ton cul ou faire caissière, ça ira mieux comme ça. » D’une main nerveuse, qui tremble de gifler son visage écœurant, elle repousse les mèches qui lui tombent sur le visage avant de souffler un coup, d’avaler de travers sa dignité tout en inclinant la tête « Désolée chef, ça s’reproduira plus. » « Y’a intérêt. Tu ferais mieux d’abandonner mais t’es aussi tenace qu’un moustique alors … c’est ta dernière chance avant que j’te jarte d’ici. » Thelma qui serre les dents, qui remballe au fond du cœur jusqu’à l’estomac toute sa rancœur. Il finira bien par crever du cholestérol ou d’un arrêt cardiaque. Regrettant ses pensées mesquines, elle s’échappe du mur contre lequel elle est appuyé alors qu’il lui fait signe de reprendre son travail. Retrouvant le pauvre bureau qu’on lui a assigné, ses yeux tombent comme des aimants attirés sur la photo qui trône toujours devant elle. La mer bleue, le sable d’or, le soleil éclaté sur l’immense sourire de Joy, ses cheveux blonds attachés en un chignon brouillon, sa robe d’été découvrant ses jambes qu’elle lui enviait avant et elle, Thelma, plus petite, plus brune mais le rire au bout des lèvres. Elle se rappelle encore de tout, du jour et du pourquoi cette photo.

« Tu vas arrêter de bouger Thelma ? » lui crie sa mère à quelques mètres, appareil photo entre les mains, son chapeau de plage bien vissé sur sa tête blonde, maquillée sans que Thelma n’en comprenne la raison et le lui fait remarquer d’un « Pourquoi t’as encore du rouge à lèvres ? On est pas à un défilé. » Un marmonnement qui fait rire Joy tout près d’elle, la commissure droite de ses lèvres affichant une jolie fossette, ses opales rieuses braquées sur leur mère. Son bras entoure les épaules nues de Thelma, l’attirant contre elle « Arrête de râler et souris à maman. » « Exactement ! T’es pas contente d’être là ? » Thelma fait mine de réfléchir, retenant son sourire qui finit en éclat de rire quand les doigts de sa soeur vienne chatouiller le creux de son cou. « Bien sûr qu’elle est contente, elle m’voit pas si souvent qu’ça après tout. Et puis regarde, la mer … » Plus douce, elle la force à se tourner vers la houle, le bleu délicat d’un océan agité par le vent d’été, l’horizon sans limites « C’est pas là où tu veux aller ? » « J’commence à douter d’y arriver. » Le regard troublé de Joy se détourne pour revenir à Thelma qui garde le sien figé sur l’océan. « Comment ça ? » Un haussement d’épaules pour seule réponse, elle évite de rentrer dans les détails « Tu m’emmèneras avec toi quand tu l’auras ton bateau. J’veux bien voir comment c’est ailleurs. » Thelma la regarde enfin, esquisse un sourire que Joy lui rend, comme une promesse silencieuse. Pourtant, elle sait bien que Joy, elle a l’âme d’une princesse, qu’elle est trop fragile pour la sauvagerie de l’eau bipolaire, un coup accueillante et en quelques secondes,  elle te gifle et te repousse. « Bon vous avez fini de parler ? Regardez moi … » La voix de leur mère les ramènent au présent et dans un clic discret, les sourires sont capturés, le souvenir gravé sur le papier brillant.

Même maintenant, elle arrive à sourire devant le cliché, figée là, comme la cible des yeux de sa sœur. C’est pour elle qu’elle tient le coup. Pour elle qu’elle arrive à prendre sur elle. J’ai encore fait une connerie Joy, j’suis désolée. Parfois, elle espère qu’elle l’entend. Puis abandonne. Elle croit plus à rien, si ce n’est en ses envies amères de vengeance. Un bras autour de ses épaules la sort de sa transe, fait retomber le sourire, intrus malvenu, une voix trop connue près de l’oreille « T’as fait quoi cette fois Thelma ? T’as gerbé sur une scène de crime ? Oh non ! Attends, laisse moi deviner. T’as éternué pendant une planque ? « Cette fois, elle s’agace, tourne vers lui un regard plein d’injures silencieuses « Mêle toi d’ton cul. » Il sourit, l’air charmeur, beauté banale mais qui fait même craquer la réceptionniste de l’accueil « Non, j’préfère m’occuper du tien. » D’un coup d’épaule elle essaie de se dégager. En vain. Il s’approche encore, souffle près de son oreille « T’es bien trop canon pour ce taff. Regarde, à force tu vas t'abimer ... » Son pouce s’approche de sa lèvre blessée mais d’un coup de coude en plein ventre, elle se dégage enfin mais il ne grogne même pas un peu, riant en silence. Thelma qui rougit, enrage, levant sa main prête à le gifler « Espèce de ... » « Galloway ! » La voix de son chef l'interrompt et maudissant tous les dieux, elle se retourne lentement, marmonnant des excuses du bout des lèvres avant de rasseoir à sa place, tentant de s’immerger pleinement dans un énième travail puant le sang et la mort. C’est pas fait pour moi, putain. Thelma qui voulait voir toutes les mers, faire vibrer son cœur des torrents qu’elle observerait pendant des heures, courir après d’autres cultures et manger des plats tellement différents qu’elle en tomberait malade d’amour. Le voilier posé près de la photo de sa sœur est une pic qui s’enfonce toujours plus profond dans l’cœur chaque fois qu’elle l’observe. Elle se fait mal, elle s’écorche un peu mais elle a promis de jamais s’effondrer, de jamais toucher la terre ferme avec ses genoux. Garder l’équilibre alors qu’au fond règne une tempête qu’elle arrive plus à faire cesser, en funambule sur le fil de sa vie.


Dans ses souvenirs, c’est rouge désir, bleu amoureux, mauve mélancolique. Elle saurait pas dire si elle l’a aimé. Le mot amour, elle sait pas ce que ça veut vraiment dire. Elle a jamais été certaine d’être assez amoureuse, d’être assez entière pour aimer à avoir le souffle coupé. Mais il lui a donné l’illusion d’avoir trouvé une place. Dans les recoins les plus sombres, c’est leurs lèvres qui se trouvaient, se fouillaient dans une chorégraphie langoureuse. Tout, dans sa manière d’étouffer ses gémissements, d’enrouler le côté de son cou, son pouce contre son pouls battant tambour, de remonter tissus sur tissus pour dévoiler ses cuisses tremblantes jusqu’à sa voix un peu cassée au creux de son oreille qui murmurait des mots attisés au fer chaud, lui plaisait. C’était l’interdit qui faisait remonter la jouissance plus vite. La honte le lui dit encore aujourd’hui. Le fait d’être le joyau caché, la double face d’une pièce rouillée, de sourire d’un air plein de malaise à sa fiancée quand, à un simple repas, il tentait d'accrocher son regard pour qu’elle se rappelle de son goût sur sa langue encore naïve. C’est un tout qui a rythmé sa vie pendant un an. Elle était jeune, un peu débile, avide de connaître ce que la plupart de ses copines soupiraient pendant leurs soirées. L’orgueil gonflé à bloc par le fait qu’il soit plus vieux, ses mains déjà trempées de luxure sur sa peau vierge.

Et aujourd’hui, elle est là, sur un balcon, à se balancer sur une chaise qui craque, une main sur son ventre qui prend toujours plus de place, comme pour que son secret soit un peu plus exposé au fil du temps, qu’ils voient tous qu’elle a merdé. Pourtant, c’est pas marqué sur son visage qu’elle a été la salope de l’histoire, qu’elle a trop jouée avec le feu, que l’innocente Thelma a été celle avec les cornes au front. Sous sa main étendue, elle sent les coups de pieds d’une vie qu’elle est prête à lâcher, ses mouvements contre la peau du ventre, comme pour lui rappeler qu’elle est là, prête à sortir, prête à lui pourrir la vie. Elle lui crie de pas l’oublier, elle lui crie de jamais l’abandonner. Et parfois, sous la pression du geste qu’elle s’est promis d’accomplir, elle pleure Thelma, Elle pleure pour l’enfant qu’elle aimera jamais, elle pleure pour sa solitude, elle pleure pour les doutes qui la remplissent et lui murmurent de ne pas le faire. Et dans ces moments-là, elle se rappelle de sa promesse faite à Joy, de ses envies de voyage, de ce voilier à acheter, du sourire de sa mère à l’aéroport quand sa bêtise ne se voyait pas encore, de son sourire immense à l’idée de la voir partir rejoindre une amie. Amie imaginaire pour ennemie innocent trop réel.  Alors, tout va mieux. Elle s’apaise. Elle devient une mer plus calme, un océan sans vagues et sans pluie, prête à commettre ce qui ne se répare pas. J'te dirais pas au revoir, j'te dirais pas adieu, j'ai du plomb dans la gorge quand j'y pense, l'impression de vivre en apnée le temps que t'arrives. J'sais pas comment on aime l'indésirable, l'inacceptable. Mais parfois, je t'avoue, j'ai peur que tu me manques.


Maman tremble. Maman s’effondre alors que toi t'es là Thelma, tu chiales en silence, ravalant comme tu peux le boulet de cris déchirés et ça se coince dans ta gorge. Elle est là Joy aussi, endormie dans son couffin de soie, entourée de bois ciré. Le cœur bat en elle, il casse la glace, chaque battement l’assassine, lui rappelle qu’elle respire encore et que chaque expiration est une seconde de moins avec sa sœur. Elle a ses mots en tête, le spectre de son parfum qui frôle son nez alors qu’il n’y a rien, que le ciel gris, que les pafums étouffants des femmes inconnues venues chialer sur le corps d’une inconnue, celui de Cez tout proche d’elle qu’elle évite de regarder. C’est ta faute. C’est ta faute. C’est ta putain de faute. Elle lui dira pas. Lui aussi, il a le cœur qui chiale mais elle a aucune envie d’éponger ses larmes, de lui sourire ou de lui balancer des mots pansements. Thelma, pâle, qui a le goût du sel de ses larmes sur la langue, écoutant à peine le prêtre chanter les louanges de Joy. Il la connaissait pas. Personne ne connaissait sa sœur. Personne n’aurait pu mieux la connaître qu’elle. Dans son tailleur noir, elle a l’impression d’étouffer, que les boutons de sa chemise l’étrangle, prête à vomir. Les phalanges brisées en poings serrés, elle résiste contre le vacillement, contre ce vent qui semble vouloir la faire tomber pour que jamais elle ne se relève. Elle le sait Thelma. Si elle trébuche, aujourd’hui, demain ou dans un an, elle arrivera pas à se remettre debout. Les plaintes de sa mère perce un peu plus le silence quand enfin, la dernière prison de Joy descend sous terre. Tous ses membres tremble de la panique. Elle ne la reverra plus jamais, ne la touchera plus jamais. Thelma qui essaie de repousser l’angoisse et les tremblements. Alors elle serre les dents à s’en faire mal aux mâchoires, plante les ongles de ses doigts dans la paume de ses mains, pour se raccrocher à quelque chose, regard dans le trou où Joy est désormais enfermée.

Trente minutes passent à rester ainsi. A ne rien dire. A serrer les mains des invités sans dire un mot ni esquisser un sourire à écouter leurs condoléances hypocrites sans les retenir. Deux minutes de plus à réapprendre à respirer normalement. Dix secondes à peine pour décrocher enfin son regard du trou et jeter ses yeux pleins de rancœur sur Cez, entrouvrir les lèvres pour cracher quelque chose avant de soupirer, tremblante de rage. Encore dix minutes pour se détourner et emporter sa mère vers la voiture et ne pas se retourner. J’ai froid. J’suis glacée de l’intérieur. J’ai l’impression que du givre à pris possession de mon corps entier, que mon sang a fui vers mes pieds. J’ai la sensation de mourir sur place sans avoir aucun pouvoir de l’arrêter. Est-ce que ça va s’arrêter un jour ? Est-ce que la douleur cesse vraiment ? Et y’a jamais personne pour répondre à toutes ses pensées, à toutes ses questions. Et même quand le soir même, elle fixe le plafond de sa chambre plongée dans un noir partiel, à peine éclairé par la Lune, Thelma ne dit rien, s’étouffe sous le poids incontrôlé de ses pleurs enfin relâchés, là où personne ne peut entendre ses gémissements de douleurs étouffés par l’oreiller. Elle s’effondre pour mieux se recoller le lendemain. Personne ne doit voir qu’au fond, elle est un peu parti avec Joy.