Papa, où t'es ? (Rona)

|	Papa, où t'es ?  ; Jeff & Rona

Des appels, il en reçoit des dizaines par jour, à la pelle. Il y en a qui sont drôles, d’autres qui sont simplement surprenants. Il y en a qui écorchent le coeur ou qui, tout du moins, ne laissent pas indifférent. Celui qu’il a reçu, ce soir-là, fait partie de ceux qui peuvent faire imploser toute une vie. Installé dans son fauteuil roulant, les yeux rivés sur l’écran, il se saisit du combiné nonchalamment pour répondre à la personne qui a composé le 911 dans l’espoir de trouver de l’aide ou un peu de réconfort dans un moment de panique. L’appareil contre son oreille, il a formulé ces paroles monocordes qu’il répète plusieurs fois sur une journée et quand il a entendu sa voix, il a pas tout de suite réalisé. C’est qu’un appel téléphonique, ça peut sacrément déformer les sonorités émises par les cordes vocales. Et la panique, elle n’arrange absolument rien. En fait, c’est au moment où elle a donné son prénom que son coeur s’est arrêté : Rona. Le souvenir d’une idylle passée, tumultueuse, qui a abouti sur des rêves qui ont volé en éclats aussitôt. L’âme déchirée quand elle a évoqué son enfant, âgée de cinq ans, âge que devrait avoir sa propre fille, fille qu’il aurait pu connaître s’il n’était pas parti comme un voleur à l’annonce de la grossesse. Les coïncidences sont trop nombreuses pour être le fruit d’un curieux hasard, si bien que lorsqu’elle décline son adresse, il ne peut résister à l'irrépressible envie de la noter sur un bout de papier. Bout de papier qu’il glisse dans la poche de son jeans, sans réellement savoir ce qu’il va bien pouvoir faire de cette information. Il entame ensuite la procédure habituelle, laissant ce moment de trouble dans un coin de son esprit, jusqu’au jour où son panier à linge s’avère trop bien rempli pour ne pas être partiellement vidé dans la machine à laver.

Il jette les vêtements les uns après les autres dans le tambour, enfonçant ses mains dans les poches de ses pantalons pour s’assurer qu’elles sont bien vides, jusqu’au moment où il déniche un morceau de papier soigneusement plié dans l’un de ses jeans. Il l’ouvre et découvre cette adresse griffonnée à la va-vite. L’adresse de Rona. Celle qu’il a fréquentée durant quelques mois avant de réduire leur relation à l’état de poussières, sans le moindre remord. Depuis lors, il avait pensé à elle, de temps à autre, s’en était souvent voulu, mais avait toujours eu bien trop d'orgueil pour revenir sur cette décision déraisonnée, qui avait irrémédiablement impacté toute sa vie, mais aussi celle de Rona, et de leur fille.

Un foutu bout de papier avait suffi à lui retourner la tête, à foutre le bordel dans l’ordre de ses pensées, l’avait convaincu de se rendre sur place. Planté devant la porte, il se demande pour qui il va passer. Et si ce n’était pas sa Rona ? Quel prétexte pourrait-il trouver pour expliquer sa présence ? Pas le temps de réfléchir à plusieurs possibilités de scénarios que la porte s’ouvre déjà, sur une petite fille. Son portrait craché. Il a cette impression étrange de se voir dans un miroir et elle semble aussi surprise que lui de le voir là. Elle jette un rapide coup d’oeil à son fauteuil roulant mais a la délicatesse de ne lui faire aucune remarque, se contentant d’un :

- T’es qui ? qui a le mérite d’être des plus directs.

Il la fixe quelques secondes en cillant, la bouche entrouverte, avant de parvenir à trouver l’idée ingénieuse qui la convaincra de le laisser entrer avant que Rona ne déboule.

- Un ami de ta maman. Elle est là ?

Elle hoche énergiquement la tête, se détourne déjà de lui pour lancer un “mamaaaaaaaan !” résonnant dans toutes les pièces, et le laisse se débrouiller avec la porte, qu’il peine à refermer derrière lui. Il est étonné de constater que la petite fille ne soit pas plus méfiante mais en l’occurrence, il ne va pas se plaindre de son imprudence. Il s’avance lentement dans la pièce, observant tout ce qui se trouve autour de lui, jusqu’à ce que ses rétines s’arrêtent sur la silhouette de Rona. Il la reconnaît immédiatement. Elle n’a pas vraiment changé. Et elle n’a vraiment pas l’air ravie de le voir.

- Salut. J’voulais pas m’incruster comme ça mais ta fille m’a ouvert la porte.

Ta fille. Parce qu’il peut pas se permettre de prétendre que c’est leur fille dans la mesure où il n’est encore qu’un étranger pour elle et n’a jamais voulu d’elle avant aujourd’hui. Parce qu’il peut pas se permettre de se l’accaparer sous prétexte qu’il a changé d’avis suite à un simple coup de fil, alors que Rona l’élève seule depuis cinq années déjà.