Fin août 2020, milieu de semaine. L’été s’allongeait doucement sur la ville qui ne se reposait jamais ; New-York n’étant de toute façon jamais complètement délestée de son flot de touristes quoi qu’ils préféraient en général Manhattan au Queens.
Ses vacances à lui, dont les saveurs italiennes l’avaient moins envoûté que celle de la peau de l’étourdissante brune qui l’avait accompagné, étaient terminées depuis quelques temps déjà ; ce qui n’était pas un véritable problème en soi puisqu’il adorait son travail. Et puis à cette période de l’année les urgences étaient toujours un brin plus calme. Il n’empêche qu’une fois de plus Ambroise travaillait de nuit ce soir-là (l’après-midi était d’ailleurs déjà bien avancé), mais l’urgentiste avait encore un peu de temps devant lui avant que sa garde ne commence. Fait tout absolument passionnant ; l’ampoule de la salle de bain avait jugé bon de rendre l’âme un peu plus tôt dans la semaine alors Ambroise avait profité de ce laps de temps libre pour s’arrêter sur le chemin dans l’un de ces nombreux magasins de bricolage où l’on pouvait trouver à peu près n’importe quoi.
C’est entre les rayons vides « plomberie » et « électricité » (où il n’avait pas encore été capable de trouver la référence qu’il lui fallait, lui qui avait une sainte horreur de chiner et fouiner dans les magasins à moins que cela ne soit véritablement nécessaire) qu’il la remarque. C’était une jeune femme, peut-être avait-elle tout juste une petite trentaine – lui-même se considérant éternellement jeune, préférant fermer les yeux sur la vitesse à laquelle les années filaient et défilaient. Une belle brune (en temps normal ça ne faisait aucun doute), mais aussi vrai qu’il avait la fâcheuse tendance à tourner trop facilement les prunelles vers les jolies filles, ça n’est pas ce qui happa son attention. Elle avait le teint livide, les traits marqués de douleur : et c’est plutôt cela qui le motiva à la rejoindre. Déformation professionnelle oblige, et puis quand bien même, c’était sa nature d’être incapable de tourner les yeux quand autrui était dans une situation difficile. « Tout va bien madame ? » Il nota les sourcils froncés, les mains crispées autour du tissu par-dessus son ventre, la position adossée et immobile. « Ambroise Marshall, je suis médecin je travaille aux urgences à l’Elmhurst hospital. Est-ce que je peux vous aider ? »
Sujet: Re: Circle of life (Aurora) Lun 31 Aoû - 19:16
Il n’y croyait pas tellement, rien que visuellement parlant, à l’indigestion. Éventuellement les patients vomissaient dans tous les sens, mais ne se tordaient pas de douleur au point d’être à deux doigts de défaillir. Et puis généralement cela venait vite après avoir ingéré un peu de viande laissée trop longtemps au Soleil l’été ; les patients débarquaient groupés. Femme jeune, douleurs abdominales. Cela suffisait à faire en sorte que tout un tas de tiroirs s’ouvrent dans son esprit entrainé, mais sans son matériel sous la main, c’était plus artisanal. Mais pour l’instant il n’aurait besoin de rien de plus que sa tête et éventuellement ses dix doigts. « C'est difficile à dire si rapidement, il avait toujours la même voix calme et posée, rassurante. Une chose après l’autre, concentré sur sa patiente improvisée et plus du tout sur les ampoules manquantes. Quelqu’un est malade dans votre entourage ? » Voilà qui irait en faveur d’une toxi-infection alimentaire si tel était le cas, bien qu’une fois de plus : il n’y croyait pas. Mais Ambroise avait appris à écouter les suppositions de ses patients : pour au moindre prendre le temps d’éliminer, même rapidement, leurs propres hypothèses.
Soudain à nouveau son visage se tordit de douleur, et les doigts s’entortillèrent autour du tissu malmené, et la voix vrilla dans les aigus sans qu’elle ne parvienne à tout à fait l’étouffer. « Je vais vous aider à vous asseoir », il lui intima doucement, faute de mieux ou d’être capable d’inventer un brancard rien qu’en claquant des doigts. Il tendit son bras, l’aida à trouver le sol et à s’adosser contre les rayons métalliques. Il s’accroupit près d’elle. « Depuis ce matin, vous dites » Il fronça les sourcils doucement, le caractère crescendo et des crampes lui évoquant éventuellement une colique néphrétique (encore que), un syndrome occlusif (bof), ça ne ressemblait pas à une pyélonéphrite ou à une appendicite, à une péritonite qu’elle qu’en soit l’origine. Il y avait par contre un premier réflexe à avoir, avant toute chose, devant toute femme jeune en âge de procréer – réflexe d’urgentiste. Il déroula donc l’interrogatoire en quelques questions ciblées, indispensables pour avancer un peu la réflexion. « Vous avez des soucis de santé, déjà été opérée ? Vous n’êtes pas enceinte ? D’autres symptômes, à part ces crampes ? »
Sujet: Re: Circle of life (Aurora) Sam 5 Sep - 18:48
Les patients réagissaient différemment face à la douleur. Certains la toléraient bien, d’autres étaient rendus mutiques, aigris, vulgaires, désagréables, parfois indifférents, parfois solides comme des rocs, d’autres régressaient, certains enfin avaient surtout besoin d’être rassurés. Il avait l’habitude : aussi Marshall ignora-t-il royalement le ton cassant employé par la jeune femme, simplement concentré sur les symptômes qu’elle lui décrivait, notant le rythme auquel revenaient les crises douloureuses. Il pensa que parfois (et puis surtout à un stade débutant) la grossesse ne se voyait pas d’un simple coup d’œil, mais ça n’était pas encore sa première hypothèse diagnostique et c’était beaucoup trop tôt pour faire paniquer la patiente improvisée. Professionnel et calme, il essayait plutôt de l’apaiser. Dans le cas contraire il n’arriverait à rien d’autre qu’un travail bâclé, déjà rendu difficile par les conditions du lieu : rappelons qu’ils étaient perdus quelque part entre les bobines de cuivre et les interrupteurs électriques dans un magasin.
« Ca n’est probablement pas un ver solitaire », expliqua-t-il. Les parasitoses devaient plutôt des dyspepsies et autres troubles pour digérer, des troubles du transit, pas des douleurs à manquer de s’évanouir. Bien-sûr il ne s’était pas absenté pour interroger les gérants et clients du sushi bar le plus proche. « J’aimerais examiner votre ventre, vous me permettez de relever votre haut ? » Approbation obtenue, il dégagea un peu la peau nue jusqu’au-dessus du nombril, puisqu’il n’était pas question de la mettre en sous-vêtements là comme cela sans aucune autre forme de pudeur. « Montrez-moi où vous avez mal » La zone était vaste et péri-ombilicale ; Marshall lui fit confirmer que la douleur ne concernait pas du tout le niveau dorsal, n’avait absolument pas le trajet d’une colique néphrétique. « Dites-moi si je déclenche la douleur » Il nota la peau vierge de toute cicatrice chirurgicale. Puis rapidement ensuite il rebaissa le tissu pour la recouvrir, glissa une main habituée dessous. L’abdomen était d’abord souple, se contracta soudain sous ses doigts alors que le cri de douleur agitait à nouveau la jeune femme, mais ça ne ressemblait pas à une contracture ou à une défense qui imposerait une intervention chirurgicale, ça n’était pas musculaire (ou en tous cas pas ses abdominaux). Le globe ainsi formé sous ses doigts remontait largement jusqu’au-dessus du nombril (et ça n’était évidement pas un morceau d’intestin ni sa vessie), très dur malgré le ventre effectivement plutôt plat. La douleur en tous cas, il ne la reproduisait pas lui. La crise dura une bonne minute peut-être, il attendit qu’elle cède puis expliqua qu’il allait palper encore un peu, glissa son autre main, chercha à deux mains une tête peut-être, une petite épaule. Il ne lui expliqua évidemment pas quoi, le regard vaguement perdu entre eux deux mais concentré. Il jura sentir bouger toutefois – et une fois de plus ça n’était pas du colon –, eut confirmation plus tard. « C’est comment votre prénom ? » Armé d’une poker face éternelle, il n’en menait toutefois pas si large. Ca n'était non pas une technique de drague improvisée, mais s'il devait finalement lui annoncer qu'il soupçonnait peut-être un déni de grossesse, autant s'adresser à elle d'une façon un poil plus personnelle.
Quoiqu’elle en dise, les douleurs crescendo depuis le matin, les contractions qu’il avait clairement senti ne lui évoquaient pas grand-chose d’autre qu’un utérus éventuellement en début de travail : et l’envie de pousser lui faisait redouter clairement plus qu’un vilain ver solitaire. « Aurora, vous êtes certaine de ne pas avoir eu comme des pertes anormales de liquide, aujourd’hui, ou même hier ? » Dernière question avant de la faire paniquer pour de bon, mais d’abord, il voulut s’assurer qu’ils avaient encore un peu de temps. Car si elle répondait par l’affirmative, les choses pouvaient bien continuer de se corser.
Sujet: Re: Circle of life (Aurora) Mar 8 Sep - 11:32
« Non, vous n’allez pas mourir » Il affirma et promit sans hésitation, mais l’intonation grave. Une femme enceinte avait pourtant un pied dans la tombe et un pied sur la Terre : c’était ce que l’on disait ; quoique cela fut moins vrai depuis les énormes progrès de la science et de la médecine. La réponse de la demoiselle lui avait fait froncer les sourcils, il n’avait pas perdu son calme toutefois : il avait sa réponse. Réponse à son hypothèse, à ses craintes. Lui aurait préféré être partout sauf ici, n’en menait pas large : mais n’allait pas prendre la fuite, puisqu’il était là, l’urgentiste… L’urgentiste, pas l’obstétricien, pas le maïeuticien. Les accouchements ce n’était pas sa pratique quotidienne, il avait la théorie mais pas l’expérience (et d’ailleurs il se repassait silencieusement à la vitesse de l’éclair ses cours expliquant que faire en cas d’accouchement inopiné ?). En principe donc, il était infiniment calme… Dans les faits, garder la tête froide lui demandait une concentration beaucoup plus grande que d’habitude et une énergie toute particulière. Une chose après l’autre.
D’abord, il commença par demander aux inconnus autour d’eux de s’écarter, pour que la foule plus curieuse que réellement préoccupée par les cris douloureux, ne l’étouffe pas d’avantage – et puis aussi, question de secret médical. Il n’avait pas encore parlé. Parmi la formation humaine, un jeune employé aussi grand que maigrichon, armé d’une mine inquiète et d’un polo jaune canari du Brico shop. Marshall demanda que ce dernier, et seulement lui, reste vers eux. Fasse partir les autres dans un autre rayon : circulez, merci !
Ensuite, et très vite après avoir dispersé tout le monde d’une voix habituée à donner des directives sans panique mais sans laisser de place à la discussion, il revint à sa patiente. Sa patiente enceinte, qui avait perdu les eaux quelques heures plus tôt, aux contractions longues et répétées à intervalles très rapides – ce qui à son sens était d’assez mauvais présage pour lui. Patiente enceinte sans le savoir, à un terme inconnu qui ne lui laissait donc aucune visibilité quant à la viabilité de l’enfant à naitre. Deux vies. Au moins. « Aurora, j’ai besoin que vous m’écoutiez et que vous vous laissiez guider. » Il conseilla fermement, il était indispensable qu’elle garde son calme : il n’employa pas les termes « ne paniquez pas », plus anxiogènes. Mais l’idée était là. « Je pense que vous avez fait un déni de grossesse : d’où le ventre plat, les règles régulières, l’absence de prise de poids. Vous êtes enceinte. » Voilà, il jetait la nouvelle abasourdissante, les yeux dans les yeux, sûr et certain de lui. Il expliqua rapidement sans se perdre dans les détails, mais la voix soigneusement articulée. Vite mais sans précipitation. « Vos douleurs sont des contractions et vous avez perdu les eaux, le travail a dû commencer depuis plusieurs heures déjà. Vous allez accoucher. Il est possible que les choses soient déjà trop avancées pour avoir le temps de vous transférer jusqu’à la maternité, il faut que je vous examine. » La bombe éclatait, tout était dit : déni de grossesse, accouchement imminent, possiblement ici même. Lui priait silencieusement pour que ce ne soit pas le cas, que le col ne soit pas complètement ouvert, la tête pas engagée, ce genre de chose. Et pourvu aussi qu’il fut question de la tête et pas d’un engagement foireux qu’il serait incapable de gérer. Deux vies. « Aurora restez avec moi, je suis avec vous » Il interdit la panique, se voulait autant que possible rassurant. Ordonna ensuite à la grande brindille qu’était l’employé, lui tout à fait affolé, qu’on lui trouve surtout des gants propres (ils auraient forcément ça, par ici), une couverture si possible, et qu’il l’aide à déplacer madame jusqu’à un endroit plus à l’abri. Ca tombait bien, la réserve était tout à côté. « Vous pouvez marcher ? Je vous aide » Le gringalet d’un côté (Joe, sur son badge), de bonne volonté, lui de l’autre, un bras ferme sous les épaules pour soulever la nouvelle parturiente terrifiée et épuisée, effectivement pas bien lourde ni épaisse. Ils s’installèrent donc dans la réserve bien chargée, c’était inavenant et inconfortable, artisanal, mais au moins ils auraient un semblant d’intimité. Joe-la-brindille aida la douloureuse à s’installer à nouveau tandis que lui composait rapidement le 911. Le temps de l’attente, avec la musique et la voix insupportable, il demanda à la jeune femme de se déshabiller – une fois de plus il estimait que le risque d’accouchement ici-même plutôt qu’au chaud à la maternité était majoritaire. A l’autre bout du combiné, il se présenta (Docteur Marshall, urgentiste), donna l’adresse, exposa la situation en deux ou trois mots, demanda une ambulance le plus rapidement possible, raccrocha, retourna tout près de sa patiente. « Voulez-vous qu’on appelle quelqu’un ? »
Sujet: Re: Circle of life (Aurora) Dim 27 Sep - 17:31
« Tout ira bien » : Marshall n’en menait pas large, et pourtant il affirma sciemment ce dont il n’avait pas la moindre idée. Quoiqu’il pense, la voix était forte et assurée, douce, réconfortante. En réalité il ne faisait pas le fier, l’urgentiste, il se disait qu’il aurait préféré être partout sauf ici, que la situation dépasserait ses compétences à la moindre complication, qu’il n’avait pourtant pas le choix. Qu’ils n’avaient pas le choix : ni lui, ni Aurora, la première concernée. Il se disait que lui répéter qu’il était là avec elle et qu’il ne la lâcherait pas n’apporterait pas de réassurance supplémentaire, puisqu’il n’était rien d’autre qu’un sombre inconnu en train de lui expliquer qu’elle accouchait d’un enfant pas programmé du tout ; et non, il ne pensait vraiment pas se tromper. L’employé du magasin qui lui servirait d’assistant tout à fait improvisé avait le teint livide et avait au moins eu la bonne idée de se dépêcher, il était revenu très vite avec les deux ou trois objets qu’Ambroise avait pensé à lui demander. Des gants, des couvertures (dont une sur laquelle le jeune homme aida la patiente improvisée à s’installer péniblement). A nouveau Ambroise lui expliqua, mais très calmement, qu’il fallait impérativement qu’il vérifie à quel point l’accouchement semblait imminent, qu’elle se déshabille. Gênant, de la part d’un parfait inconnu dans une réserve inhospitalière : il entendait. Les murs étaient trop épais pour entendre les sirènes des ambulances quand elles approcheraient mais quoi qu’il en soit il se disait que les choses iraient peut-être trop vite pour avoir le temps de rejoindre la maternité la plus proche. Tout en bas de son ventre il déposa une seconde couverture, soucieux d’essayer de lui préserver un semblant d’intimité malgré les conditions désastreuses.
« La tête est là » : voilà le genre de chose que jamais Marshall n’aurait imaginé dire. Mais jamais. Et encore moins en dehors de son terrain de soin habituel. Il soupira très très rapidement, le temps de très vite rassembler toute sa concentration et surtout, son self-control. Cela voulait dire plusieurs choses : premièrement, le bébé ne présentait pas un engagement foireux en siège ou de travers, ce qui le rassura avant tout le reste. Ensuite son diagnostic, s’il semblait invraisemblable (accouchement inopiné doublé d’un déni de grossesse), se concrétisait très brutalement. L’ambulance n’aurait pas le temps d’arriver : il allait falloir qu’elle accouche ici et avec lui – qui n’avait de la chose aucune expérience, rien que la théorie. Lui qui n’avait aucun matériel à disposition si quoi que ce soit se passait mal pour la mère ou l’enfant. Deux vies. Ok. Garde la tête froide. « Aurora, entre deux concentrations il planta ses iris sombres tout droit dans ceux de la jeune femme paniquée, vous allez accoucher ici il n’y a pas d’autre choix. J’ai confiance en vous, vous allez y arriver. » Et pour ça non plus, ils n’avaient pas le choix : il n’avait pas d’autre solution que de croiser très fort les doigts pour que tout se passe bien. Au jeune employé encore plus paniqué qui demanda en balbutiant ce qu’il pouvait faire pour aider, Ambroise répondit,non pas qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire mais qu’il pouvait monter le chauffage à fond (le nouveau-né risquait de se refroidir très vite)... et lui tenir la main si la jeune femme le souhaitait (sans aucune pitié pour les phalanges qui se feraient rapidement broyer). Tout irait assurément très vite : en trois ou quatre poussées le petit serait là. Deux vies à gérer. « Vous pouvez le faire. Concentrez-vous sur les contractions, à la prochaine vous poussez »