the one (ysra)

Le bois des arbres, de leurs yeux-canifs, griffe sa peau d’éclat solaire recouverte depuis peu d’un film cendré. Levant haut la main sous ses soucoupes hagardes, Aminn entrevoit, incrustés sous son tissu de peau, des caillots de cristaux qui reflètent les rayons lunaires. Il courbe ses doigts moites sous les intentions de la brise, hypnotisé par la danse des précieuses qui roulent à mesure que la dextre se meut.
La forêt, zélée par celui qui se faufile à travers l’amas inextricables de sapins, fait pousser des racines hors de la terre pour voir l’arabe s’y écraser. Se faire emporter par les germes de son frère qui, il y a longtemps, a cessé de vivre.
L’existence à six pieds de la lumière,
et autant de l’obscurité.
Aminn, dans le trouble, piétine le sentier comme il le peut, délirant sur les ténèbres qui n’en finissent jamais. Une étendue noire qu’il a dans la tête et devant le regard, où pointe le faisceau éclatant de quelque chose qui ne se devine guère. Et qui l’attire, inévitablement.
Le chiard s’en rend à peine compte; qu’il a dévalé le parc en faisant fuir les promeneurs tardifs de ses apparences douteuses. Qu’il marche désormais parmi les ensevelis, les semelles qui se moulent aux linéaments osseux plantés ça-et-là dans l’herbe, à l’endroit où les épitaphes se mélangent comme les vers d’un mauvais poème. Ça lui agresse pas la vue, lui qu’a jamais lu un sonnet, à moins qu’il s’en rappelle plus. Qu’il a peut-être lu trois mots un soir de pleine lune, mais qu’ça lui revient plus, parce que la défonce n’offre pas la négoce.
Qu’on oublie, le pire et le meilleur, indifféremment.
Et sans réunir non plus les neurones nécessaires pour se demander: à quoi bon vivre alors? On se dit bien qu’il y aura un trou noir pour nous faucher comme nos souvenirs.
C’est elle le faisceau éclatant, ou plutôt le téléphone qui l’éclaire, la noctambule dont il reconnaît la tignasse à l’avoir vu se peigner longtemps dans la salle de bain. Il a les mains flanquées dans ses poches, et Aminn recouvre son austérité à cette silhouette, de dos, qui l’importune.
“Qu’est-ce que tu fais là? Papa et maman savent que t’es sortie?”
Ysra est venue trouver un frère qui n’existe plus comme pour se rendre plus opaque. N’est-elle pourtant pas morte en même temps que Sadek, Ysra?

@ysra ben rhiad the one (ysra) 3227196488

son téléphone n'aura pas tant vibré, aujourd'hui.
elle se réveille un peu plus tard que d'habitude. ça fruste toujours, parce que son temps dehors est limité et qu'elle n'aime vraiment pas se priver de ce semblant de liberté qu'elle possède. c'est sans doute pour ça qu'ysra préfère l'hiver. elle est plus libre, le soleil se couche si tôt et elle se sent un peu moins malade quand elle sort vers dix huit heures et qu'il y a encore bon nombre de passants dans les rues.
papa et maman sont pas là, ce soir. c'est un mot, juste un mot qui lui indique qu'ils sont partis manger chez des amis. des amis qu'elle connaît, ils ont même une fille de son âge mais... forcément, ysra n'est pas invitée. énième coup bas, énième peine cardiaque. elle devrait être habituée, honnêtement. depuis qu'il est mort, rien n'est pareil. et ysra... elle n'a pas envie d'être toute seule, ce soir. alors quoi ? elle envoie un message à cette personne ? ou elle cherche son frère ?
mais où ?
new york est grand. new york est beau.
alors elle n'en sait rien, elle ouvre son téléphone, regarde sur les réseaux sociaux pour essayer de trouver sa localisation actuelle.
bingo.
son coeur cogne fort, son coeur pleure en silence. ysra s'enfonce dans les rues. l'endroit est loin de la maison familiale, elle se rend compte qu'elle aurait dû prendre un gilet parce qu'elle a froid. alors qu'il ne fait pas froid. son cerveau est connecté à son corps, ses pensées froides se répercutent, provoquant des nombreux frissons sur son corps de femme lune. elle n'aime pas ce coin là. les bois. ce côté sombre, avec pour unique source de lumière son téléphone portable et cette lampe torche peu puissante. le bruit de l'herbe qui frottent à cause de ses pieds. elle inspire un bon coup. son téléphone allumait, elle essaye de suivre son instinct sans trop savoir où chercher. peut-être qu'il sera parti, loin, trop loin. qu'elle a loupé sa chance. pourtant, elle n'abandonne rien. trop besoin de lui. qu'est-ce qu'elle cherche au fond ? ses bras ? son âme ? oui, elle cherche tout ça. elle cherche dans les yeux d'aminn un semblant d'importance dans cette existance.
une silhouette. des bruits.
lui. juste lui. les premiers mots, comme une enfant prise au piège. mais elle ne l'est pas. ne l'est plus, du moins. j'ai passé l'âge pour demander l'autorisation. elle est froide, non ? non, elle est sur la défensive surtout. j'ai loupé les premières heures de la nuit. et si aminn s'en souvient, il sait que ce genre de détail compte beaucoup aux yeux de sa plus jeune soeur, unique soeur. papa et maman sont sortis, eux. et moi... j'étais seule. et elle, elle a besoin de lui. qu'aminn ouvre ses yeux. qu'aminn se rapproche. qu'il sèche les larmes invisibles qui coulent, qu'il camoufle ses angoisses et écoute ses craintes. mais ysra est consciente qu'elle risque de trop en demander hein ? c'est son anniversaire. aujourd'hui. à sadek, cet autre frère d'une mort qui aura détruit quatre vies. ysra ne quitte pas son frère des yeux. désirant se rapprocher, désirant sa force et ses bras pour n'être qu'une enfant pendant une seule petite minute.

Ysra rabroue les sermons de l’instable, d’une haleine glaciale qu’il lui connaît mal lorsque sous le joug de son opium il se trouve. Elle lui a toujours fait la sensation du givre, sa trogne de gamine qui grandit mal et qui le flagelle toujours de son austérité. Il n’a pas besoin de la toucher pour savoir qu’elle a la peau glacée. À force de côtoyer la lune, c’est insupportable de la voir devenir comme elle. Mais qu’est-ce qu’il en sait? Les yeux injectés de sang, il discerne à peine ses contours, renifle mal son parfum, devine tout juste l’emplacement de son corps devant la stèle. Aminn souffle longuement quand elle parle du temps perdus, parce qu’il sait pas bien ce que ça veut dire le temps. Il se souvient difficilement de l’importance que les aiguilles revêtent, puisqu’il a oublié ce qu’elles font écouler. Le fluide de l’existence et des damnées.
“... et moi… j’étais seule.”
“et alors? tout le monde est seul, papa et maman même quand ils sont ensemble, ils sont seuls.”
“c’est son anniversaire.”
“je sais.”
Le tison de sa pupille fracture la roche et l’épitaphe entaché, puis se cogne sur l’agitation de sa soeur. Ça lui greffe quelques pans de lucidité, la date et la supplique qui se confond dans son regard. Il froisse ses sourcils, contrarié par la brise douloureuse que la réalité fait rentrer quand elle s’instille. C’est toujours pénible de se trouver près d’elle, qui remue, agite sous les papilles de la mémoire, son souvenir et le deuil en étendard. Aminn ne s’était jamais épanchée sur les ressentiments d’Ysra, sur les mouvances de sa souffrance dans ce corps have, aride. Il ne se demande pas ce que peut être sa vie passée dans le noir, à s'appesantir sur les illusions tissées par son intelligence, créer du lien avec des ombres. Le môme n’est pas assez téméraire pour pénétrer les contrées en jachère de son humanité fêlée.
“tu lui ressembles”, qu’il dit quand elle semble attendre les délicatesses de l’aîné. En même temps qu’il lui dit, il admet aussi tout le recul qu’il est obligé de prendre, toute la distance qu’il est bien forcé de poser. Entre elle et lui. Pour ne point saccager ses intérieurs apaisés, muets, plongés dans le noir et le vide. Aussi, a-t-il la brutalité de faire un pas en arrière.
“tu comprends? tu lui ressembles”, et la mort qui se balance sous les paupières de l’enfant l’effraie, le paralyse.

elle est là, la peur et l'angoisse. il est là, l'espoir. l'espoir qui se bat encore comme il le peut pour ses deux âmes complètement perdues. ysra vient chercher la chaleur d'un corps connu. et pourtant, face à elle, deux consciences qui bravent l'hiver glacial de leurs âmes. ysra ne quitte pas ce grand frère des yeux. celui qui est vivant, au premier abord, mais mort avec lui dès l'instant où le triste sort a été appris. elle se souviendra de ce jour-là, comme ceux qui ont suivi. elle se souvient avoir été contente de ne pas subir la pression élémentaire, les moqueries de camarades qui écouterait et liraient la radio, les journaux. d'une vérité qui n'est pas la leur, et qui brise malgré tout plus que de raison. celle d'un nom, tâché, par un homme si bon et si pur qui ne méritait pas la mort. pas comme ça. elle refuse de croire qu'allah ai brisé cette promesse de protection. et pourtant ?
il n'est plus là.
cette stèle, les photos, les affaires. seuls souvenirs d'un amour tâché d'un homme bon.
toi aussi, t'es seul. elle constate. elle ne sourit pas. elle n'a pas envie d'être solaire, cet enfant qui pourtant ne connaît pas la lumière du soleil. cet enfant aux couleurs basanés et pourtant, à cette peau si blanche. aminn l'est. ysra l'est. elle le sait, tout le monde. sauf qu'elle, elle ne veut plus l'être. c'est bien pour ça qu'elle est ici. et qu'elle s'oblige presque à justifier sa présence, par un événement qu'elle n'a pas oublié. l'premier. l'premier sans lui, finalement.
son coeur est serré. tous ses organes peinent. mais elle est quand même là. debout. à regarder son grand frère qui ne lui apporte pas grand chose hormis un simple je sais. mais si tu sais, aminn, pourquoi t'es pas avec elle ? avec eux ? avec cette famille détruite ? pourquoi tu te bats pas un peu ?
ysra a envie de pleurer. cette douleur au creux de sa gorge est terriblement désagréable. elle ne bouge pas. ne se rapproche pas. elle essaye d'ouvrir son esprit pour que son frère lise en elle, comme un bouquin, mais rien. rien ne se passe. et son souffle devient de plus en plus fort.
c'est son anniversaire, et il n'est pas là pour souffler cette nouvelle bougie.
tu lui ressembles.
l'enfant lune cligne des yeux, plusieurs fois. un reniflement peu glamour. rien n'est beau dans ses retrouvailles. ce n'était pas une bonne idée d'être ici. parce que je vais bientôt mourir ? c'est une vraie question. ne comprenant pas vraiment le but de ses mots. elle lui ressemble, mais pour quoi ? par quoi ? elle n'a rien de sadek. elle n'est pas forte. pas généreuse. la pathologie la restreint plus qu'autre chose. elle dort le jour, vit la nuit. elle ne ressemble à personne dans cette famille. pourquoi tu t'éloignes de moi ? pourquoi t'es plus là ? la souffrance dans ses mots, comprenant qu'elle ne trouvera jamais le réconfort. pas avec lui. j'ai besoin de toi aminn. j'veux plus être seule. ça suffit. ça suffit d'être rejetée de cette famille. ça suffit qu'on croit tous qu'elle s'en sort mieux sans eux. ysra s'en sort pas. son coeur est explosé en mille morceaux. son âme est loin. et ses yeux brillent, sans que les larmes ruissèlent sur ses joues. et dans un dernier murmure, emportant par le vent, l'enfant lune répète. j'ai besoin de toi.

Ça ne lui fait rien, de l’entendre constater sa solitude d’une parole morne, un peu comme si elle comprenait la leçon qu’il venait de lui aviser et qu’elle la récitait platement. L’esseulement est au confins de chacun, un globule dans l’essence, une pathologie incurable et qui néanmoins conforte. Être seul comme la garantie de n’avoir rien à donner, à n’importe qui voudrait prendre ce qu’il reste de manière éparse. Ysra se démène quand même pour grappiller un peu, a plongé ses loupes dans le gouffre en face d’elle pour en puiser un peu de compagnie.
Mais c’est qu’il fait déjà l’effort de rester, Aminn.
Et les maladresses sincères de son verbiage se croisent dans l’incrédulité qui se peint sur la peau dorée de son visage poupon. L’incompréhension se parachève dans l’horreur sous la langue qu’elle déhanche. Ses traits se tendent, et les derniers éclats se délogent pour céder à la tension. Il a tout l’air de faire sombre tout à coup sur le territoire basané du garçon.
“J’en sais rien si tu vas mourir, après tout sadek savait pas non plus. mais non, c’pas pour ça qu’tu lui ressembles.”
Il grommelle parce qu’elle a osé évoquer l’idée, et qu’il n’est pas capable de lui servir un mensonge. Il se répète qu’elle a tout ce qu’il faut pour mourir elle aussi, sous les mêmes violences d’un système qui ne se cherche plus d’excuse et qui ne se repent d’aucune des petites morts qu’il provoque.
« pourquoi tu t’éloignes de moi ?», elle a dit ça alors qu’il se retirait vers l’arrière, si bien qu’il passe à côté de ce qu’elle veut vraiment dire et rehausse ses épaules en guise de réponse. « pourquoi t’es plus là ? », il la regarde à nouveau, hagard, démuni par la détresse qu’elle exhibe dans ses lumières ébènes et qu’il ne peut consoler qu’en arrachant les siennes. Et l’autorité s’efface, s’absout dans la confusion qu’il érige d’une gueule penaude. Dans le cyanure qu’il s’enfile, les neurones s’annihilent, se compriment jusqu’à déflagrer dans la grotte de son crâne; Aminn s’est dépossédé de tout, a fait mourir cette sensibilité exaltée qui le tirait jusqu’aux affres.
“Arrête”, il marmonne sèchement, puis lève sur elle des orbes contrites, “grandis Ysra, j’suis pas Sadek. J’ai l’air d’être quelqu’un dont on a besoin? Non, si t’as besoin de quelqu’un tourne-toi vers Allah, il fait bien les choses lui.” L’amertume est anguille dans la pensée: le dogme de bien faire tout ça pour être buté.

ne pas trembler.
ne pas flancher.
ne pas hurler pour se faire remarquer.
ysra perd ses moyens. elle le sent. celle qui tente d'être forte depuis tellement de temps. celle qui tente de rester humaine, les deux pieds sur terre. pas là. pas devant son frère. sa famille est son unique point faible, finalement. c'est déjà difficile sans un frère, ça l'est encore plus sans l'autre. celui qui est vivant mais qui lui tourne le dos, un peu comme tous les autres. d'une phrase qui se veut être un compliment et qui pourtant, la retourne dans tous les sens tant elle est peu agréable à digérer. sans en comprendre les causes, les raisons, et aminn n'aide pas à soulager ses angoisses. il ne sait pas lui parler, il ne sait pas lui expliquer. elle est tremblante, les yeux deviennent brillant mais jamais ; jamais elle ne veut craquer. elle le fera quand il aura le dos tourné. elle le fera quand il oubliera un instant la vie, s'en allant dans les bras de morphée, d'un sommeil profond où ysra viendra chercher la chaleur de ses bras. d'un contact éphémère. d'un contact peu agréable, tant la souffrance de ses deux âmes ne sera jamais vraiment calme. pourquoi, alors ? si ce n'est pas parce qu'elle va mourir bientôt, pourquoi hein ? aminn lui fait mal, tant il reste impassible et froid, alors qu'elle, elle tente de ne pas se laisser déborder par toutes les émotions qui sont en train de la submerger. elle a froid. son corps pris d'une chair de poule alors que les températures extérieurs sont loins d'être froide. c'est son âme. son âme glacée qui pénètre dans l'intégralité de ses organes pour la figée sur place. dans l'attente des réponses, dans l'attendre qu'il apaise ses souffrances d'un jour qui se veut tant particulier, mais que chacun est en train de vivre de son côté.
arrête.
un seul mot, et elle arrête oui. de quoi ? elle ne sait pas. pourtant, elle ne bouge plus, elle se contente de son regard dans le sien dans l'attente d'en savoir un peu plus.
grandis.
grandis.
grandis, ysra.
pourquoi le mot fait mal ?
les paroles d'aminn sont tellement difficiles. un peu comme cette situation, finalement. allah ? elle retourne ses mots. elle tente de rester impassible. elle tente d'avaler cette boule qui est en train de lui détruire la gorge. allah, hein ? il était où allah pour empêcher la mort de sadek ? il était où, allah, pour empêcher ma pathologie ? il était où pour nous protéger ? la colère d'une fille qui chérie grandement sa religion. peut-être que son frère ne l'aide pas hein. elle n'est pas loin. les sanglots s'entendent dans sa voix, elle inspire un bon coup mais rien. plus rien ne fonctionne vraiment. son coeur bat si fort, explosant un peu de tous les côtés pour laisser des bouts de celui-ci partout autour d'aminn et d'ysra. toi t'es là. enfin. non. t'es plus là. t'es plus là, tu m'as abandonné, tu crois que la solitude est cool et qu'on veut tous vivre comme ça. mais moi j'veux pas. je me répèterai pas aminn, j'ai besoin de toi. pourtant, aminn pourrait lui dire de dégager qu'elle le ferait sans trop se battre finalement. mais elle tente ysra. elle tente, un pas, les yeux brillants, la lèvre qu'elle mord très très fort pour canaliser toute la peine. elle ne demande pas grand chose. elle demande ses bras, deux minutes de sa vie.

“Pourquoi alors?”
“Cette façon que t’as d’en avoir quelque chose à foutre. Sadek il était comme ça.”
Aminn remarque la peau mordue par une brise imaginaire, retire sa veste et la lui tend. Il ne se sent pas capable d’apposer un doigt sur le cuivré, de faire glisser le vêtement sur les épaules menues. Chaque rencontre, il scinde son corps à celui des autres puisque toucher le fait souffrir. Car sous la pulpe il y a le réel, ce tyran qui trahit la matérialité de vos décombres et embrase l’être dans son entier. Ils étaient nombreux à se sentir dans ce bas monde comme en Enfer tandis qu’Aminn s’évertuait à ne pas se sentir du tout. Elle était particulière sa volonté à se laisser disparaître tout en gardant l’ancre plongée dans le terreaux.
Tout autour, la forêt cesse son vacarme pour laisser à Ysra celui de la déception. Il observe la parjure qui déforme sa gueule d’enfant comme elle clame qu’Allah n’a rien de grand, sinon la misère dont il fait étalage. C’est le mutisme des hérétiques, qui ont cessé de croire aux fantasmes divins, à ces parts de bonheur qui se distribuent au mérite. Il se tait parce qu’il y a un bout de lui dans ce qu’elle déblatère, cette colère au moins, cette tranquillité dérangée par l’affliction. Et plus elle lui ressemble, plus elle le répugne, et Aminn appelle son repentir: “ne parle pas comme ça Ysra”. Il ordonne sévèrement. “C’n’est pas Allah qui nous l’a volés. Allah donne mais c’est aux hommes d’agir, et il n’est pas assez grand pour empêcher tous les hommes qui se prennent pour lui.”
Derrière son rideau de chagrin, Ysra n’entend que toutes les absences fracassantes qui retournent la terre de son existence. Il ne le comprend pas, mais elle est pénétrée d’abandons et n’en peut plus d’oeuvrer dans cette solitude exécrable. Quelque part seulement, son coeur se comprime de voir sa soeur batailler contre les larmes qui veillent à l’extraction des regrets. Les branches qu’il écrase à reculons retiennent les soupirs martyrs à l’aune d’un contact que la fée prépare; il se tient néanmoins immobile, ne fait qu’imaginer sa fuite. La toison de jais viendra mourir sur son tee-shirt et Aminn ne s’en attendrira pas croit-il. Non sans que l’âme tressaute, il accepte qu’elle lui vienne entre les bras et murmure la sentence: tu existes.
C’est son anniversaire. Et il ne se sent redevable qu’auprès de ce frère qu’il aurait voulu suivre, et jamais à Ysra qui n’aurait dû s’appesantir sur ses aînées fuyards comme il veut qu’elle soit solide, inébranlable. Quand elle se presse, il sent les radiations de la douleur qui lui paralyse le corps. Après l’entrevue, le môme ira sans doute frôler l’overdose pour être certain de s’oublier correctement.
On n’entend plus que son coeur à elle et les sanglots d'Aminn qu'il étouffe.

elle reste bloquer sur les mots. pour être certaine d'avoir bien entendu. pendant une seconde, ysra ne bouge plus. ne respire plus. ne serais-ce que ses yeux qui clignent à plusieurs reprises. bien-sûr que j'en ai quelque chose à foutre. t'es mon frère aminn. t'es mon frère, bon sang ! elle hurle presque, les larmes qui menacent à tout moment d'exploser, tant la boule dans sa gorge devient insupportable, douloureuse. aminn compte pour ysra. si fort. si fort, bon sang. comme sadek, qui repose en paix dans leurs âmes. dans cette famille qui a explosé suite à la perte d'un des leurs. pourtant, il est là, en eux, il essaye sans doute de se battre parmi les poussières d'étoiles pour qu'ils arrêtent de pleurer la perte, pour qu'ils arrêtent de souffrir sans cesse. parce qu'avant ; avant c'était beau. maladroit, mais c'était beau. chacun avait une belle lueur au beau milieu des pupilles. mais plus rien. plus rien n'est présent. la souffrance, la haine, la peur du monde. drôle d'ironie pour une enfant obligée de vivre la nuit, et donc, obligée de connaître le monde affreux qui se réveille dès que la lune pointe le nez au dessus de leurs têtes. mais ysra se montre... quoi ? hautaine ? un peu. un peu quand elle ose rejeter les valeurs d'un dieu qu'elle chérie au plus au point dans son coeur. mais on peut pas dire qu'ils soient de très bons exemples pour entrer dans ce paradis dédié aux gens comme eux. à ceux qui chérissent haut et fort cette religion, de la prière qu'ils tentent de maintenir, de ce coran qu'ils ont forcément lu à un moment ou à un autre. aminn le prouve ; l'amour d'un dieu quand il crache presque sur sa petite soeur. celle qui décide d'ouvrir les crocs, celle qui ne supporte plus d'être traitée de cette façon quand la seule chose qu'elle désire ; c'est que son frère ouvre les yeux sur la souffrance qu'elle partage mais qu'elle ne supporte plus d'avoir. sinon quoi ? il va faire quoi aminn ? hein ? allah aurait quand même dû l'épargner. il était celui qui ne juré jamais sur lui ; celui qui prônait sa religion et qui s'engageait à la tenir, et à nous rappeler à l'ordre si nous, nous, on oubliait d'où on venait. elle est en colère, c'est vrai. ce n'est pas pour autant qu'elle tourne le dos à sa religion, sachant que le frère mort n'aurait jamais apprécié qu'ils fassent ça. qu'ils fassent n'importe quoi. mais dans un sens, ils le font quand même. ils sont minables. ysra tremblote, la veste de son frère dans sa main qu'elle fini par blottir autour de ses épaules. mais ça ne suffit pas. ce n'est pas cette chaleur qu'elle veut. c'est celle d'un frère qui continue, encore de reculer. elle retient ses larmes, vraiment. mais ça devient difficile quand elle se sent définitivement seule.
sauf là.
sauf maintenant.
un seul pas. un seul regard. elle comprend. et elle s'approche à toute vitesse pour s'accrocher à des bras maladroits qui pourtant, pourtant oui, sont là. elle retient plus les larmes qui glissent, la tête blottie contre le cou d'un frère qui ne la lâche plus. et elle ne veut pas que deux minutes comme ça. elle a besoin d'une nuit, d'une nuit ou deux, pour ne plus se sentir seule pour de bon. ça suffit jamais, les moments où elle se glisse dans sa chambre, l'ainé endormi, en se glissant dans ses bras alors qu'il est inconscient et qu'il ne se rend même pas compte de sa présence. non. rien ne suffit. sauf maintenant. elle ne dira pas qu'elle revit ; elle dira qu'il est là. pour l'instant. et que c'est tout ce qui compte.
ysra fini par relever sa tête. et... tu pleures. elle constate, venant passer ses doigts sur les joues d'un frère qui est autant anéanti qu'elle, visiblement. c'est la première fois. la première fois qu'elle le voit ainsi, oui. ses doigts chassent, avant qu'elle ose. elle ose embrasser sa joue, d'un côté puis de l'autre. elle ose embrasser les larmes. je suis là. à quoi ça sert de le lui dire ? à rien. mais elle le fait quand même. on est là. sadek est là aussi. mais... mais c'est toi et moi aminn. eux deux. oui. quand l'enfant lune ne cesse sa tâche. ses lèvres humidifiaient par les larmes de l'ainé. elle est là. elle ne le lâche pas. ses lèvres sur sa joue, sur l'autre. ses bras qui serrent fort, trop sans doute. son coeur qui bat fort. et les sanglots qui lâchent, qui la prennent en otage pour se libérer, dans le silence désagréable d'une forêt, première spectatrice de la douleur des ben rhiad.

Elle promène, Ysra, cette charité dans le cœur, et qui donne au garçon cette envie de partir à la renverse, à lui qui n’est ceint d’aucune satiété empathique. Ce sentiment qui débecte. Dès qu’elle dit qu’elle en a cure, il n’y a même pas de pitié qui vienne incommoder son songe brumeux. Ça lui est égal de connaître toutes les balivernes qu’elle se conte au nom d’une fraternité bringuebalante. Aminn voit bien, reclu dans son infâme univers chimérique, qu’il ne vaut pas l’acharnement de sa benjamine. Il ne relève pas non plus l’absurdité de sa véhémence de peur qu’elle y voit l’imperceptible, un appel au secours, une alerte jetée dans le vide. Il gamberge et ne dit rien, l’accuse placidement de l’offense à Dieu qu’elle est en train de commettre et à laquelle il ne peut acquiescer sans dévoyer son ouaille secrète. La pupille perce la colère diffuse de ses propos, entre les deux yeux quelques ridules signifient son mécontentement.

“Et malgré ses rappels tu as continué d’oublier comment la religion nous commande d’agir face aux actes du prophète. Comment tu vas faire maintenant qu’il n’y a plus personne pour te lire ta foi? T’es plus cette petite fille, tu devrais faire quelque chose de toi”. Il lui faut oublier les traces qu’il a faites sans jamais penser que quiconque pourrait les suivre, balayer la terre sèche de son enclave, sa déshérence. Pour lui Ysra est un souvenir nébuleux de quelques moments où il s’échappait de lui-même, quelque chose dont on aperçoit tout juste les contours et qui se presse de disparaître dès qu’on le caresse. Néanmoins, il devine qu’elle ferait refuge dans son habitat de peau grisée, à lui, comme une misérable squatteuse que cela ne dérange pas de se couvrir d’un duvet de poussière tant qu’ils se trouvent à deux en dessous.

Il n’est pas bien gaillard, plus vraiment du moins. Alors quand les stalagmites prennent la forme de sanglots, Aminn concède à reculons qu’elle vienne réchauffer sa stupeur tout contre ses entrailles en éruption. Ça lui rappelle quelque chose sans savoir quoi. Il secoue la tête en négation dès qu’elle s’aperçoit qu’il pleure. Il dit non, ne t’y attarde pas, ça ira mieux dans quelques heures. Le corps qui hurle, les paupières closes pour ne pas qu’elle s’échappe, la douleur. Ysra la fait éclore sur la pulpe de ses lèvres bientôt salées, accuse le mouvement de recul de son frère par des pleurs chauds et bouleversants. De la tranche nue de son poignet, Aminn cherche les dernières larmes avec entêtement. “Non. C’est toi toute seule Ysra, moi ça m’intéresse plus d’être ici sans lui”, placidement, avec cette assurance des convaincus, il néglige la môme qui lui demeure pensant l’épargner. Doucement, il commence à s’estomper dans la pénombre puis s’arrête un instant “si maman demande, je ne rentre pas cette nuit”, puisqu’il lui fallait désormais oublier les empreintes délicates de la faiblesse qu’elle avait attiré sur son derme.

Ça prendra bien quelques rails, et un dernier pour trinquer à sa fête.

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