(ava) mômes

mômes
@ava caruso

Je le regarde saisir son verre et le porter à ses lèvres. Une nouvelle fois. Ses lèvres sont fines, ses lèvres sont sèches. Je l'observe attentivement, détaille les marques sur sa peau, les zones de sécheresse sur les ailes de son nez, son léger strabisme. Je ne fais que ça : regarder. Pour ne pas l'écouter. Pour fixer mon attention ailleurs que sur ses borborygmes sans sens, la fadeur de sa parole, l'ennui derrière son visage pâle.

Je ne sais pas comment je me suis retrouvée là. Un petit cœur rouge sur une appli de rencontres à la con, quelques phrases échangées pour la forme et un rendez-vous fixer pour tuer le temps. L'autre parle, il parle sans cesse, il dit le vide, il ne dit pas que je suis belle, il ne dit pas combien il me veut. Je tords ma bouche, je papillonne : il n'effleure pas ma peau, il n'allume pas le désir. Il n'y pense même pas.  Monsieur est un artiste, Monsieur écrit, Monsieur peint. Je rêve secrètement qu'il se lève, qu'il me plaque contre un mur, devant ces inconnus, qu'il m’embrasse, qu'il me morde. Un peu d'action, un peu de vie. Ressentir. Je hoche la tête quand il pose des questions, il rebondit seul, dans un monologue sans début ni fin, montre des images floues sur son téléphone. Je regarde ses joues, son front, sa barbe de dix jours. « Tu ressemblais pas à ça sur tes photos. » Les mots restent dans l'air, une seconde. Il les balaie de la main, il enchaîne. Il parle de sa dernière expo, je regarde les gens autour. Comment font ces femmes qui ne couchent pas le premier soir ? Comment font-elles pour supporter, sans cesse, le discours fade des hommes ? Les allonger dans un lit les fait taire, parfois.
Je voudrais qu'il se taise sans avoir à fourrer ma langue dans sa bouche.
Je pourrais prétexter un appel. Une urgence. Une obligation. Désolée, ma mère est en train de mourir, il faut vraiment que j'y aille. Non. Oups, j'ai un autre rendez-vous dans cinq minutes, je vais vraiment être en retard. Il serait capable de sourire, ce con.
Je commande un nouveau verre. « Du champagne, s'il vous plaît. Le plus cher, bien sûr. » Je le regarde, frondeuse. Enfant capricieuse, j'attends qu'il flanche. Une remarque. Un mot plus haut que l'autre.
Mais rien ne vient.
Mon verre arrive.
L'homme parle toujours.
Cul sec.
J'attrape mon portable. Un message à Ava. Elle sait où je suis, c'est elle qui m'a donné l’adresse. Je pianote, rapidement. Faut vraiment que tu viennes, ce connard a essayé de me coincer dans les toilettes. Si l'étincelle ne vient pas, il faut savoir allumer le feu soi-même.
Nouveau verre.
Mon portable vibre sur la table, je ne répond pas.
Je souris franchement maintenant. Un peu grisée. Trop pressée de voir la furie débarquer. Je compte les secondes, les minutes, prête à voler un baiser à l'inconnu pour rendre la scène plus crédible, tartiner sa bouche de rouge à lèvres, sa chemise blanche aussi, faire briller mes yeux et regarder Ava le détruire.
Pour moi.
Rien que pour moi.
Et me sentir importante, enfin. Et me sentir vivante.

Je ne fais même plus semblant d'écouter l'homme qui me fait face. Je fixe la porte, derrière lui, les joues roses, le cœur dansant.
Ava, ma belle, viens me sauver de l'ennui qui me ronge, s'il te plaît.

Spoiler:

mômes
@sara ochoa

Faut vraiment que tu viennes, ce connard a essayé de me coincer dans les toilettes.
Mes éclats de rire sont coupés par les quelques mots que je me met à pianoter à la vas-vite. j't'avais dis de pas inviter le premier connard venu. Je redresse à peine la tête lorsque j'adresse un j'me tire à Claire et Marc. Je crois que c'est leurs noms, un couple de quarantenaire rencontré quinze minutes plus tôt. L'genre trop bien fringué, trop friqué, trop ennuyeux à la recherche d'une aventure sortant de l'ordinaire. J'étais prête à leur offrir, paraît qu'il faut pas mourir conne.

Je me précipite à l'extérieur, déjà la main dressé pour choper le premier taxi qui passe. L'gars qui s'arrête à l'accent des pays de l'est, un peu bourru, un peu trop bavard. Il parle mais je ne comprends qu'un mot sur deux, alors je me concentre sur l'écran de mon téléphone. Je tape quelques mots pour Sara, j'espère qu'au moins tu lui as arraché la langue., elle ne répond pas et peut-être que je devrai m'inquiéter. Mais je me fais vite rattrapé par le fil d'actualité que j'emploie à faire défiler sous mes yeux maquillés. Il est quelle heure au juste ? La voiture se stoppe et mes doigts sont déjà cramponné à quelques billets froissés que je jette au conducteur. Cent dollars, c'est le prix ? Je suis déjà dehors quand il hurle en polonais, merci, j'sais. j'avais peur qu'il n'ait pas remarqué à quel point j'étais sublime dans cette robe jaune poussin importée de Milan. Elle est assortie à merveille au long manteau noir que je porte, c'est ce que je me dis en observant mon reflet dans la porte vitrée du bar. Je me recoiffe, pour le principe, mais y'a plus le moindre sourire une fois le sas d'entrée passé. Mes sourcils se froncent quand je la cherche, la blonde.

Là.

Mes talons se mettent à chanter tellement j'avance vite, si j'étais dans un film, j'aurai remonté mes manches pour me la jouer gaillard.
Le mec parle tellement, que je suis invisible.
Sara sourit et j'comprends tout de suite l'ennuie qui l'accable.
Je m'assoie à leur table. Il me dévisage. j'croyais que t'avais meilleur goût. adressé à Sara alors que je pose mon sac à main au milieu de leur échange. tu te fous de ma gueule, non ? lui ? il t'a coincé dans les chiottes ? c'est elle que je regarde maintenant, son rouge à lèvres brille encore, sa coiffure est impeccable, son air ravit me donne envie de la secouer, tu l'as touché ? mes yeux se posent sur lui, apprêté mais mal rasé. Il bégaye. Je ricane en lui volant sa coupe de champagne. c'est ce qu'elle a dit, pourquoi elle mentirait ? j'arques un sourcil.

mômes
@ava caruso

Après quelques minutes d'attente, la porte s'ouvre sur la belle brune. Visage dur, sourcils froncés – véritable statue de marbre. Le silence se fait tout autour de moi. Je la regarde s'avancer, ses mouvements comme au ralenti pour mon cerveau un peu ivre. J'oublie de coller ma bouche à celle de celui qui me fait face, j'oublie de le tartiner du rouge dont j'ai teinté mes lèvres. Je suis happée par la silhouette qui vient de passer la porte. Ava est venue. Ava s'est inquiétée pour moi. Le feu d'Ava est là, il brûlera le corps chétif de l'idiot qui me fait face si je lui demande assez gentiment.
Son regard capte le mien, je ne peux m'empêcher de sourire. L'homme, en face, ne se rend pas compte que toute mon attention est captée par la panthère qui s'avance vers nous. Clac, clac. Clac, clac. Clac, clac. Ses hanches roulent en rythme, sur une musique que je voudrais inventer pour elle seulement – chose dont je suis incapable, à mon grand malheur. Clac, clac. Je ne peux regarder ailleurs. Sa robe jaune est un soleil et le monde entier tourne autour d'elle.
Elle s'assied à notre table, comme une ombre. La plus belle des ombres.
L'homme, dont le prénom m'échappe – Steeve ? Michael ? Jerry ? - la dévisage, quelques secondes. Il hésite, ne sait comment réagir. Elle ne lui laisse pas le temps d'en placer une : enfin, ses lèvres restent closes et son silence est comme une mélodie pour mes oreilles. Le monologue prend fin, la fête peut enfin commencer.

Une pluie de reproches tombe sur l'homme, qui se contente de bégayer. Je jubile. Je voudrais applaudir, comme une môme au spectacle, mais je me retiens. Je mords l'intérieur de mes joues en regardant Ava. On dirait qu'elle a fait ça toute sa vie : briller et balayer les autres du revers de sa manche. Je n'écoute pas ce qu'elle dit. À l'intérieur de ma tête, je prépare mon rôle. J'imagine le naïf me suivre aux toilettes, je le vois me plaquer contre un lavabo blanc et manger ma bouche avec la sienne. Dans mes pensées, je le devine animal et je deviens sa proie. Les joues rouges, presque essoufflée, je plante mon regard dans celui d'Ava. Dans un élan d'inspiration, je coupe les paroles à l'inconnu qui ne sait plus où se mettre. « Mais oui, putain. Ce connard m'a suivi dans les chiottes. J'ai rien pu faire. » Je mime l'apeurée – plutôt mal. « Regarde-le deux secondes. J'ai flippé. Je savais pas quoi faire. » Je ne crie pas. Dans cette scène, ce n'est pas mon rôle. Je chuchote, même. Parfaite petite victime. Je bois une nouvelle lampée de champagne, fière de mon parfait jeu d'actrice. Si Ava ne me croit pas, je sais qu'elle fera au moins l'effort de rentrer dans mon jeu. Pour la beauté du geste. Pour l'amour du jeu. Pour me faire plaisir, sûrement, aussi.
Lui, ouvre deux yeux aussi grands que sa bouche. « Mais t'es tarée ma pauvre ! » Il se lève. Je pose mes longs doigts sur son poignet, pour le retenir.  Encore un peu.  Quelques regards se tournent vers notre table. « J'suis pas folle. C'est toi... J'hésite, feins la réflexion. C'est quoi ton prénom déjà ? » Je n'attends pas la réponse, elle a bien peu d'importance. « Assume un peu, crétin. »
Nouvelle gorgée de champagne.

mômes
@sara ochoa

J'sais qu'elle ment.
J'sais qu'elle s'invente une vie. Sara, elle aurait eu bien trop peur pour rester sagement assise en face de lui, s'il était vraiment ce qu'elle prétend. A moins qu'il cache un flingue en dessous de la table. Discrètement, je regarde en m'appuyant contre la chaise. Rien. Seulement des baskets trop blanches. Qui vient à un rencard en baskets ? J'avale sa coupe de champagne sous ses yeux écarquillés. Pas mauvais. La blonde capte toute mon attention, je l'écoute sans sourciller, sa tronche me donne envie de pouffer de rire mais je me retiens, pour la forme. C'est qu'elle y met de l'énergie et qu'elle a toujours su me captiver l'espagnole.
C'est lui que je regarde maintenant, j'examine sa tête d'imbécile, ses sourcils en désordre et la grimace qui déforme son visage à mesure qu'il se sent piéger dans cette pièce de théâtre. c'est vrai qu'il a l'air louche... que je crache à son intention. Mes yeux dégringolent sur le lui lentement quand il se redresse, il a tout l'air d'un insecte disgracieux. Il s'offusque à raison et je ricane. Sara donne tout ce qu'elle a, se met même à le retenir pour pas que la scène se termine trop vite. Ce serait dommage de passer à l'acte deux avant de s'être amusées. regarde là, elle est terrorisée, j'suis sure que t'y es pas pour rien. je minaude en croisant mes jambes. Il me regarde comme si j'étais une de ces sorcières qu'il voudrait voir cramer sur le bûcher. j'crois que tu devrais te rasseoir. j'ordone, ce serait bête qu'on se mette toutes les deux à crier. mon sourcil se lève alors que je me tourner vers la belle, elle au moins elle s'est bien apprêtée pour l'occasion. Je dévore un instant son décolleté parce que je me rappelle exactement ce qui se cache dessous, c'est sans doute ce qui l'a attiré à lui aussi. sur une échelle de un à dix, il se situe où l'affront que t'as subi ? que je lui demande en glissant ma main contre sa cuisse, comme une amie réellement soucieuse. Le gars est tellement con qu'il reprend sa place initiale. vous voulez quoi ? il chuchote maintenant, j'hausse les épaules en ne regardant que Sara. Sara et ses idées loufoques, Sara que je ne peux quitter malgré toutes ses années. qu'est-ce qui te ferait plaisir ? deux autres bouteilles de champagne ? le barman ? ... sa carte de crédit ? j'ai le rire au bord des lèvres.