des astres. (bianca)

DES ASTRES

Souvent, elle repense à eux. Le sang arraché à ses artères, l'héritage renié en quelques gorgées d'alcool teinté de médicaments en tous genres. Quelques secondes suffisantes pour tout faire basculer. De Paola à Rosa, de Bogota à New-York, de la sagesse bourgeoise à la folie des nuits du velvet. Elle est passée du blanc le plus pur aux ombres menaçantes qui la suivent en permanence. Pourtant elle ne se sent jamais en danger Rosa, trop sûre d'elle pour oser douter du pouvoir qui est resté dans les quartiers colombiens. Elle se sent libre cette nuit, comme si elle respirait un peu mieux qu'en temps normal. Libre, froide et insensible. C'est tout ce dont elle a besoin pour s'adonner à son jeu. Celui où les filles dans les rues ne sont plus que des candidates potentielles, des pions qu'elle recrute ou renvoie en fonction de ses caprices de princesse. Dans le bar, les lumières bleues et rouges dansent sur les visages fatigués, dévoilent les moindres imperfections des peaux mises à rude épreuve par les excès passés. Les verres s'entrechoquent dans un bruit continu qui agace Rosa. Ses yeux à elle aussi sont cernés par tant de chasse, par la fuite perpétuelle de ses origines parce que son visage est le même. L'impression que la Colombie est imprimée sur son visage comme un néon rouge. Soupir étouffé dans son verre quand ses pupilles se posent enfin sur une fleur. Pas du genre à vouloir être le centre de l'attention, mais assez jolie pour que les regards prédateurs trainent plus de temps que nécessaire sur son corps encore jeune. C'est comme si elle voulait disparaitre au milieu de la foule, comme si sa présence ici avait été forcée par une autre personne. Ce sera elle. La démarche se fait innocente quand la brune s'approche. Rosa s'efface au profit de la racoleuse, un rôle qui lui colle à la peau, des éclats de billets derrière ses prunelles qui se veulent innocentes. « Hey, tout va bien ? » Fausse compassion alors qu'elle détaille la carne aux couloirs de miel de l'inconnue, sourire sur ses lèvres charnues. « T'as pas l'air d'être très à l'aise au milieu de la foule, je me trompe ? » Et au fond ça rassure un peu la colombienne, les danseuses timides sont les plus faciles à enrôler la plupart du temps.

(c) élissan.

Le bruit incessant, les rires, la musique, les cris, l’alcool qui coule à flot et elle est là. Accoudée au comptoir de ce bar, présente sans être vraiment là, la carcasse atteignable mais l’esprit ailleurs, comme bien trop souvent. Elle attend qu’elle arrive, la mule, la personne qui lui apportera ce qu’elle est venue chercher. La personne qui lui apportera son précieux sachet. Parce que tu t’es encore donnée, la nuit passée, Bianca. Parce que t’as encore cédé aux démons déchirant tes entrailles. Et elle attend, simplement pour récupérer ce qui lui est dû. Pour récupérer ce pourquoi elle se rabaisse systématiquement. Si seulement. Si seulement ce n’était que cela. Si seulement il ne pouvait s’agir que d’une passe de temps à autre pour satisfaire les besoins de sa mère. Ton mal, il est beaucoup plus profond que ça, Bianca. Ton mal, il réside là, tout au fond de toi. Pas capable de l’assumer, pas capable de l’encaisser, elle se cache derrière une carapace, photographe accomplie qui ne se laisse jamais vraiment aimer. Et peu à l’aise, dans ce genre de soirées. Bien plus encore lorsqu’elle n’est pas accompagnée. Le regard dans le vague, visage de poupée laissé à l’abandon, le corps enrobé dans une robe noire, simple et moulante. Elle attend. Puis une voix se fait entendre. Pas celle qu’elle espérait. Pas celle qu’elle attendait. Une voix qui semble soucieuse, presque inquiète. A croire que t’as l’air si mal que ça, Bianca, que ton visage transparait de la souffrance forte à en crever. - Heu, non… Pas vraiment… Qu’elle répond, laissant un faible rire passer la porte de ses lèvres. - En réalité, j’attends quelqu’un. Elle ne serait pas là, sinon. Elle ne serait pas venue seule dans ce genre d’endroit. Parce que ce n’est pas elle, tout bonnement. Parce qu’elle n’a jamais eu la chance d’être de ses filles passant leurs soirées en boites de nuits, à s’amuser avec leurs amis, à profiter de l’insouciance de la jeunesse. T’as pas eu ça, toi, Bianca. T’avais d’autres responsabilités bien plus tordues. T’avais d’autres ambitions désespérées. - Et toi ? T’es venue seule ? Une demande à son tour, parce qu’elle ne voit personne semblant l’attendre, personne autour, juste elle. Rien qu’elle, pour lui offrir son attention.

(c) calaveras.

DES ASTRES

Il y a des flammes qui tanguent dans ses yeux, elle veut la trouver, cette perle rare qui saura la satisfaire avec une simple danse. C'est dans l'attitude de l'inconnue que Rosa devienne un potentiel pour la place qui s'est libérée au Velvet. Elle la cherche du regard, elle veut instaurer une proximité, même si elle doit être illusoire. Offrir un peu de l'attention qu'elle semble réclamer, c'est déjà un premier pas pour l'aborder sans l'effrayer. Les questions plus personnelles peuvent bien attendre quelques minutes. Rosa devient un automate qui articule des questions sans vraiment se soucier des réponses, un petit jeu pathétique qui l'amuse quand même. Un sourire se faufile sur les lèvres de la Colombienne quand la voix de sa proie se rajouter à la musique qui perfore ses tympans au point de faire courir l'agacement sous sa carne dorée. L'inconnue avoue attendre quelqu'un, peut-être un homme perdu dans la foule qui carbure aux vapeurs d'alcools ou aux médicaments gobés comme des bonbons. Peu importe, ça ne vient pas contrarier les projets de Rosa qui s'accoude à son tour contre le bar. Un simple signe de la main suffit à commander deux verres avec l'espoir de délier plus facilement les langues. « Cette personne que tu attends.. C'est un ami ? » Ou un collègue, ou un petit ami. Rosa veut tout savoir alors elle tente de retirer le voile sombre qui vient naturellement obscurcir ses prunelles. « Je suis seule, oui. Ça ne fait pas de mal parfois. » Les paroles sont sincères. Rosa apprécie autant d'être entourée que de se retrouver à errer sans destination précise. Un tempérament complexe, à double tranchant le plus souvent. Les deux mojitos arrivent finalement dans les mains des deux jeunes femmes, Rosa attrape le sien sans tarder pour trinquer. « Je m'appelle Rosa. » Je m'appelle Rosa et je m'apprête à m'immiscer dans ta vie sans demander l'autorisation, ce serait une présentation certainement plus réaliste. « Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? » Elle parle toujours trop quand son intérêt est éveillé. Sans même s'en apercevoir, c'est la première gorgée de sa boisson qui libère ses propres mots.

(c) élissan.

Elle n’est pas comme elles, comme eux, Bianca. Elle se sent différente, Bianca. Elle s’est toujours sentie différente, au fond. A la marge, surement. Parce que sa vie ne ressemble pas à celle des autres. Parce que sa vie de jeune adolescente, de jeune femme, était atroce, à côté de celles des autres. Poupée brune, visage doux, visage lisse, elle ne s’est jamais trop liée au monde, par peur d’être encore un peu plus blessée. Quand les filles de ton âge vivaient leurs premiers émois, les premières soirées arrosées, toi tu te prostituais. Toujours, à la recherche de cette putain de poudre. Toi tu donnais ton corps pour satisfaire les besoins primaires mais non élémentaires de ta mère. Dans la foule, au milieu de l’agitation, elle se sent encore comme cette adolescente déconnectée du reste, déconnectée de la vie entière. Ailleurs, mal à l’aise, perdue, presque apeurée, jusqu’à ce que l’inconnue ne vienne la trouver. - Un ami, oui, on peut dire ça. Un ami, loin de l’être. Une tâche dans son existante. Une noirceur dont elle n’est plus capable de se passer. Et la brune, elle semble bien plus à l’aise que toi. Bien plus à sa place que toi. Pas effrayée par la solitude, encore moins par cette multitude de personnes. Hochant la tête, parce qu’elle se sent bien mieux seule, elle aussi, elle reprend néanmoins. - Et moi c’est Bianca. Enchantée. Enchantée, désenchantée, à mille lieux de la vérité, loin de tout ce qu’elle pourrait imaginer. Intriguée, pourtant, par la facilité déconcertante avec laquelle Rose fait la discussion. Elle semble intéressée, réellement, par elle, par ce qu’elle peut bien avoir à raconter. Tellement que cela deviendrait presque suspect. - Je suis photographe. Qu’elle lance, plongeant son regard dans le sien à la recherche de réponses. - Et toi ? Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? Qu’est-ce que tu fais, ce soir, dans ce bar ? Pourquoi est-ce que tu sembles rechercher ma compagnie alors que d’autres se sentent bien mieux ici ? Les interrogations qui se bousculent, les sens qui s’agitent, proie, de nouveau, aux yeux de quelqu’un.

(c) calaveras.