Sujet: Re: Gueules cassées ○ Ella Sam 15 Aoû - 13:12
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Gueules cassées ; Jeff & Ella
C’est qu’une égoïste, Ella. Elle pense qu’à elle, sa petite personne, parce qu’il y a rien d’autre qui compte dans la noirceur de sa vie, de ses nuits, de cette existence devenue trop morne pour valoir encore le coup. Elle s’interroge même pas sur la souffrance qu’elle fait endurer aux autres alors qu’elle se détruit. Elle pense être la seule à être aspirée par ce tourbillon, et peut-être que c’est avec une certaine indifférence que le reste du monde tourne la tête quand elle boit la tasse, mais pas Jeff. Lui, c’est à corps perdu qu’il se jette dans l’océan, subit les assauts des vagues déchaînées, de cette marée qui remonte la plage à vive allure sans lui laisser la moindre chance de s’en sortir. Il serait prêt à se noyer pour la sauver, pour la forcer à garder la tête hors de l’eau, peu importe la force avec laquelle elle se débat, tente d’échapper à son emprise.
- Ca m’fait que j’t’aime bien. Voilà, t’es contente ?
Paroles prononcées avec plein de maladresse, du bout des lèvres. L’aveu difficile à articuler, à émettre, et qui lui semble pourtant nécessaire pour qu’elle comprenne enfin pourquoi il se bat autant, pourquoi il se démène. Il l’aime bien, Ella. Plus qu’il ne l’aurait cru. Il s’est attaché à elle, malgré ses efforts pour la maintenir à distance. Lui venir en aide est devenu une nécessité pour lui. La voir sombrer est une perspective tout simplement inacceptable à ses yeux.
Elle semble pas prête à lui dire ce qui la ronge alors il va la pousser à bout. Un premier tiroir est retourné, premier d’une longue série si elle ne se décide pas à parler. Jeff n’y va pas de main morte, n’a pas l’intention de la ménager, car la manière douce ne fonctionnera jamais avec quelqu’un comme elle. Ella est bornée, porte des oeillères pour mieux vivre avec la douleur qui la dévore de l’intérieur, parasite ayant construit son nid au sein de ses entrailles. Deuxième tiroir qui vole sur le sol, manque de se briser en mille morceaux et déjà, il braque un regard provocateur sur elle :
- J’en balance un troisième ?
Combien de temps compte-t-elle encore lutter avant de lâcher prise ? Combien de temps compte-t-elle encore se voiler la face et réprimer un flot de haine à son égard, plutôt que d’affronter la douloureuse vérité ?
- Et c’est à cause de quoi alors ?! On avait un accord, j’te rappelle. Et toi, tu t’en cognes. Tu m’laisses tomber comme une merde. Tu t’es jamais dit que j’avais peut-être besoin d’toi, moi ?
Non, sans doute qu’elle s’est jamais posé la question, parce qu’elle doit se voir comme un déchet, une carcasse fumante juste bonne à jeter aux ordures, dont il faut se débarrasser avant que son odeur pestilentielle ne contamine tous les environs, émanation toxique brûlant toute trace de vie sur son passage.
Le mal qui la ronge est aussi possessif qu’il est incisif. Il la brûle, il la brise de l’intérieur, comme le poison acide qui coule dans ses veines. Il la tue à petits feux, à l’abri des regards préoccupés, il la détruit en silence, sans lui laisser aucune chance. Le mal la possède, il la submerge. Il la dévore avec délectation, comme un petit-ami trop jaloux, il ne laisse personne s’immiscer entre eux. Il ne laisse personne prendre le risque de la sauver de lui.
Le mal, il est le pire des amants,
il use et abuse d’elle, jusqu’à la moelle. Il la garde jalousement auprès de lui, les serres acérées, pour l’empêcher de s’enfuir. L’empêcher, à tout prix, de partir. Le mal est possessif, le mal est égoïste. Si bien qu’elle devient égoïste, elle aussi. L’âme en perdition ne voit plus que lui ; elle devient aveugle face à autrui. Hermétique. Comme si une barrière invisible qui s’est dressée entre elle et le reste de l’univers. Entre elle et Jeff. Insensible, Ella, elle n’entend pas la peur et la détresse, elle ne voit que la colère. Elle ne voit que cette rage qui l’a envahi, cet acharnement qui signifie bien plus que ce qu’il ne dit. Égoïste, tu l’es certainement, Ella. Tellement aveuglée par l’agonie qui t’a envahie, tu refuses de voir ceux qui s’inquiètent pour toi. Tu refuses d’infliger ta douleur à ceux qui tiennent à toi. Mais, avec Jeff, elle n’a aucune idée de ce qu’il peut ressentir. Moins encore de la manière dont elle est censée, elle, réagir. Alors qu’il lui confie, pour la première fois, l’aveu encore fébrile de son attachement, elle reste noyée dans son silence. Tu n’imaginais pas qu’il puisse s’attacher à toi. Lui si dur, si froid. Il a construit des barrages aussi hauts que les tiens autour de son cœur. Mais il t’avoue, sans que tu t’y attendes, la place que tu y as à l’intérieur. Et elle est attachée à lui aussi, Ella. Plus qu’elle ne l’admettrait. Mais le mur abyssal qui s’est construit entre elle et les autres se fissure, à peine, avant qu’il ne se laisse submerger par la colère. Elle ne bouge toujours pas, la tourmentée, elle se contente de crier. Elle se contente de hurler toute cette fureur qui fait rage en elle.
Et Jeff, saute avec elle, pour affronter la tempête.
Il met un désordre monumental dans ses affaires. Il fout un bordel considérable sans se préoccuper de rien. Il est déchaîné, Jeff, comme elle ne l’a jamais vu. Comme elle ne l’a jamais connu. Mais c’est devant les mots incendiaires que la damnée est le plus prise au dépourvu. Tu t’es jamais dit que j’avais peut-être besoin d’toi, moi ?
Besoin de toi, besoin de toi,
Jeff, JEFF, avoue qu’il a besoin de toi.
Stupéfaite qu’un homme comme lui puisse avouer une telle nécessité, lui qui a toujours bien trop prouvé sa fierté, lui qui a toujours eu du mal à accepter d’être aidée. C’est suffisamment perturbant pour la calmer, Ella, mais il y a plus déroutant encore. C’est l’idée de se dire qu’il puisse avoir besoin d’elle. Elle qui n’apporte rien de bon aux autres, rien que sa douleur, rien que sa détresse. – Je…Tu perds tes mots, Ella. Autant que t’oublies ta colère, t’oublies ta rancœur. Il vient de toucher, sans se rendre compte, la parcelle la plus fragile de toi : ton cœur. Elle ravale sa salive alors que ses pupilles se détournent, peut-être embarrassées, surtout en proie à la culpabilité. – Tu m’as jamais dit que t’avais besoin de moi. On aurait… on aurait toujours dit que je te saoulais. Parce qu’il râlait, parce qu’il grognait. Parce qu’elle ne croyait pas pouvoir réellement lui apporter quelque chose d’important. Les prunelles noires retrouvent ce visage qu’elle connaît, son propre minois plus apaisé (ou en tout cas calmé), alors que l’écorchée vive vient ajouter. – J’t’aurais servi à rien ces derniers temps Jeff… c’est pour ça que je suis pas venue.Parce que t’es devenue inutile. Vide. Peut-être, aussi, parce que tu ne supportais pas l’idée qu’il puisse te voir ainsi. Sans vie.
Sujet: Re: Gueules cassées ○ Ella Sam 12 Sep - 21:27
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Gueules cassées ; Jeff & Ella
Jeff, il est pas du genre à se confier, à raconter ce qu’il a sur le coeur, ce qui lui pèse sur l’âme, parce qu’il a jamais appris comment faire. Enfant, quand il avait le malheur de chialer, ses parents lui foutaient une paire de claques supplémentaire, agrémentée d’un froid “maintenant, t’as une bonne raison de pleurer”. Ayant évolué dans un milieu où la manifestation de la moindre émotion était littéralement prohibée, Jeff a appris à refouler, à tout garder pour lui, quitte à se laisser gangréner par les maux abandonnés tout au fond de son être, moisissant dans un coin de son âme comme on laisse pourrir un prisonnier dans un cachot humide. Jeff, il a pas pour habitude de dire ce qu’il ressent tout au fond de son coeur, à part si c’est de la colère, de la rancoeur ou de l’amertume. Il a jamais dit je t’aime à qui que ce soit et Bianca est peut-être le seul être humain à qui il a bien voulu accorder sa confiance, un peu de son affection et de tendresse. Parce qu’il était convaincu qu’elle, elle le trahirait jamais. Elle, elle se payerait jamais sa tête. Elle, elle s’esclafferait jamais en voyant ses yeux devenir tout humides. Mais Bianca, elle avait plus fait partie de sa vie pendant un long moment. Elle avait disparu en laissant un vide énorme en lui, le laissant orphelin. Depuis lors, il avait plus rien, plus personne, il s’était promis de ne plus jamais accorder sa confiance à quiconque mais parfois, le coeur a ses raisons que la raison ignore. Il avait fini par s’attacher à Ella, sans le vouloir, sans comprendre pourquoi, même s’il s’évertuait à lui répéter qu’il en avait rien à faire d’elle. Sauf que si c’était le cas, il se serait sans doute jamais donné la peine de venir jusqu’ici, pour s’assurer qu’elle va bien. C’était cette vieille peur de l’abandon qui avait ressurgi pour le pousser à se mettre à nu, à se pointer ici quitte à ce qu’il soit démasqué, et peut-être qu’il allait perdre quelques plumes au passage, mais puisqu’Ella ne voulait pas entendre raison avec de grands gestes dramatiques, il avait été obligé d’user des mots. Des mots un peu maladroits, mais résolument authentiques.
Elle rouvre les lèvres pour prononcer quelques paroles, une seule syllabe, avant d’être replongée à nouveau dans le silence. Prisonnier de son fauteuil roulant, cloué dans son trône de carbone à cause de deux jambes presque inutilisables, il la toise en attendant la suite, impatient. Il voudrait la presser, lui demander de s’exprimer, mais il craint de l’effrayer, Ella, aussi farouche qu’une biche, immobilisée par la tétanie au milieu d’une route alors qu’une voiture fonce à vive allure sur elle, et qu’un simple craquement suffirait à faire fuir, la proie disparaissant pour toujours et à jamais dans une forêt infinie.
- Ouai… Mais j’sais pas dire ces choses-là, moi. J’croyais que tu l’savais…
Une supposition sans doute émise à la va-vite, pour éviter d’aborder à haute voix un sujet trop embarrassant pour être assumé par l’un et l’autre. Mais a priori, Ella n’a jamais prétendu être douée de télépathie, alors comment aurait-elle pu savoir, sans que Jeff ne lui dise la vérité de vive voix ?
- T’aurais servi à quelque chose quoi qu’il arrive. Des fois, juste casser la solitude, c’est pas d’trop, quoi…
C’est à demi-mot qu’il admet qu’il se sent seul, abandonné, délaissé de tous, un peu paumé dans sa propre existence, devenue trop vaste pour n’être habitée que par lui-même. Il voudrait la partager avec d’autres mais il a bien trop peur de s’impliquer dans une relation, quelle qu’elle soit, même s’il ne voudra sans doute jamais le reconnaître.
Tu ne savais pas, Ella. Tu ne savais pas que tu pouvais compter pour lui. Tu ne savais pas que tu pouvais avoir de l’importance pour lui. Tu ne savais même pas, en réalité, qu’il remarquerait ton absence dans sa vie. Jamais, elle n’aurait pu imaginer qu’un homme comme lui puisse avoir besoin d’une fille comme elle. Car il est fort, Jeff. Il est de ces êtres fragilisés par les maux infligés, tous les coups reçus, mais qui gardent la tête relevée. Il est de ceux qui refusent de plier quand elle, elle est déjà à terre ; l’enfant égarée, tombée dans les abîmes de l’enfer. L’idée qu’il ait pu avoir besoin de son soutien sans qu’elle ne soit présente pour lui, elle lui lacère le cœur. Comme un nouveau coup qu’elle y planterait, un énième coup qu’elle s’infligerait. Seulement elle se rend compte que, cette fois, elle n’est pas la seule victime de son agonie. Il y a aussi cet ami, qui n’en est pas tout à fait un ; cet homme dont elle n’aurait voulu que le bien. Mutique, mais les pensées envahies par ses démons obscurs, l’âme tourmentée en perd la force de parler. Elle se contente de le contempler, prunelles emplies de culpabilité. Elle se remémore toutes les fois où elle est partie le retrouver, essuyant parfois une reconnaissance à peine dévoilée, subissant d’autres fois un offensif rejet. La gorge nouée, l’abîmée secoue la tête, d’abord, de gauche à droite pour répondre à ses propos ; le temps de retrouver ses propres mots. C’est d’une voix à peine audible, presque tremblante, qu’elle vient à murmurer. – Non, je… je savais pas. Comment ? Comment aurait-elle pu le savoir ? Il ne lui a jamais confié une chose pareille. Et même si elle avait su faire abstraction de son tempérament si renfermé, si elle avait su lire entre les lignes ce que Jeff a toujours été incapable d’avouer… elle n’aurait jamais cru possible qu’elle puisse apporter quelque chose à quelqu’un. Quelqu’un qui en aurait besoin. Chamboulée, la gosse n’a pas l’habitude que quiconque lui confie quoi que ce soit entre les mains. Ni sa confiance, ni son bien-être, ni rien. Mais il parvient, Jeff, à casser les dernières barrières. Tu peux te battre contre la haine, contre la colère, Ella, mais pas contre ceux qui t’aiment. Peut-être parce qu’au fond de toi, c’est tout ce que ton petit cœur demande, quelqu’un à aimer. Les iris qui s’abaissent, la junkie se laisse tomber sur le rebord de son canapé. – Je suis désolée… je voulais pas te lâcher. elle admet, la tempête apaisée, le cœur toujours serré. Il a su, Jeff, l’apprivoiser. Il l’a fait, chaque jour où elle venait le retrouver, parvenant peu à peu à obtenir une place dans son cœur écorché. Seulement elle ne soupçonnait pas, Ella, être capable du même exploit. Elle relève enfin ses opales vers cette âme aussi cassée que la sienne. C’est la première fois qu’il émet, même à demi-mot, la possibilité que sa solitude lui pèse. La ténébreuse savait, elle devinait le vide dans sa vie. Mais, naïvement, elle n’a jamais cru qu’elle pourrait, elle, le combler ; même un peu. – Tu m’en veux ? elle demande, enfin, effrayée. Comme une gamine craintive qui avouerait sa bêtise. Elle est noyée dans les abysses, Ella, mais la submersion ne signifie pas qu’elle a cessé de tenir à lui.
Sujet: Re: Gueules cassées ○ Ella Sam 3 Oct - 18:53
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Gueules cassées ; Jeff & Ella
Comment aurait-elle pu savoir ? Comment aurait-elle pu deviner alors qu’il ne lui a jamais rien dit ? Ella est-elle censée lire dans les pensées ? Est-elle supposée être dotée de ce don qui consiste à lire dans les autres comme dans un livre ouvert ? Maintenant qu’il y pense, ça lui semble complètement absurde, et il s’en veut un peu d’avoir seulement envisagé cette option. Comment a-t-il pu faire preuve d’autant de stupidité ? Il se le demande encore. Mais à présent, l’abcès a au moins le mérite d’être percé. Jeff a dû se retourner l’esprit durant de longues minutes avant d’oser lui dire ce qu’il avait sur le coeur depuis un moment déjà. D’oser laisser tomber l’armure pour se montrer dans l’état le plus vulnérable et fragile qui soit, lui qui s’était pourtant promis de ne plus jamais se mettre à nu devant qui que ce soit, car ça représente trop de risques. Trop de risques d’être blessé, piétiné, lacéré. Parce que oui, Ella disposait de ce pouvoir. Il s’était suffisamment attaché à elle pour être meurtri par ses silences, ses palabres douloureuses, son indifférence. Elle ne l’avait jamais soupçonné, parce qu’il ne lui avait jamais dit, par peur de la faire fuir, de lui faire peur.
Il hausse mollement les épaules en regardant le sol quand elle lui dit qu’elle ne savait pas, qu’elle ne se doutait de rien. Puis elle se laisse tomber dans le canapé avec cet air abattu qu’arborent les gens qui découvrent avec une certaine déception, des mois voire des années plus tard, le mal qu’ils ont causé à ceux qui les aimaient. Il aime pas la voir comme ça, Jeff. Pourtant, il a obtenu ce qu’il voulait, non ? Il voulait la faire réagir, créer un électrochoc, électrifier son âme afin de la ramener au sein de cette réalité qui semble complètement lui échapper. Mais il ne pensait pas la bouleverser à ce point, la mettre dans un tel état.
- Je sais, c’pas grave…
Nouveau haussement d’épaules alors qu’il tente d’éviter à tout prix son regard, devenu trop lourd à soutenir. Il sait bien qu’elle a pas voulu le blesser, du moins, pas volontairement. Il sait parfaitement que sous ses airs bougons, Ella serait bien incapable de faire du mal à qui que ce soit. D’ailleurs, c’est surtout elle qu’elle blesse en s’enfermant dans ce cocon fait d’un acier froid impénétrable. Elle en a sans doute pas conscience, mais elle se rend prisonnière de sa propre douleur en s’isolant du reste du monde, en se tenant à distance des gens qui l’aiment.
- Non, j’t’en veux pas…
Comment pourrait-il ? Ce n’est jamais vers elle que sa colère a été tournée, mais plutôt vers son indifférence, alors qu’il avait cruellement besoin d’elle, d’une présence chaleureuse dans sa vie, lui permettant de combler quelque peu les vides et le néant de son existence. Il aurait sans doute pu régler le problème plus simplement qu’en mettant son appartement sens dessus dessous, mais il sait pas s’exprimer autrement qu’avec des gestes exagérés et des vociférations vindicatives.
- J’devrais rentrer… J’crois que j’t’ai assez malmenée comme ça pour aujourd’hui. Et désolé pour… Le bordel, qu’il balance, penaud, en jetant un dernier regard aux malheureux tiroirs jonchant le sol, qui se sont retrouvés au milieu de cette épouvantable dispute alors qu’ils n’avaient absolument rien demandé.
- Est-ce que tu penses que tu pourrais passer demain matin, vers dix heures ? J’aurais besoin d’aide pour faire les courses. J’arrive jamais à remplir le frigo tout seul.
Le lundi n’est pas le jour des courses d’habitude. Ella le sait. Mais Jeff a besoin d’un prétexte pour la revoir bientôt, dans pas trop longtemps, afin de s’assurer qu’elle acceptera encore de l’aider malgré le bordel qu’il a foutu chez elle ce soir. Il veut lui laisser assez de temps pour digérer toutes les informations qu’il vient de lui balancer, mais pas trop non plus, afin qu’une nouvelle distance n’ait pas le temps de s’installer entre eux et qu’il ne soit pas à nouveau obligé de se pointer chez elle en balançant son fauteuil dans les escaliers.
Elle aurait pu le déceler. Elle aurait pu le deviner, le supposer, ou ne serait-ce que l’envisager. Elle aurait pu comprendre qu’il avait besoin d’elle, Jeff. Autant qu’elle avait besoin de lui. Deux âmes faussement solitaires mais vraisemblablement brisées ; deux cœurs abîmés qui tentent péniblement de battre quand tout les incite à arrêter. Ils se ressemblent beaucoup, tous les deux, ils se ressemblent trop pour qu’elle ait pu omettre le fait qu’il aurait pu avoir besoin d’elle. Peut-être qu’elle est trop égoïste, Ella, peut-être qu’elle est exactement comme tous ces gens qu’elle juge du haut de son agonie. Ceux qui ne pensent qu’à eux, à leur propre vie, en mettant de côté les plus démunis.
C’est exactement ce qu’elle a fait avec lui.
Il a beau tenter de la rassurer, la culpabilité vient malgré elle la submerger. Si lui ne lui en veut pas, ce n’est pas le cas de la camée. La vérité, c’est qu’Ella n’a pas suffisamment d’estime pour elle-même pour croire qu’on puisse en avoir pour elle. Surtout pas lui, surtout pas Jeff. Lui qui, comme elle, a en horreur l’humanité tout entière. Lui qui se sent, comme elle, seul dans ce monde beaucoup trop vaste ; trop froid ; trop impersonnel. Mais elle aurait dû le voir ; elle aurait dû le deviner. C’est la première fois, pourtant, qu’il la laisse entrevoir une telle sensibilité. Encore chamboulée par ce qui vient de se passer, elle ne s’attend pas à le voir aussi vite filer. Elle se fiche bien du désordre qu’il a mis, c’est toujours moins difficile à ranger que le chaos de sa vie. Mais, non, elle ne veut pas le voir partir. – Oui, d’accord. Je viendrais. elle s’engage dans une promesse dont elle ne se serait pas crue capable. Il y a des jours qu’elle n’a pas franchi la porte de son immeuble. Mais si elle ne sait pas se battre pour elle-même, peut-être qu’elle peut mieux le faire pour Jeff. Elle ne supporte pas l’idée de l’abandonner, surtout pas une nouvelle fois. Elle comprend en plus sans mal qu’il a juste trop peur de la voir à nouveau disparaître. Que cette demande, non habituelle dans ses (leurs) coutumes quotidiennes, n’a rien d’anodin.
Elle veut qu’il sache qu’elle sera là, cette fois.
Même si elle non plus, elle ne le dit pas. Elle ne sait pas mieux que lui exprimer ses émotions. Mais elle sait, un peu, les faire comprendre autrement que par des mots. – Mais, attends. T’as qu’à rester ce soir. On commande une pizza. elle refuse de le laisser partir, seul, rejoindre ce vide. Le même que la gamine éprouve elle aussi. Elle refuse de le laisser retrouver cette solitude alors qu’il lui a confié, combien c’était douloureux à supporter. – Puis, comme ça, tu m’entendras râler après toi en rangeant tout ton bordel ! elle affirme avec un sourire en coin ; le premier depuis une éternité. S’il a besoin d’une présence pour le réchauffer, elle, elle a toujours besoin d’une raison d’exister. Une raison de ne pas définitivement couler. Elle le pousse à s’accrocher à elle, mais c’est certainement elle qui a le plus besoin de se raccrocher à Jeff.
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Sujet: Re: Gueules cassées ○ Ella 
Sam 15 Aoû - 13:12
C’est qu’une égoïste, Ella. Elle pense qu’à elle, sa petite personne, parce qu’il y a rien d’autre qui compte dans la noirceur de sa vie, de ses nuits, de cette existence devenue trop morne pour valoir encore le coup. Elle s’interroge même pas sur la souffrance qu’elle fait endurer aux autres alors qu’elle se détruit. Elle pense être la seule à être aspirée par ce tourbillon, et peut-être que c’est avec une certaine indifférence que le reste du monde tourne la tête quand elle boit la tasse, mais pas Jeff. Lui, c’est à corps perdu qu’il se jette dans l’océan, subit les assauts des vagues déchaînées, de cette marée qui remonte la plage à vive allure sans lui laisser la moindre chance de s’en sortir. Il serait prêt à se noyer pour la sauver, pour la forcer à garder la tête hors de l’eau, peu importe la force avec laquelle elle se débat, tente d’échapper à son emprise. 
