whatever it takes (thelma)

Depuis quelques jours, Aodh ne cessait de repenser à cette soirée où tout avait dérapé. La faute à des abrutis qui ignoraient où étaient leurs limites. D’autres témoins diraient que le seul coupable de ce désastre n’était nul autre que lui-même. Cependant, cette version ne lui plaisait pas du tout. Il avait juste répondu. Le reste appartenait à l’histoire. Ses pensées vagabondèrent jusqu’à cette inconnue à qui il devait les premiers soins, puis l’envoi dans l’hôpital le plus proche. Clinique dont il était sorti assez rapidement payant l’opération avec une rapidité effarante mais, n’étonnant personne. Cette fille, il se rappelait de son nom. Etrangement, il se sentait redevable envers la jeune femme et il ne supportait pas de devoir quelque chose à des anonymes, à des gens qui ne faisaient que passer dans sa vie. Ce fut pour cette raison qu’il se décida à modifier son planning pour faire un détour par la caserne. Il espérait juste que celle qu’il cherchait ne soit pas en congé. Sa tâche se compliquerait dans le cas contraire et il serait contraint d’utiliser d’autres moyens pour la retrouver. Heureusement, son étoile cabossée veillait sur lui et il cru distinguer la silhouette de sa sauveuse qui descendait d’un camion de pompier. Probablement qu’ils revenaient d’une intervention. Aodh s’avança tranquillement jusqu’au lieu tant désiré, la cigarette allumée entre ses doigts. Il sentit un regard curieux sur sa personne, sûrement un des collègues de son ange gardien éphémère. Il leva les yeux vers lui et il pouvait presque voir les rouages de son cerveau s’activer quand il demanda si Thelma était présente. Tant de politesse alors que l’irlandais aurait pu s’engouffrer à l’intérieur du bâtiment sans demander son reste et chercher lui-même la blonde. Le téméraire imaginait déjà l’autre questionner sa partenaire en lui demandant ce qu’elle avait bien pu fabriquer pour qu’une personne issue de la mafia l’attende à l’extérieur. Ça le faisait doucement sourire. Les gens pouvaient être bien cons quand ils sautaient aux conclusions sans connaître les détails. Aodh eut le temps de terminer une autre clope quand la pompière revint dans son champ de vision. Elle semblait presque étonnée de le voir là. « Madame s’est fait réprimander parce qu’elle fréquente de mauvaises personnes ? » Effronterie aux bords des lèvres. Il s’amusait. Sûrement que son interlocutrice risquait de regretter de l’avoir secouru s’il gardait une telle attitude en sa présence. C’était plus fort que lui. Sale gosse qui n’hésitait pas à agacer son monde quand l’envie lui prenait. Puis, le sérieux revint sur ses traits. « Merci de m’avoir aidé l’autre soir. » Des remerciements rares pour une personne comme lui, plutôt habitué à ne jamais s’excuser, à ne jamais faire preuve de gratitude, à ne jamais pardonner. C’était une exception mais, probablement qu’elle l’ignorait complètement. « Est-ce que tu connais un endroit dans les endroits où on sera moins observé comme des bêtes de foire ? » Les derniers mots furent prononcés avec plus de force, montrant aux commères du village que leur sens de la discrétion était à revoir. « J’ai besoin de te parler. » Parce qu’il voulait effacer cette dette. Pour toujours.

Thelma appréciait les histoires qui se finissaient bien. Non pas qu’elle était naïve, contrairement à ce que l’on pouvait s’imaginer, mais plutôt optimiste. La réalité de son métier l’avait fermement ancrée au sol, lui apprenant par la même occasion à toujours rester sur ses gardes quelle que soit la situation. Une chose était certaine, ce jour-là : c’était une belle journée. Ils venaient tout juste de rentrer d’une intervention : accident de la voie publique — comme il en arrivait beaucoup trop — avec un petit miraculé. Enfant percuté par une moto et aucunes séquelles. Aucune perte à déplorer. Des moments comme celui-ci lui redonnaient la pêche, avaient le mérite de la requinquer instantanément. Alors oui, elle allait afficher ce petit sourire satisfait tout le reste de la journée, parce qu’il fallait profiter au maximum des moments de répit qui leur étaient accordés. A moins que quelqu’une ne vienne le lui arracher de force. “Thelma, on te demande.” La caserne, c’était comme une véritable famille. Une équipe basée sur la confiance et une bienveillance certaine. Alors quand son supérieur affichait cet air préoccupé sur le visage, elle savait que c’était sérieux. “Tu sais qui c’est, ce gars ?” Il pointa le jeune homme, qui attendait plus ou moins patiemment, d’un coup de menton. “J’en sais assez, oui.” Mais ce dernier n’avait pas l’air très convaincu. “Tu m’accordes un peu de temps ? Ça ne devrait pas être très long. Prends le temps qu’il te faudra mais surtout, règle tes affaires avec lui. Cette visite était plutôt surprenante, surtout lorsque l’on tenait compte des circonstances de leur rencontre.

“Bonjour” qu’elle lâcha simplement, se retenant presque d’ajouter un que me vaut l’honneur de cette visite pas très approprié. Visiblement, son interlocuteur ne se gênait pas pour balancer sans réfléchir ce qui lui passait par la tête. Drôle de façon de s’excuser, qui eut le mérite de la faire doucement rire. “Mes fréquentations ne regardent que moi, merci. Ce n’est pas comme s’il y avait de quoi s’inquiéter, hm ?” Ce serait mentir que de soutenir qu’elle n’avait pas été étonnée en découvrant son identité, ce soir-là. Elle l’était encore plus de le voir débarquer à l’improviste, et ne savait pas tellement ce que ça pouvait signifier. Plus d’une fois, elle avait entendu le nom McGrath se glisser dans les conversations, et certainement pas pour chanter leurs louanges, mais elle n’avait jamais réellement été confrontée à l’un d’entre eux. Enfin, confrontée était un bien grand mot, en considérant l’état dans lequel il se trouvait ce jour-là. Face à elle, elle n’avait qu’un homme. Rien de bien inquiétant, pas comme un feu incontrôlable ou un carambolage sur l’autoroute. Elle pouvait gérer, elle allait gérer. Non, cet Aodh, quel que soit son nom de famille, n’avait pas l’air si menaçant. Dans l’immédiat du moins. “Je vous en prie.” Oui, vous car contrairement au jeune homme, elle n’avait pas oublié ses bonnes manières. “On peut dire que j’ai fait mon boulot. Même si, techniquement, je ne travaillais pas ce soir-là.” Thelma aimait son métier plus que tout, encore plus quand elle pouvait se rendre utile dans des situations inhabituelles. Alors évidemment qu’elle allait intervenir en attendant l’arrivée des secours, de service ou non, et pas rester dans un coin à regarder le spectacle tout en sirotant son cocktail. A la remarque d’Aodh, elle se retourna vers ses collègues, à quelques pas seulement de là. Elle ne l’avouerait certainement pas, mais ça la touchait assez les voir si protecteurs. Ou alors, elle était parfaitement inconsciente et s’était mise dans une situation qui ne tarderait pas à vite la dépasser. “Y a t’il au moins un seul endroit de ce genre dans le Queens ?” Sourire à peine dissimulé, petite plaisanterie pour détendre l’atmosphère un peu trop lourde à son goût. C’était sa manière à elle de faire face aux problèmes. “Ça dépend de vous. Plutôt bar ou café ? A moins que vous préfériez la verdure. Les parcs ne manquent pas dans le coin.” Elle lança un dernier regard vers la caserne et un signe de main indiquant que la situation était parfaitement sous contrôle. Quelques mètres plus loin, ils n’étaient plus que deux inconnus dans une rue mêlés à quelques passants. “De quoi vouliez-vous me parler ?” qu’elle finit par oser demander. “Vous avez l’air en forme. C’était pas gagné pourtant…” Les blessures passées semblaient s’être déjà résorbées, ou bien était-il simplement assez bon acteur pour en ignorer la douleur.

Au fond, Aodh ne connaissait rien de la jeune femme qui lui faisait face et quelque part, il se demandait ce qu’il faisait là. Faire tout ce chemin pour remercier une parfaite inconnue ne lui ressemblait en rien. Son propre comportement le surprenait. Il esquissa un sourire à la réplique de son interlocutrice. Ce n’était pas lui qui jugeait ses fréquentations, elle se trompait de cible mais, probablement que lui faire remarquer ce détail ne jouerait pas en sa faveur. Ses liens avec sa brigade semblaient un peu trop solides pour qu’elle prenne bien ce genre d’attaque. Alors, il laissa couler, s’abstenant de tout commentaire, observant celle qui lui faisait face, restant attentif à ses moindres faits et gestes. « J’ai eu de la chance de tomber sur toi, alors. » Non, il ne la vouvoierait pas. Le « vous » n’était réservé qu’à une poignée de personnes qu’il pouvait compter sur les doigts d’une main. « Certains se seraient contentés de jeter un œil au spectacle sans réagir » La violence, la misère ne faisaient plus réagir personne dans le monde actuel. Les gens semblaient anesthésiés, insensibles. La tentative de Thelma d’alléger un peu l’atmosphère ne passa pas inaperçu. « J’opte pour la verdure, même si je doute qu’on ne se sente pas épiés. Les accros aux potions seront sûrement derrière leurs fenêtres à imaginer quelque chose de sordide ou une histoire d’amour épique entre un mafieux et une héroïne du quotidien. » Un hors-sujet dans les deux cas. La soldate du feu appartenait à un monde trop différent du sien pour espérer quoique ce soit. Il se demandait même si une amitié était envisageable entre eux. Il voyait déjà les rumeurs se profiler et autant il était armé pour toutes ces conneries, autant il n’était pas sûr que ce soit le cas de son interlocutrice. Le duo atypique s’installa dans un de ces parcs verdoyants. Aodh ne prenait pas suffisamment la peine de profiter de la nature alors que c’était magnifique. La nature dans toute sa splendeur. Il se sentait presque apaisé dans ce lieu alors que le trentenaire ne vivait que pour le bruit et l’action. Un peu de calme ne faisait de mal à personne. Sa sauveuse sembla s’enquérir de son état. Question qu’elle dissimula dans un constat habile. « J’ai l’habitude des coups, on va dire. A force, mon corps s’est habitué. J’avoue que par moment, ça me fait légèrement mal mais, c’est supportable. Rien de méchant. » L’irlandais ne comptait plus les blessures invisibles qui jonchaient son corps, ni les quelques cicatrices plus ou moins voyantes selon les conditions. C’était étrange qu’une inconnue s’inquiète pour lui. Sûrement, une déformation professionnelle. Que ce soit lui ou un autre, la blonde aurait probablement agi de la même manière. Il ne fallait surtout pas qu’il s’imagine autre chose. Aodh sentait bien que la pompière cherchait à des réponses à sa venue. Elle devait sûrement bouillir intérieurement devant tant de suspense. Bizarrement, ça l’embêtait de lui expliquer tout maintenant, ne voulant pas mettre fin immédiatement à cette entrevue plutôt sympathique. Sauf que Thelma avait sûrement des obligations que la monopoliser pendant un temps indéfini ne plairait à personne. « Tu m’as aidé alors que personne ne te forçait à le faire. Je sais que c’est parce que tu as l’habitude de sauver des vies mais, n’empêche que tu aurais pu passer outre. En échange, sache que si tu as besoin de quoique ce soit, je peux t’aider. N’importe quoi. C’est ma manière d’effacer ma dette. »  Sa façon de lui renvoyer la balle. Personne n’avait une vie parfaite. Aodh le savait et il se doutait que derrière cette envie de soigner des gens, de mettre sa vie en danger pour préserver celle des autres, il y avait quelque chose qui hantait Thelma. Un secret inavoué, un mystère irrésolu. C’était obligé et il était prêt à tout entendre. Il avait déjà tout vu.