William n'appréciait pas courir. De manière générale, il n'était pas un grand sportif. L'homme faisait parti de cette tranche de la population qui se contentait d'accélérer pour gagner du temps, et non pour augmenter son endurance. C'était simple, du haut de ses 29 ans, il ne comprenait toujours pas la satisfaction béate que l'on pouvait obtenir de la course, mais acceptait la pratique de cette activité étrange que sa soeur lui martelait être "excellente pour la santé". Pourtant, ce n'était ni par amour du sport, ni par envie d'écouter les conseils avisés de sa jumelle qu'il avait franchit le froid de ce début de novembre pour un footing matinal. Non. Sa motivation était tout autre. En ce lundi 3 novembre, William Clark, jeune journaliste ruiné, avait une cible bien précise. Et ce n'était pas n'importe laquelle: brune, élancée, 1m80 pour une cinquantaine de kilos, et une fâcheuse tendance à aimer l'argent facile. Reira Rezvani. Ou du moins, s'il se fiait à son enquête, car il n'était pas totalement sûr que ce fusse son véritable patronyme (dans le milieu du sexe, il était fréquent que les filles changeassent de nom).
"Bip-Bip"
William regarda sa montre et sentit un immense soulagement l'envahir. Il était 8h25, et à cette heure, Reira commençait à ralentir la cadence pour s'adonner à d'autres activités. Il leva les yeux au ciel et se retint de jurer. Cette fille, il ne la connaissait pas, mais il la détestait. Il la haïssait de le forcer à courir une heure tous les matins du lundi au vendredi depuis trois semaines. Il la haïssait aussi d'avoir autant d'endurance et de facilité à supporter ce calvaire. Mais aujourd'hui, il en avait presque finit. En ce lundi 3 novembre, il allait lui adresser la parole pour la première fois. Ses trois semaines sportives allaient enfin porter leurs fruits. Puisant dans ses retranchements, il continua sa course et aperçut un banc près du chemin de terre. Ce banc, il savait que Reira aimait y faire ses étirements dès sa session terminée. Et de fait, elle s'y trouvait, déconcertante de féminité malgré l'effort. William trottina pour séparer la distance, puis ralentit la cadence lorsqu'il arriva à ses cotés. "Excuse moi..." fit-il, encore essoufflé de sa course. Le froid et l'effort avaient rendu sa voix roque, et il songea que c'était là encore un désavantage des footing matinaux. "J'ai oublié ma gourde, et je meurs de soif. Est-ce que je peux prendre la tienne ?". Cela sonnait comme un plan drague foireux, mais William avait prit soin d'entrer dans les habitudes de la jeune femme: cela faisait bientôt un mois qu'il faisait exprès de prendre le même parcours de course qu'elle, et il n'y avait pas un jour où il ne manquait à l'appel. Si on ajoutait à cela ses "bonjour" cordiaux qui visaient à faire preuve de politesse envers une autre habituée du parcours, on pouvait dire qu'il avait là une façon perverse, mais efficace de faire entrer son visage dans la mémoire de la jeune femme.
Routine du matin bien rodée, Reira était du genre disciplinée, du moins lorsque le soleil était encore debout. Après un week-end d'excès de cigarettes et d'alcool, le lundi matin était toujours le plus difficile à aborder pour sa routine sportive, mais depuis le temps qu'elle avait mit cet exercice en place, son corps acceptait assez facilement ce choc matinal. Un moyen de garder la forme, de purger son corps des jours précédents, d'entretenir son corps qui au delà de sa propre vanité constituait un élément essentiel de sa profession. Si les travailleuses du sexe n'étaient respectées par personne si ce n'est quelques vaillantes féministes du XXIe siècle, Reira prenait son gagne-pain très à cœur. Et même si elle avait assez gravit les échelons pour ne plus avoir à "passer à la casserole" pour brasser de l'argent, le plaisir des yeux des hommes qui faisaient recours à sa présence demeuraient essentiel. Toutefois, avant leur regard, celui qui était le plus important restait son propre regard sur elle-même. Prisonnière de carcans d'une société grossophobe ou définie par ses propres goûts, Reira n'en savait rien et ne se posait pas plus de questions, son métabolisme étant de toute manière plutôt favorable à la ligne scandaleusement fine qu'elle réussissait à entretenir. Après une heure de course revigorante, la grande brune s'arrêta à un banc pour y faire ses étirements post-efforts. Alors qu'elle était sur la fin de ces derniers et commençait à remonter la fermeture éclair de sa veste de sport, un homme vint lui adresser la parole. Se retournant vers la voix quelque peu âpre, Reira découvrit un visage à la fois inconnu et familier, un teint rosé par l'efforts, les cheveux coiffés-décoiffés. Elle eut un léger mouvement de tête sur le côté et esquissa un discret sourire amusé. Bien sûr, enfin j'espère que vous n'avez pas d'herpes. rétorqua-t-elle tout en lui tendant sa gourde d'eau : comme un signe de confiance qui accentuait le caractère vaguement humoristique de sa réponse, bien qu'elle fixait l'homme afin de traquer sa réaction (et éventuellement de savoir si elle devrait jeter sa gourde après lui avoir prêtée). C'est criminel d'oublier de quoi s'hydrater après tout cet effort. dit-elle ensuite tout en reprenant quelques étirements des bras avant de décider qu'il n'était plus dangereux de s'asseoir sur le banc. Elle n'était pas spécialement du genre à sociabiliser avec n'importe quel homme qui pouvait l'aborder, elle n'était pas non plus du genre à voir de la séduction dans toute tentative de contact masculin, bien qu'elle savait reconnaître les interactions déplacée. Aider un "frère" de course lui semblait tout à fait logique, de plus, ce n'était pas la première fois qu'elle le voyait ici, ils s'étaient même plusieurs fois salués, par politesse ou par intérêt ? Est-ce que cela comptait-il vraiment ? Reira. ajouta la jeune femme en tendant la main vers le coureur essoufflé. Ce n'était pas désagréable de discuter avec un homme qui ne la payait pas pour le faire.
"Bien sûr, enfin j'espère que vous n'avez pas d’herpès" rétorqua la jeune femme. William eut un sourire en coin. Il l’avait imaginé plus méfiante, plus froide, et moins souriante. Du moins, c’est ce qu’il s’était toujours figuré. Car quatre semaines auparavant, il avait prit discrètement des photos d’elle afin de les joindre à son dossier d’enquête. Ce jour là, alors qu’il attachait les clichés sur son tableau, il s’était étonné de la faculté de l’escort à paraitre si distante, si étrangère, si hors de tout. Reira Rezvani ne paraissait ni sympathique, ni même avenante. Bien sûr, la pellicule ne lui faisait pas justice (il était compréhensible qu’elle n’eusse pas un sourire éclatant alors qu'elle était occupée à faire ses cours ou son trajet vers la pharmacie), mais tout de même… Son visage paraissait fermé, et étrangement inaccessible. C’était peut-être ça qui le rendait si photogénique, aussi paradoxale cette remarque pouvait être. Il haussa les épaules et pinça les lèvres. « Je ne dirai pas le contraire » rétorqua-t’il avec humour, alors qu’elle tendait sa gourde. L’attrapant, il leva l’objet et versa l’eau dans sa bouche sans le toucher. Il n’était pas assoiffé, mais s’hydrater après tant d’effort était tout de même un soulagement, chose que la jeune femme ne tarda pas à lui faire remarquer. « C’est criminel d’oublier de quoi s’hydrater après tout cet effort ». Il tourna les yeux vers elle avec amusement. « Je suis d'accord. On peut dire que tu m’as sauvé » rétorqua-t’il alors qu’il tentait encore de reprendre son souffle. Boire lui avait fait du bien, mais il avait bu sans interruption, et maintenant, il avait du mal à calmer sa respiration. « Je suis parti un peu précipitamment ce matin, et ma tête a décidé de rester dans mon hall d’entrée avec ma gourde et mes clés d’appartement. Heureusement, mon voisin a un double ». C’était vrai. Il avait été si absorbé par le fait qu’aujourd’hui était spécial qu’il avait refermé la porte sans se poser de questions. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à prier pour que sa soeur soit encore chez lui, et non déjà partie à son cabinet de dentiste (ce qui état fort probable). « Reira » William sortit de ses pensées et tomba sur la main que lui tendait la jeune femme. Décidément, elle le surprenait. Il avait pensé la phase de première approche beaucoup plus ardue et tendue que cela. En vérité, Reira Rezvani était bien plus accessible qu’il ne le pensait. Elle était même charmante, ce qui, après réflexion, n’étonna plus William: cette fille était escort. Son boulot était de plaire. Il n’était donc pas étonnant qu’elle parusse sympathique. « Will Avery » répondit-il. Il mentait à moitié: Will n’était que son surnom, Avery le nom de sa mère. Il valait mieux être prudent et ne pas donner des informations trop véridiques. Il lui serra la main avec sympathie. « Reira ? C’est joli. D’où ça vient ? » questionna-t’il ensuite. Son travail d’enquête commençait officiellement maintenant. Il n’y avait pas d’informations inutiles. Il voulait tout savoir: d’où elle venait, quel était son parcours de vie, comment elle en était arrivé là, qui l’avait fait entré dans ce milieu, quelles personnes elle fréquentait dans sa profession, mais aussi à l’extérieur, combien elle gagnait, comment elle dépensait… Tout. Reira était une sorte de clé d’entrée à un premier pallier plein de secrets. Rien ne devait être laissé au hasard. Chacune de ses déclarations était une lumière de plus dans ce milieu si tabou de la prostitution.
Elle l'observait boire puis tenter de reprendre son souffle, il ne semblait pas offusqué de sa tentative d'humour et même plutôt enclin à entamer un semblant de réelle discussion. Reira afficha un sourire faussement fier lorsque le rouquin admit qu'elle lui avait sauvé la vie en partageant son eau. Elle eut un léger rire lorsqu'il lui raconta ses galères matinales. Il semblait effectivement avoir perdu sa tête pour oublier tant de choses. Heureusement oui. Votre appartement était hanté ? plaisanta-t-elle à nouveau avant de serrer la main du grand Will. Will pour William j'imagine ? Vous préférez réellement être appelé Will ? la question devait sembler étrange, mais puisqu'ils en étaient aux flatteries sur les prénoms, Reira se fit la remarque qu'elle avait toujours trouvé le prénom William trop joli pour être réduit en un simple "Will". Un "Will" qui ne lui allait pas selon elle. Elle tilta ensuite qu'il avait aussi mentionné son nom de famille ? Ou bien avait-il un prénom composé original type "William-Avery" ? Préférait-il alors se faire appeler "Will-Avery" pour ne pas délaisser son deuxième prénom de côté ? Ok. Les questions fusaient trop pour un prénom, Reira lâcha l'affaire et accepta simplement la présentation de son collègue coureur. Reprenant sa gourde pour y boire un dernier coup avant de la refermer, la jolie brune replaça une de ses mèche de cheveux violentée par la course derrière son oreille avant de légèrement hausser les épaules en rigolant. Si seulement quelqu'un savait ! répondit-elle amusée. Elle était strictement sincère, son deuxième prénom soulignait le caractère anglophone de ses origines, son nom de famille, l'Iran, mais son prénom ? Il n'avait aucune étymologie connue, d'après ses recherches plus ou moins lointaines lorsqu'elle était adolescente et passait son temps sur internet. Elle avait seulement trouvé l'existence d'un personnage fictif au même prénom, issu d'un manga qu'elle avait lu en suivant pour ce rendre compte qu'elle n'appréciait guère le personnage avec qui elle partageait ce prénom. Reira s'était consolée de cette mauvaise découverte à l'époque en constatant que dans ce cadre Reira n'était qu'une écriture facilitée pour les Japonais pour le prénom Layla. Un prénom qu'elle n'appréciait guère. Bye Layla. Je ne vous retournerais pas la question. dit-elle alors, les origines du prénom William étant pour le moins connues et moins originales que son prénom qui lui valait souvent des réactions comme aujourd'hui. Ah. lâcha la jeune femme avant de s'en rendre compte, en extirpant son téléphone du support transparent attaché à son bras, lisant un texto elle finit par lâcher un soupir. Son chauffeur lui avait enfin donné des nouvelles, comme promis dès le lundi : il comptait mettre fin à sa carrière et se réorienter. Faisant la moue, plongée dans ses réflexions la belle remit son téléphone à sa place avant de s'asseoir sur le banc. Un acte non délibéré puisqu'elle comptait aller prendre un café ou une douche, elle ne savait plus trop.
« Heureusement, oui. Votre appartement était hanté ? » plaisanta-t’elle tout en lui serrant la main. « Pas à ma connaissance » répondit-il en levant les yeux au ciel, comme s’il réfléchissait sérieusement à une éventualité de ce genre. « Je vous tiendrai au courant » finit-il par rétorquer, dans un sourire. « Will pour William j'imagine ? Vous préférez réellement être appelé Will ? » demanda soudain la jeune femme. William fronça légèrement les sourcils, un peu surpris de cette question. L'escort ne semblait pas ravie de son surnom, et il en fut étonné. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? Il s’amusa de cette curiosité. « Bien vu. Je m’appelle William. Mais la plus part de mes proches m’appellent Will. Sauf ma mère. Elle ne veut pas dénaturer ce prénom qu’elle trouve génial » répondit-il d’un air songeur. Il regarda la jeune femme quelques secondes, et pencha légèrement la tête de coté. « Pourquoi ? Un problème avec un Will en particulier ? » questionna-t’il d’un air faussement dérangé. Il lui semblait soudain que son air raffiné n’était peut-être pas qu’une couche de nacre recouvrant un matériau moins précieux. Préférait-elle réellement les vieux prénoms ou juste leur coté « vielle Angleterre » qu’ils dégageaient, avec leurs lots de bourgeoisie et de fantasmes pompeux ? Will mit de coté cette pensée et l’interrogea sur son propre prénom (entre eux, ce n’était certainement pas lui qui devait s’expliquer sur ce sujet), mais contre toute attente la jeune femme sembla garder le mystère: « Si seulement quelqu’un savait » répondit-elle avec amusement. Il sourcilla. Essayait-elle de garder le mystère sur ses origines (il était vrai que les escortes n’étalaient pas leur vie si facilement), ou ignorait-elle vraiment d’où venait son prénom ? Difficile à dire. William tenait à le savoir afin de localiser son histoire sans paraitre trop intrusif. « Vous n’avez aucune idée d’où il vient ? Vos origines ne vous aident pas ? » questionna-t’il, curieux. « Vos parents doivent bien venir de quelque part » ajouta-t’il en lui rendant sa gourde. Reira était une sorte de jeu de piste qu’il appréciait découvrir. Le petit jeu de l’interview dissimulée lui avait manqué. C’était excitant de savoir que l’on travaillait sur un gros dossier et que la personne qui se trouvait en face de soit en était la clé. Peut-être état-il le seul à ressentir ça dans son entourage, mais il était persuadé que ses collègues journalistes (du moins ceux qui avaient une véritable passion de l’enquête) ressentaient la même chose. Il y'avait comme une forme de peur, d’anxiété et de nervosité à interroger secrètement un individu, mais aussi une soif d’en apprendre qui surpassait de loin ces éléments perturbateurs. « Je ne vous retournerai pas la question » fit-elle. Il reporta son attention sur elle. « Et pourquoi pas ? Je parie que vous ne savez pas donner une seule de mes origines » fit-il, taquin. Évidemment, il n’en avait aucune de particulière. Il était anglais, ascendant anglais. Rien de très étonnant quand on s’appelait William Avery (selon le nom qu’il lui avait donné). Mais le jeune homme voulait s’amuser. « Ah » lâcha-t’elle soudain. Elle regarda son portable, puis s’installa sur le banc. William n’eut pas le temps de lire le message, mais sa curiosité fut piquée. La voyant faire la moue, le jeune homme l’interrogea: « Qu’est-ce qu’il y'a ? » se permit-il de demander.
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Jeu 13 Fév - 23:59
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