Plus grand ! Plus haut ! Plus expressif ! Plus, plus, plus ! Quelle chance d'être ici à la Julliard, quelle opportunité incroyable ! Est-ce que tu le réalises ? TOUT le monde voudrait ta place ! Elle le sait, elle aime être ici. Quel milieu difficile que celui de la danse, ingrat, il n'y a aucune compassion, aucun droit à l'erreur ; l'entraide n'est pas inexistante cependant. Pour Nunzia, c'est un petit prix à payer pour ce qui l'attend, pour ce qu'elle espère : la scène. Elle l'a compris dès la fin de sa première année de cours lorsqu'elle était gamine, puisque chaque année se soldait par un spectacle de l'ensemble des élèves. D'abord elle a vu les élèves les plus âgées danser, et elle a voulu être comme elles. Admirée. Ensuite elle a découvert la sensation d'être regardée, de se transcender et de se dépasser même si cette première expérience fut des plus frustrantes, puisque jusque là elle trouvait que ces cours étaient un nouveau carcan trouvé par ses parents, elle ne s'en était pas trop soucié et elle ne fut donc pas à la hauteur. Une multitude de règles, une seule et unique façon de faire, ses parents avaient le chic pour régler sa vie au millimètre quelque soit l'activité. Ils l'avaient vu danser, ils s'étaient donc dis, avec la plus grande bienveillance du monde que des cours lui feraient plaisir, ce qui représentait un certain sacrifice pour la famille Baratteri. Alors Nunzia avait suivi ces cours sans se plaindre mais sans grande assiduité, se sentant quelque peu lésé par le contenu. C'est après ce premier spectacle qu'elle décida de s'y dédier avec la plus grande application, pour le plus grand bonheur du professeur.
Ce soir elle était dans une des loges communes de l'Opéra de New-York, dans le plus beau tutu qu'elle n'ait jamais porté, en compagnie de quelques autres élèves et du corps de ballet, arborant son plus grand sourire. Régulièrement, quelques élèves étaient choisis pour jouer quelques rôles mineurs pour le New-York City Ballet, des variations solos, à deux, trois ou parfois quatre. Tous les élèves y passaient, il fallait bien qu'ils se fassent la main en spectacle afin d'apprendre à gérer leur trac et la pression. Le trac, Nunzia l'avait bien sûr, mais ce n'était rien par rapport à l'excitation qu'elle ressentait de retrouver la scène après tous ces longs mois. Elle allait jouer un pas de deux avec un autre élève, s'envoler au dessus du public sur des portés qu'elle avait longuement rêvés, dans un ballet qu'elle a vu mille fois.
Noir.
Le public applaudit, le duo est chassé par le corps de ballet, le ballet continue, sans eux. Ils regardent, incrédules, les étoiles passer et rentrer sur scène, essoufflés et ravis de leur prestation. Damiano tapote l'épaule de Nunzia, sans dire un mot. L'émotion est vive chez lui aussi, et la descente peut être très dure. Mais ils n'en sont pas là, l'exaltation les emporte encore alors qu'ils rejoignent la loge en compagnie d'une de leur professeur. Elle les félicite, leur accorde même un généreux compliment : Vous pourrez aller loin tous les deux si vous continuer comme ça. Puis elle se tourne vers Nunzia et se vante cette fois que celle-ci ait écouté ses conseils. Elle qui ne cessait de trouver de nouvelles métaphores pour décrire l'absence d’expressivité de la jeune fille : coquille vide, danseuse sans âme, zombie sur pointe... Les professeurs ne comprennent pas, ils n'ont pas fait le rapprochement avec la scène. Nunzia ne cerne pas très bien non plus ce qu'il en est, elle essaye du mieux qu'elle peut de les satisfaire, mais rien n'y fait.
Laissant Damiano de son côté, la jolie blonde entre dans la loge des femmes, qui est vide à cet instant du spectacle, qui d'ailleurs va toucher à sa fin. Il n'y a pas de portes comme toujours dans ces loges collectives, mais au moins dans cet opéra il y en a deux, elle n'a pas à supporter son camarade. Elle se démaquille, prenant son temps pour effacer ce rôle qu'elle n'a pas envie de quitter. Elle retire avec précaution le magnifique costume et se sent soudain comme cette fameuse coquille vide. Elle se regarde dans les immenses miroirs, puis soupire, avant de se rhabiller. Le plus dur c'est de revenir à la vie normale... Et ce n'était qu'une variation...
Lignes indociles de corps brisés. Arabesques célestes, dans l’éther de la nuit tracées. Le velours carmin ourle sous les doigts. La musique s’élève, à l’unisson des petits pas. Chassés de danseuses, de muscles qui se tendent, s’allongent, s’éloignent pour mieux revenir. Les notes pourchassées, transcendées par ces silhouettes qui savent se mouvoir sous les réverbères. L’étincelle de costumes tapageurs qui s’accroche aux regards. La tulle s’épanouit en corolle, tout autour de leurs silhouettes menues. Elle les suit, elle les traque. Elle les imagine, héroïnes de contes fantasmés, retenues dans l’écrin de la nuit. Elle se greffe aux histoires qu’elles ont à raconter pour oublier la sienne. Elle oublie tout, l’acuité de sa concentration devenue entièrement exclusive. La musique en fond sonore, classique, impériale. Apprise par cœur depuis l’enfance. La culture du raffinement paraît-il, et de ce que ce dernier impose. Son souffle se disperse, accompagne les écarts, les pirouettes, les portés tout en légèreté. Elle aimerait être comme eux, libre. Libre derrière les artifices du costume. Se mouvoir sans heurt, sans peine. Paraître plume quand elle se sent plomb à l’intérieur, et que la brutalité est la seule chose qu’elle sache tracer encore. Elle aime qu’on lui raconte des fables en notes de couleurs pour oublier la cruauté moribonde qui guette, dès lors que le rideau retombe. Il fait noir, partout, sauf sur cette scène qui pulse, qui vit. Son cœur bat plus fort dans sa poitrine. La rythmique s’accélère. Les émotions la parcourent, dans l’intimité de l’alcôve où elle s’est retranchée. Comme si les laisser distinguer sa sensibilité était un parjure, une erreur à ne pas commettre deux fois.
Elle la reconnaît, petite étoile montante. Météore en équilibre, entre l’incandescence et l’apathie, sur les pointes tendues. Elle a tout à apprendre, elle sait déjà tout cependant. Elle s’en doute tout du moins, elle s’en doute. Il y a quelque chose en elle qui s’éveille dans l’artifice et meurt une fois la réalité retrouvée. Sybil l’a déjà constaté, la première fois qu’elle l’a vue danser. Par hasard, par erreur. Est-ce le fait que tous les regards soient portés sur son corps menu qui la transcende ? S’éteint-elle à l’unisson des projecteurs, dès lors que les pupilles s’éloignent des contours de sa vagabonde silhouette ? Cette énigme-là l’intrigue. Sybil ne sait pas encore, si son intérêt pour elle est réel, ou s’il tient d’un passe-temps à poursuivre pour tromper l’ennui de son quotidien. Sans doute est-ce un mélange des deux, subtil, indicible. Son partenaire n’est pas mal non plus. Longiligne, les membres étendus jusqu’à des horizons sans fin. Mais c’est elle qu’elle remarque. Elle qu’elle convoite. Elle. La candeur estropiée sur les pointes qui saignent. Les remarques assassines qui fleurissent sans doute à son encontre, dans l’intimité des coulisses. Parce que c’est un milieu impitoyable qu’elle a choisi. Elle s’y perdra, ou elle les vaincra tous. Elle et ses airs ahuris d’ange aux atours de merveille.
Le rideau tombe. Les gens se lèvent. Le vacarme des applaudissements s’essouffle pour laisser place à la conjecture des murmures. Elle salue des personnalités qu’elle connaît de vue. S’enferme derrière cette politesse caricaturale qu’ils apprécient tous autant qu’ils sont, cloisonnés derrière des principes qui désossent leur spontanéité pour la jeter en pâture. Sybil n’a pas prévu de s’en aller. Elle veut la voir. Lui parler. L’obsession est entière, nichée au creux de son ventre. Elle veut savoir de quoi elle est faite, jusqu’où elle est capable d’aller. Alors elle glisse des remarques, elle manipule. On la laisse finalement accéder aux coulisses dédiées au cors de ballet. Les couloirs sont une vraie volière. Les oiseaux passent, les oiseaux chantent. Elle arrive enfin, la trouve mise à nue, délestée de son costume. Parure de réalité. Sybil s’arrête le long d’une cloison et l’interpelle : « S’incarner dans un rôle, prétendre être quelqu’un d’autre, ça n’est pas difficile. Le plus dur, c’est d’assumer qui l’ont est à l’intérieur, et de le dévoiler au grand jour. Le jour où tu seras toi, face à eux … ce jour-là, tu les surpasseras tous. Tu brûleras, incandescente étoile ... Tu brûleras. »
Le rideau glisse doucement sur le son strident des cordes frottées. L'aube éclaire l'ombre puis son corps blâfard. Elle danse, elle danse, elle danse, jusqu'à l'épuisement. Jusqu'à ce que les lumières s'évanouissent avec elle. Ils scandent son nom de l'autre côté de l'épais et poussièreux tissu. Les applaudissements résonnent dans la salle tel le tonnerre, ou juste imprimés dans son esprit ? Elle se rêve dans le miroir. En guise de reflet, elle voit Gisèle, Aurore, Odile, Manon, Chloé et tant d'autres... Et surtout elle-même, reine envoûtante de ces spectacles, plus grande danseuse que la terre n'ait jamais portée, exaltant une émotion phénomale, une énergie sans pareille. Fantasme oublié, sitôt réapparu dès lors qu'elle a retrouvé la scène. Le son de leurs mains qui claquent à l'unisson fait encore battre son coeur. Elle tremble, persuadée qu'ils n'étaient que pour elle, elle est troublée, toujours pas redescendue du spectacle. Jeune fille perdue entre ses désirs et la réalité, jeune danseuse aux ambitions sans limites. Danser avec toutes étoiles qu'elle adule, elle n'en revient toujours pas et elle se mordille la lèvre tout en exposant son bonheur irréel. C'est ce qu'elle désire le plus au monde, elle n'en a aucun doute.
La jolie blonde se fait sortir de ses rêveries par une voix suave, elle se tourne alors vers cette femme qu'elle avait déjà croisé. Elle est d'une beauté fatale cette femme-là, mais ce qui la marqué surtout c'est sa tenue qui ne laisse aucune visibilité sur sa peau. Ce soir encore, elle n'échappe pas à cette règle. Nunzia la regarde, étudie longuement ses paroles qui sont si profondes qu'elles méritent largement de s'y attarder. D'autant que les mots utilisés ne sont pas des plus aisés pour elle. Malgré ce temps de réflexion, elle ne comprend toujours pas et ses charmants sourcils de gamine se froncent, dessinant deux virgules au dessus de son regard vif.
- Mé, c'est le but no ? Incarner oune autre ? Si jé suis moi, je joue mal je pense.
Son faciès se transforme et la mine plus déterminée que jamais et le regard embrasé, elle la fixe pour conclure : - Oui, je veux brouler. Imprimer des flammes dans leur oeil. Je veu' être leur obsession. Impossible à oublier.
Est-ce qu'elle peut lui montrer comment faire ? Est-ce qu'elle pourrait l'aider à percer ? Une place dans un grand ballet, puis une place parmi les étoiles et enfin attendre le sommet des cieux. Étoile polaire ou rien, c'est ainsi qu'elle envisage son avenir. Avec la danse comme unique but, seule passion. Le firmament absolu. Nunzia, elle danse. Elle danse et elle vit, emportant dans son élan tous ceux qui croisent sa route. Les laissant au bord du chemin s'ils ne tournoient pas avec elle. Elle est inspirante la gamine, et c'est bien à ça qu'elle aspire, insuffler la ferveur de son âme autour d'elle. En échange, elle ne demande que leur regard qu'elle ressent comme d'exquises caresses. Elle ne désire que leur souffle rendu erratique frôlant délicieusement son derme.