sleepover (nash)

Jill roule vite, électrisée par l’alcool qui court dans ses veines autant que par la présence de Nash à ses côtés dans la voiture. C’est presque irréel. Presque irréel comme elle se sent bien depuis cette promesse folle de retrouver tous les enfants perdus. Libre, le cœur qui bat, la peau qui pétille, les yeux grands ouverts sur les rues qui défilent par la pare-brise, sans avoir pris la moindre drogue. Elle roule d’autant plus vite qu’elle a l’impression diffuse de tout laisser derrière elle. Comme une fuite vers un monde meilleur. Alors qu’elle ne quitte pas le Queens.

L’appartement de la Guigne lui procure un sentiment paradoxal : ça l’angoisse tellement elle s’y sent à l’aise. Rien à voir avec le grand appartement super design mais tellement aseptisé qu’elle partage avec Ethan. Ici, on vit et ça se sent. Non seulement parce que l’odeur agréable de Nashandrä lui enveloppe les narines mais surtout parce qu’ici tout n’est pas impeccablement rangé. Appartement d’artiste, d’étudiant, mégots sur la table basse. Ici, on a envie de se mettre à l’aise, en pyjama ou en sous-vêtements, trainer dans le canapé, se servir dans le frigo, s’asseoir à la fenêtre pour fumer. C’est tout ça qu’elle imagine. Ça lui plait. Mais ça la déstabilise aussi, tellement c’est différent de son quotidien à elle.

L’appartement de la Guigne, c’est un vrai bout de Neverland. Une version miniature et beaucoup plus adulte de sa chambre dans le grand manoir. « J’aime bien ton appart’, Nash. » Elle aime aussi le fait que personne ne sait qu’elle est ici. Qu’elle pourrait y rester plusieurs jours, disparaître, laisser le monde tourner sans elle. Parfaite illusion puisqu’elle a le même compte Apple qu’Ethan, il n’a qu’à ouvrir l’application Find My iPhone pour savoir où elle est. « Tu me prêtes un pyjama ? », elle demande, amusée. Parce que c’est bien de ça qu’elles ont parlé dans ce bar. Une soirée pyjama. « Et je crève la dalle. On commande à manger ? » Il est passé minuit mais beaucoup de restaurants sont encore ouverts, comme à l’habitude américaine, d’autant plus dans ce quartier-ci qui semble souvent plus animé la nuit que le jour. Se commander un repas en pleine nuit, elle ne l’a jamais fait, et peut-être que c’est un peu pathétique que ce soit suffisant pour qu’elle se sente un peu rebelle, un peu déviante. Jill a encore pas mal de chemin à faire pour redevenir Wendy.

Depuis combien de temps n’a-t-elle plus été aussi heureuse aussi longtemps ? Jill n’arrête pas de sourire quand ses yeux rencontrent ceux de Nash, à la dérobée. Elle rit avec elle de bon cœur, totalement légère. Ces retrouvailles comme une bouffée d’oxygène inattendue qui ne manquera pas, au moment de retourner chez elle, d’accentuer encore ce sentiment d’étouffement qu’elle ressent au quotidien. Qui aurait pu la tuer à petit feu, crise d’asthme permanente peut-être, si elle n’avait pas revu Shabh à sa soirée de fiançailles. Retour des enfants perdus dans sa vie de façon inattendue. Mais, finalement, n’est-ce pas écrit dans les étoiles, qu’ils sont tous fait pour être les uns avec les autres, quoi qu’il arrive ? Un truc qui s’explique pas, ancré dans leurs enfances en commun, qui fera qu’ils se retrouveront toujours. Quoi qu’il arrive. Jill aimerait y croire.

Ce soir, de toute façon, les questions ont cessé de tournoyer dans son esprit pour laisser place aux rires, à l’impression que cette nuit durera toujours. À peine entrée dans l’appartement de la chanteuse, l’avocate est à l’aise. D’autant plus qu’elle fait rapidement la connaissance du deuxième habitant des lieux. « Messire Salem, laissez moi vous présentez la princesse de Neverland j'ai nommé.... WENDY DARLING! My lady, laissez moi introduire l'un de vos nouveaux serviteurs, Messire Salem! » Tenant du bout des doigts la petite pate de l’animal ronronnant, Wendy ne peut s’empêcher d’exécuter une grande révérence – qui ne serait sûrement pas approuvée par les historiens – jusque par terre, jambes croisées, grand sourire sur les lèvres. « C’est un honneur, messire Salem. Votre minois est exquis. » Elle peine à se redresser, trébuche lourdement sur le sol, rit. Tant pis pour le voisin du dessous. pense celle qui marche pourtant sur la pointe des pieds dans son propre appartement du Queens Huppé. Manières de fille bien trop sages qui s’envolent doucement. L’animal s’éloigne un peu, aussi indépendant que les autres qui partagent ses gênes. Si Jill prenait un animal de compagnie, ce serait sûrement un gros chien. Le genre qui te bave sur les genoux en te regardant avec amour. Mais en appartement, c’est impossible. Peut-être qu’elle en aurait un, si elle habitait dans cette grande maison que Peter veut acheter.

Jill demande un pyjama, parce qu’est un soirée pyjama, n’est-ce pas ? C’est aussi une façon d’être comme chez elle dans l’appartement de la Guigne. Nash lui apporte un grand t-shirt bleu – « Toute suite, princesse! » – et commence à se déshabiller à côté d’elle, impudeur caractéristique de l’enfance. Jill regarde une seconde ses doigts experts délacer son corset avant de proposer qu’elles commandent à manger. Nouveau craquage à facturer sur l’amex du couple bientôt marié. « J'te laisse choisir, mais prends en masse parce que j'ai faim ! » Jill acquiesce, sourire aux lèvres et profite de la disparition de la Guigne dans sa chambre pour se changer aussi, pas dérangée par la porte ouverte qui ne les sépare pas vraiment. Rapidement couverte uniquement du célèbre t-shirt-culotte, Wendy défait son chignon. Elle soupire légèrement, apaisée. Avant de fouiller dans les brochures, à la recherche de ce qu’elles pourraient bien dévorer ce soir.

« Burgers ? », elle demande en entendant la Guigne revenir dans le salon. Son téléphone ne main, elle vient s’asseoir en tailleurs à côté de Nash et de sa guitare, prête à passer commande. Sur l’écran qui scintille entre ses doigts, il y a non seulement le visage d’Ethan – fond d’écran typique d’un couple fiancé – mais également son prénom, de nombreuses fois. Autant d’appels en absence. « Ethan s’inquiète... », elle souffle avant de lui envoyer un sms. Je dors chez une cousine que j’ai croisée au bar. Malgré l’heure tardive, la réponse fuse. Quelle cousine ? Wendy se mord légèrement la lèvre inférieure. Ethan connaît toute sa famille. L’alcool altérant un peu sa capacité à avoir de bonnes idées, elle lève son téléphone pour photographier Nash. « Souris, babe. », elle lui demande, amusée. Avant d’envoyer la photo à son fiancé. Sauf que Nash ne ressemble à personne de sa famille. Qu’elle a les cheveux bleus. Que la photo donne l’impression qu’elle ne porte que des sous-vêtements.

Wtf ? Je comprends que ta famille n’en parle pas beaucoup. T’es sûre que tu veux pas rentrer à la maison ? « Putain, il me saoule. », elle commente à voix haute. « Je me rendais pas compte à quel point il était collant avant de commencer à faire des choses sans lui. » Elle éteint son téléphone. Et le cache sous un coussin, pour faire bonne mesure. Loin des yeux, loin du cœur. Ou quelque chose comme ça. « Enfin, si, je le savais. Y a un côté de moi qui aime ça, qui trouve ça rassurant, qu’il soit tout le temps là, tout le temps au courant de tout. J’sais pas si tu vois ce que je veux dire ? » Tiraillée, Jill, comme toujours, entre l’envie de liberté et la peur d’être seule contre le monde. Est-ce que les enfants, eux, n’arrivaient pas parfaitement à réconcilier ces deux parties ? C’est trop loin, elle ne s’en rappelle plus bien. Aujourd’hui, la liberté a presque disparu. « Je peux utiliser ton portable pour faire la commande ? », elle ajoute avant qu’un sourire taquin ne revienne grignoter son visage. « Ou t’as peur que je tombe sur des sms compromettants ? » Par exemple de l’homme qui serait venu, heureusement, prendre la place du monstre qui l’a détruite dans son cœur. Pas que Jill imagine réellement que ce serait quelque chose qu’elle lui cacherait.