(οικογένεια) anthéa

Dédale de rues. Elle se perd au milieu des passants. La bobine levée vers un ciel gris et gonflé d’orage. Théa attend que les nuages craquent, se déchirent et grondent. Un sourire en demi-teinte sur les lèvres, elle a les mirettes fades. Délavées de trop aller et venir dans les profondeurs des mémoires, à travers les lignes factices des destins cassés.
Mains dans les poches de son blouson trop grand et trop rose. Rose bonbon. Elle aime. Elle aime la vie au dehors des murs blancs. Elle l’aime trop fort, c’est vrai. Inspiration. Expiration. Inspiration encore. Elle renifle les effluves du monde et ça la fascine. Ce mélange de pisse de pourritures – sacs poubelles éventrés par un chat – et de fritures. À côté d’elle, à sa droite : un petit fast-food miteux regorgeant de gens. Ça piaille, ça rigole, et ça parle toujours comme si chaque habitant du quartier devait être mis au courant des nouvelles : Leslie a baisé avec Jay. Super, pense Théa. Super, vraiment super. Et elle est sincère. Elle aimerait voir, Leslie. Leslie baiser Jay. Elle aimerait en capter les moindres petits détails. Elle aimerait y être et regarder de plus près. Pour voir les chairs jeunes frissonner l’une contre l’autre. Comprendre le mécanisme et s’immerger dans la douleur douceur des ébats amoureux. Et qu’est-ce que l’amour, à proprement parler ? Tout un concept qu’elle s’évertue depuis des années à décortiquer. Sans succès. Et qu’est-ce qu’un ébat ? Tout un concept, également, qu’elle s’est accordé une seule et unique fois. Un chapitre de son existence raturée par d’autres chapitres à confectionner. Et puis disparaître. Et puis s’évaporer de la ligne mémorielle de l’homme ou la femme passé.e entre ses mains.
Premier grondement au-dessus de sa petite tête brune. Le regard demeure accroché au maussade de l’empyrée. Second grondement et les premières gouttes de pluie éclatent sur l’arête de son nez, et sa pommette. Risette béate. Les paupières se ferment et elle attend le début d’averse. La fraîcheur de l’eau sur son visage, sur son crâne.
Trempée, elle pousse la porte de l’antre des malfrats, observe la petite foule amassée par l’intempérie. Tourbillon et marée de visages et d’allures. Textures de vêtements, teintes, reflets sous les néons agressifs. Elle reste immobile, au milieu de ce remue-ménage. Patiente dans le vortex de membres et de voix. Apprécie le contact inopportun des uns, des autres. Elle existe, conclue-t-elle. Elle existe dans l’immédiateté de l’instant. Elle est sans être. Elle est là sans qu’on ne la remarque. Mais on la sent et on la voit, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Et elle aperçoit. L’aperçoit. Après des minutes à jouir silencieusement de la masse humaine.
Assis contre une des grandes vitres, calé dans le moelleux du banc couvert de skaï rouge ; l’individu torpille une fraction de seconde le raisonnement. Elle hésite. Et son minois porcelaine chancelle de côté. Réflexion et stature type d’un animal vaguement humain. Les paupières battent sur les orbes comme pour faire le point. Comme pour s’assurer qu’elle ne divague ni n’hallucine.
Il est bien là. Là. Ici. Le mort-mort qui n’est pas mort ou presque mort. Peut-on dire mort-vivant ou vivant-mort.
Théa se pince la lèvre. Quenottes plantées dans le tendre et charnue de sa pulpe pêche. Elle se glisse, féline, entre les affamées et les geignards. Son derche maigre percute quelques hommes. Elle s’installe sans préambule en face de son frère. « Si tu mets un seul pied sur ce meuble, tu boiteras pour le restant de ta vie. » Coudes plantés dans la table les séparant, elle se penche. Au-dessus de ses flingues et de ses babioles. « J’peux met’ les coudes alors. » Elle le dévisage. Tête penchée, encore. Bouche entrouverte. Mordillements frénétiquement ensuite. Les incisives plantées dans le bombé de sa lippe. « J’ai un job pour toi Anti.  Ça devrait te plaire. » Sourire étirant subitement les babines. Elle se rassoit dans le fond de son siège, happe à la volée entre index et pouce le soda qu’elle boit. Le sucre, la vie. Puis lâche, sans modulation particulière dans la voix, sans se préoccuper de qui pourrait écouter ou entendre derrière elle ou devant. « J’veux bien le faire, mais j’veux un câlin d’abord. »


@Amos Lazaridis