Unsteady. (Libre)

A little unsteady


Le plus dur ce n'est même pas le ciel qui s'étale au dessus de sa tête comme une toile grossière et interminable. Ce n'est pas non plus le manque de règles et la solitude. Ce qui le hante à chaque fois qu'il se lève ou qu'il quitte le travail n'est autre que le regard des autres. Il les sent, nerveusement, s'échouer sur sa nuque, soutenir son regard et trop souvent le fuir. Ils sont là, sans cesse, à porter un jugement sur qui il a été, sur ce qu'il est et ce qu'il pourrait devenir. Santo a traversé des épreuves qu'on pourrait définir de torture mais celle là …
L'enfer, c'est le regard que porte les autres sur nous. Celui qui nous rabaisse ou nous élève sans valeur précise. Celui que l'on nous apprend à ignorer mais auquel on se raccroche sans cesse, que ce soit le môme à l'école ou la femme qui se bat contre la société en passant par les taulards comme lui.
Le regard des autres. Je te jure. Qui nous fait nous aimer comme nous détester, nous rassure ou nous détruit. Il n'a pas de substance, pas d'odeur mais une telle importance qu'il nous hante tous.

Accoudé au bar, toute son âme fixe cette bière qu'il a entre les mains. Première fois depuis sa sortie que Santo entre dans un de ces endroits avec l'idée de ne pas en ressortir indemne. Son corps autrefois accro à la cocaïne pourrait si facilement s'amouracher d'une autre saloperie qu'il sent au fond de ses tripes remuer ses addictions. Les bières, il n'en boit qu'à l'occasion, souvent en présence de Milos parce qu'il s'imagine mal se bourrer la gueule sous ses yeux qui n'ont rien demandé à personne. Ce soir, il n'a dans son ombre aucun visage à décevoir. Il pourrait appeler Ambrose, lui demander de venir le chercher pour éviter le pire. Jude voit même le moment où il enlève son téléphone de sa poche mais face à l'écran, un grand vide s'empare de lui. Comme si on venait de tirer la chasse et que toutes ses bonnes résolutions quittaient les lieux. Son ami viendrait le récupérer sans poser de questions ou lui mettre son nez dans sa merde. Bien sûr qu'il viendrait … ça ne fait même pas l'ombre d'un doute. Et c'est ça le problème, ce côté facile de la chose. Un bouton à appuyer, un ton un peu con à prendre et c'est dans la poche. Lui aime les trous noirs et les moments d'absence, ce qui se termine mal et lui fout la nausée.

Avec sa forte carrure et tout ce qu'il a déjà ingurgité par le passé, Santo se dit qu'il lui faudra plus qu'un verre pour se saouler la gueule. De quoi avoir plus de temps pour faire demi-tour et tout laisser en plan ou au contraire renforcer son envie d'aller voir ailleurs s'il existe. Il pensait pas que la vie serait si merdique à reprendre. Il s'imaginait dans un élan de nostalgie qu'il aurait tous les réflexes, comme avant. Foutaises. Santo Mendoza, Jude Russo, qu'importe son identité, n'est autre qu'un gros poupon déguisé en un meurtrier sans le moindre repère. En taule, même le plus laid semblait merveilleux ; tout était biaisé. Ici, c'est le contraire, même le plus beau est démonté, mis à terre, roulé dans la boue, comme si on avait peur que notre prochain soit mieux que nous, comme si on ne pouvait pas vivre avec la moindre hiérarchie alors que lui n'a connu que ça. D'agneau il est devenu chef de meute dans un monte qui n'existe pas, forgé derrières de grands murs et entouré de barbelés pour que seuls les pires puissent y venir. Il n'y a que la cruauté qui puisse accepter l'humiliation et se battre encore.

Le goût amer de la bière lui décroche une grimace. Fatigue factice, son cerveau lui invente des douleurs et des peurs que seuls les anxiolytiques calment un peu. L'ambiance du bar respire l'odeur goudronneuse des fumeurs qui entrent et qui sortent. Une lueur froide prend place en Santo alors qu'il descend son verre. Elle s'accroît, serpent venimeux triomphant dans ses veines. Des particules de colère caressent son visage, elle l'enveloppe, le baigne, le tyrannise et le pousse à ne pas quitter cet endroit.
Et si c'était ce soir ?
Ce soir qu'il décidait de tâcher sa rédemption. D'apparence son regard ne prévient de rien mais si l'on prend le temps, si on l'analyse, un autre chien fou pourrait remarquer aisément ce qu'il se passe là-dessous. La dynamite dans son cœur est sur le point de tout faire sauter. Et il espère secrètement que personne ne sera là pour limiter les dégâts.