mauvaises graines (fin)

Trois heures. C’est le nombre d’heures qu’il a fallu pour monter un putain de dressing Ikea, et elle a cru qu’ils n’y arriveraient jamais. Mais après la chute de trois étagères, deux engueulades et une bière renversée sur le sac de cintres, le cauchemar est terminé. Elle ferme la porte derrière l’un de ses amis en le saluant et ses lèvres s’étirent pour former un large sourire. Il a pourtant rien de transcendant cet appartement, c’est sûrement le genre de pensée qui trotterait dans la tête de ceux habitués à un brin de luxe s’ils venaient à visiter les lieux. C’est ce qu’on pouvait peut être lire dans le regard de Nyx quand elle est venue prêter main forte quelques heures plus tôt. Des couches de peinture blanches se superposent un peu n’importe où sur les murs, le parquet grince, la fenêtre de la chambre donne sur une rue incroyablement bruyante, et la porte des toilettes ne se ferme pas correctement. Mais aux yeux de Rose, c’est son nouveau chez soi, c’est un pas en avant qu’elle fait volontiers, celui qui vient mettre davantage de distance entre cette enfance bordélique où elle a été ballottée de foyer en famille, de famille en foyer. C’est un confort qu’elle ne doit qu’à elle même, et pour lequel elle se bat, mine de rien, depuis toute petite. Alors aux yeux de Rose, il ne pourrait pas être plus beau.
Peut être que ses amis s’en doutent, même si elle ne dit rien, peut être que c’est pour ça qu’ils étaient tous au rendez-vous aujourd’hui pour l’aider à monter sa commode, porter trois cartons remplis de livres jusqu’au troisième étage et enlever de sa salle de bain le rideau de douche grisâtre - qui n’était sûrement pas gris au départ, se dit-elle avec un frisson. Ou c’est peut être juste le pouvoir des trois packs de bières qu’elle leur avait promis en échange ainsi que leur curiosité qui les a poussé à se pointer. Dans tous les cas, ils sont venus aujourd’hui, et grâce à eux les lieux commencent enfin à ressembler à quelque chose.

Elle tourne les talons et balaye la pièce du regard, les mains sur les hanches, le sourire au coin des lèvres qui ne la quitte pas, celui qu’il n’est pourtant pas très facile de lui arracher. La plupart des meubles sont montés, même si le sol est encore couvert d’une montagne de boîtes, d’outils, de visses que personne n’a su où poser et de cartons à moitié défaits. Et installé au milieu de ce beau bordel, il y a aussi Fin, qui a étrangement l’air dans son élément.
- J’ai même pas encore fini de m’installer que tu campes déjà là toi, fait remarquer la blonde.
C’est une remarque qui ne vaut pas grand chose quand on compte le nombre d’heures qu’elle a passé dans l’appart du dit jeune homme. Quand elle s’ennuie, quand elle est trop fatiguée pour rentrer, quand elle voulait jouer à ses jeux vidéos plutôt que d’aller en cours, toutes les excuses sont bonnes pour squatter chez Fin, mais malgré le cruel manque de logique elle ne se gêne pas pour le taquiner.
- Bon je pense qu’on a fait le plus gros, faudrait peut être juste que j’arrive à brancher cette télé, dit-elle en avançant vers l’écran posé maladroitement sur son nouveau meuble blanc. J’ai eu un mec au téléphone hier qui m’a expliqué quel câble mettre mais j’ai- arrrh!
Ce bruit de baleine que Rose vient d’émettre, il indique qu’elle vient de se cogner le pied contre le coin du nouveau canapé - pas la meilleure façon d’apprendre comment gérer son nouvel espace, soit. Rose sautille rapidement jusqu’au meuble télé et s’assoit sur le sol en tailleur, massant son membre endoloris.

Elle l’avait pas vu venir ce foutu coin de canapé, et voilà qu’elle est déjà recroquevillée sur le sol de son nouvel appart en pensant sombrement que si c’est comme ça qu’elle est accueillie en ces lieux, elle va pas faire long feu. Fin ne met que quelques secondes à réagir, il s’approche, il hoche la tête d’un air de dire qu’il est même pas surpris tandis qu’il se met à sa hauteur.
- C’est ça marre-toi, lui dit la blonde en fronçant les sourcils.
Bien sûr qu’il se marre Fin, il a passé des années à se marrer, et Rose en a passé plusieurs à le maudire pour ça avant de comprendre que derrière les éclats de rire, y avait pas tant de malice que ça. Quand bien même elle lui donnerait pas de quoi rire, Fin il trouverait tout seul, il trouverait quelque chose sur quoi la taquiner. C’est une habitude, c’en est presque aussi normal que de respirer à ce stade, mais ça l’empêche pas de s’en plaindre à chaque fois. Parce que Rose elle adore râler pour la forme, sûrement autant que le garçon adore rire d’elle. Il semble lire dans ses pensées quand il lui dit qu’elle va finir pleine de bleus.
- En fauteuil roulant même. C’est toi qui devra pousser mon siège dans le tout petit ascenseur, fait-elle remarquer bêtement en essayant de cacher son sourire.
Elle en profite pour l’observer un instant maintenant qu’il est si près, comme si après toutes ces années elle pouvait encore capturer un nouveau détail sur ce visage pourtant si familier. Ou peut-être qu’elle y cherche quelque chose. Si c’est le cas, Rose s’accorde jamais assez de temps pour le trouver, surtout en ce moment. Ça fait des mois qu’elle fait ça, des mois qu’elle soutient très peu son regard à Fin, des mois que ça l’emmerde parce qu’elle comprend même pas ce qui la perturbe. Ce qui la gêne tant, elle qui y a quelques temps encore était prêtre à lui sauter dessus s’il fallait se battre pour chopper la dernière part de pizza. C’est peut être ça devenir adulte, c’est peut être juste avoir un peu de pudeur. C’est peut être juste établir des distances comme elle en train de le faire maintenant, choppant la boite à chaussures remplie de câbles qui traine à côté du meuble et la posant brusquement entre eux d’un air un peu dramatique, faisant voler la moitié à côté.
- Si tu arrives à me brancher ça... tu auras mon respect éternel, lui promet-elle en poussant un long soupir, ce genre de soupir qui indique qu’elle s’y connaît autant en branchements qu’elle s’y connaît en période de gestation des souris - autrement dit, très peu.