Quinze décembre, moins de dix jours avant Noël, et l'appartement délaissé au détriment d'un séjour en Californie. Lorsqu'il était préférable de s'affairer autour du réveillon, j'eus décidé, accompagné d'amis fêtards, de bousculer les "on devrait" pour les "on pourrait", de remplacer les "ça s'fait pas" par des "et pourquoi pas?". C'était un peu pour dire merde, aussi, à toutes ces préparations qui pressaient les gens, qui les rendaient absents. A chaque fois que je dévalais les escaliers, les couronnes accrochées aux portes me rappelaient le retard que j'avais pris sur les fêtes de fin d'année; Noël:un, Chaï:zéro. Les rapides passages à la boite aux lettres donnaient un coup de massue supplémentaire; les publicités tapissaient le fond de la caisse. Dehors... Et bien, dehors, les voisins accrochaient les guirlandes à leurs fenêtres, les vitrines s'embellissaient de dessins enneigés et les enfants, avant de rejoindre l'école, tassaient le peu de poudreuse tombée sur les murets pour former leur premier bonhomme de neige. Si le visage des New-yorkais rougissaient à cause des premières maladies virales d'hiver, leur sourire s'élargissait, leurs yeux pétillaient; ils étaient plus aimables. Cet air féerique m'agaçait, bourré d'hypocrisie. Nous savions parfaitement qu'une fois le père-Noël passé, de retour en sa demeure jusqu'à l'année prochaine, ils retrouveraient leur caractère bougon, tous hâtifs de commencer la journée pour en finir aussi vite. Ouais, je détestais Noël. Aujourd'hui, tout du moins. Car, vous vous en douterez bien : ça n'avait pas toujours été le cas. Lorsque j'étais enfant, j'avais lié une amitié intense avec la neige, cherchant de la langue tous ses flacons sur le chemin qui me ramenait de l'école. Trajet avec lequel je me dépêchais d'en finir pour retrouver la chaleur crépitante des bûches de bois dans la cheminée; un chocolat chaud m'attendait toujours à la maison, accompagné de quelques guimauves aussi blanches que la neige. Je m'asseyais sous le sapin illuminé d'innombrable couleurs, la tasse entourée de mes mains encore mouflées et je regardais ces films que je trouvais merveilleux. Il m'était difficile d'attendre le matin où je serais récompensé pour ma bonne attitude de l'année; milliers de cadeaux sous le conifère à mon réveil, toujours. Il fallait dire que je n'étais pas un vilain petit garçon, à l'époque. A l'époque oui, parce qu'aujourd'hui, je trouvais que le père-noël était une sacrée ordure. Chaque année, il se faisait la malle à l'étranger pour ponctuer ses affaires financières, le p'tit Papa-Noël. Chaque année, il était absent et pensait se faire pardonner en envoyant des cadeaux inestimables. Je restais de glace face à ces fausses marques d'affection, insensible; à croire que l'argent pouvait remplacer sa présence à nos côtés. Pauvre con, je pensais souvent. Alors, ouais, pour m'évader de tout ça, j'avais cédé. La sierra nevada semblait bien plus magique que tous ces faux-semblants de bonheur qui m'entouraient à peine je sortais de chez moi. Putain qu'est-ce qu'y caille, s'exclama le blond aux yeux de la même couleur que les marrons glacés. Ouais, ce fut un froid de canard qui nous accueillit; le vent bien plus gelé que celui de notre quartier de New-York, mais très vite notre séjour sera réchauffé par nos premières sorties. Le chalet que nous avions loué, compris dans le prix du séjour, n'avait pas encore revêtu le drap d'ampoules vertes, rouges et blanches. Il était modeste, nous logions à deux dans une chambre, mais il suffisait amplement; pour ce que nous avions prévu d'en faire : dormir et y manger des repas peu équilibrés, la "traditionnelle" bouffe grasse et calorique dont les mecs raffolaient. J'propose qu'on aille faire quelques courses avant d'choper les pistes, leva l'un de nous sa main. Le premier village, où une épicerie était ouverte vingt heures sur vingt-quatre, n'était pas loin et, munis du 4X4 que nous avions réservé, il semblait à deux pas. Les sacs de voyage balancés dans nos chambres respectives, les clés furent miennes et nous nous dirigeâmes vers les premières propriétés blanchies de Californie. Enchantés, nous l'étions, et ça s'entendait. D'ailleurs, notre arrivée ne passa pas inaperçue puisque les haut-parleurs de la bagnole rugissaient au rythme des sons électriques. Ça, c'était Noël avant l'heure; le même engouement, la même excitation. Et encore, nous n'avions pas prévu de tomber sur des étrennes aussi charmantes. Vous avez remarqué les bombes, dans le rayon là-haut, s'empressa de nous informer l'hispanique. Forcément, nos yeux se tournèrent sur les trois nanas qui, comme nous, faisaient quelques provisions. En même temps, tels des triplés rejoignant le visu de notre quatrième frangin. Et quelles beautés, les jambes fines montées sur des échasses ! Elles ne semblaient pas être gênées du froid, seuls leurs manteaux leur tenaient chaud les épaules. L'épiderme dénudée par des shorts courts, grisée légèrement par des collants fins, trois demoiselles qui ne demanderaient qu'un coup de mains. On attend, présentai-je ainsi le plan. Ouais, on attend. Les courses étaient pratiquement terminées, il n'y avait plus qu'à faire quelques tours sans les perdre de vue, les suivre et se planter derrière elles à la caisse, ni vus, ni connus; ne pas se faire repérer, surtout. Des acteurs hors-pair nous étions. Nous ne leur adressions pas la parole, patientant qu'elles aient fini de régler les consommations. Et, au moment où elles passèrent les portes électriques, je laissais deux de mes camarades se charger de nos propres achats, embarquant mon colocataire de chambrée après quelques tapes sur l'épaule. B'soin d'aide, articulai-je en arrivant à pas rapides à leur hauteur. Elles arrêtèrent le chariot et se tournèrent vers nous, intriguées, satisfaites un peu. Ça n'serait pas galant de vous laisser porter les sacs pour les fourrer dans l'coffre, enchérit mon ami, après lequel j'hochai la tête pour acquiescer : il n'a pas tort. Elles ricanèrent, la main postée devant leur bouche, avant de nous pointer de l'index la voiture qu'elles avaient, elles aussi, louée. Je pris la place de la demoiselle qui avait pris possession de la barre du caddie, et qui le poussait, et portai mes avant-bras dessus. Vous êtes là en vac', commençai-je l'interrogatoire. On vient d'arriver aussi, à quatre. On n'connaît pas trop l'coin mais on s'est renseignés sur de potentiels bons plans, continuai-je avant de remarquer qu'une valise, laissée dans le coffre, portait le même numéro d'avion que le notre. Vous v'nez de New-York, fus-je surpris, les sourcils relevés, pendant que tout le monde se stoppa pour prendre connaissance du hasard. Et ne disions-nous pas que le hasard faisait parfois bien les choses ? Bah merde alors, m'étonnai-je d'autant plus. Du coup, vous avez prévu un truc ce soir ? Parce qu'on comptait sortir avec la bande, invitai-je indirectement les poupées à nous rejoindre pour la soirée -et la nuit, possiblement-. Ô, il n'y avait pas besoin de beaucoup de chichis, d'habitude, et cette fois-ci en était encore la preuve; il fallait juste être entreprenant, les filles kiffaient les mecs qui savaient mener la danse. Et ce soir... Ce soir, elles seront nôtres. Ce soir.
Quinze Décembre de l’an de grâce deux-mille dix-huit. Voilà maintenant près d’un bon mois, que New-York a revêtu des allures de village du Père Noël. Dans les commerces, le background sonore, égayant la fastidieuse corvée des emplettes que réalisent tout guillerets les chalands, a lui aussi subi quelques petites modifications et ajustements saisonniers. Les chants de Noël ont en effet temporairement mis au placard, les tubes du moment que compilent des playlists diverses et variées. Grand chamboulement au hit parade. Jingle Bells vole la vedette à Shotgun de George Ezra. Deck the Halls expédie God’s Plan de Drake dans les méandres du classement. Michaël Buble met un terme à son hibernation de onze mois et quitte sa tanière, pour ravir les cœurs avec sa voix de crooner. Feu George Michael nous rappelle dans une mélodie sirupeuse et kitch à souhait, qu’à Noël dernier il lui a donné son cœur. Et notre amie Mariah Carey en profite pour sortir de la naphtaline, afin de nous inonder de son désormais culte All I want for Christmas is you. Le tout entrecoupé par quelques spots publicitaires vantant « des affaires à ne pas rater. » et des « promotions exceptionnelles. », sur les dindes, bûches pâtissières et autres huîtres marines.
Assommante ode au consumérisme, demeurant quoi qu’on en dise essentielle pour palier les risques d’une overdose de mièvrerie. Des acteurs ramant pour faire carrière, des travailleurs précaires ou des chômeurs peinant à retrouver le chemin de l’emploi, ont été réquisitionnés pour jouer les Pères Noël. Des quartiers pauvres à Saint Marc, ils poussent comme des milliers de champignons sortant de terre suite à une journée automnale pluvieuse. Assis sur une espèce de trône au beau milieu d’un décor fait de carton-pâte, boîtes vides habillées de papiers cadeaux chatoyants et neige artificielle. Ils voient défiler toute la sainte journée un cheptel d’enfants, qui complètement survoltés viennent s’asseoir sur leurs genoux. Les parents immortalisent sous tout les angles leurs petites merveilles, et enverront les clichés les plus réussis aux grands-parents gâteux. Quelques « Oh, Oh, Oh ! » ; « Qu’est-ce qui te ferais plaisir pour Noël ? » et au suivant ! Et ainsi de suite jusqu’à ce que les cloches de la délivrance crépusculaire tintent. Au beau milieu de ce joyeux mesclun de fin d’année, il était une chinoise désarçonnée qui regardait toutes ces réjouissances en perspectives d’un œil lointain, et en affichant considérablement moins d’enthousiasme que les personnes l’entourant.
Chez les Liang, famille bouddhiste et très à cheval sur les principes de la petite bourgeoisie provinciale chinoise, on ne célébrait pas Noël. Cela aurait été une véritable hérésie. Idem pour ce qui est du nouvel an du calendrier grégorien. Meï dut attendre dix-sept ans, âge auquel elle arriva au Etats-Unis, pour découvrir ce qu’est Noël, et surtout la façon dont les gens le célèbrent. Vingt ans. Elle avait vingt ans, lorsqu’elle s’émerveilla pour la toute première fois devant ces flocons tombant des cieux, et emmitouflant la Grosse Pomme d’un beau manteau blanc. La jeune expatriée qu’elle était avait beau s’intéresser et tenter de se mettre dans l’ambiance de ces fêtes enchantant tout à chacun, rien n’y faisait. Aujourd’hui encore, elle désespère que cela ne lui parle absolument pas et qu’elle soit incapable de partager le sensationnel engouement, qui s’empare de l’ensemble de la population quand vient l’ultime mois de l’année. Ne vous y méprenez pas, la soprano à la voix de cristal a déjà pris part à ces festivités. Dans sa belle-famille, la naissance du petit Jésus est quelque chose de sacré. Attention, on ne badine pas avec Noël chez les Perkins !
De confession protestante, son cher et tendre Lars redevenait un grand enfant à chaque fois que soufflait le vent d’hiver dans les grands sapins verts. Etant à moitié finlandais, la fin de l’année était de loin la période favorite du batteur des Night’s Claws. Il n’était d’ailleurs pas peu fier de ses racines. De cette terre où dit-on, vivrait le gros monsieur à l’épaisse barbe blanche tout de rouge vêtu. Quelque part en Laponie. Tout là-haut près du cercle polaire. Là où l’incomparable et irradiante lumière des aurores boréales, se réverbère dans les fjords limpides. La Calas d’Orient garde un excellent souvenir de ces réveillons passés dans la famille de son défunt mari. Seule brune parmi toutes les têtes blondes, installées à l’immense table en chaîne massif. Seule paire d’onyx cassant l’unicité d’une rivière de saphirs. Bien qu’elle ne comprenait pas toute la symbolique rattachée à l’événement, Meï s’était émue de constater qu’en cette douce et sainte nuit, des personnes, qu’elle n’avaient jamais rencontrées auparavant pour certaines, l’avaient accueillies à bras ouverts pour partager cet instant avec elle. Car c’est bien de cela dont il était question chaque vingt-quatre Décembre. De partage.
Toutefois, et sans son soleil finnois flamboyant dans ses cieux, la veuve ayant récemment renoué avec la couleur d’un point de vue vestimentaire, ne se sentait vraiment pas le cœur à tout ce tralala chrétien. Il y a quelques jours, son agenda lui avait rappelé l’imminente tenue d’un événement annuel. La Girls Week. Voilà bientôt dix ans, que la cantatrice et ses amies de la FAC, ont pris pour habitude de se retrouver à l’occasion d’une semaine de vacances entre filles. Quelques jours seulement avant le tant attendu vingt-cinq Décembre. C’était là la seule période de l’année, où tout les membres de ce petit cercle de working girls new-yorkaises, n’étaient pas « overbookées ». Sept petits jours où leurs obligations professionnelles étaient pour ainsi dire en stand by. Une petite parenthèse, où elles se retrouvaient pour partager les joies et les déboires, qu’elles avaient rencontrés au cours de l’année écoulée. Pour parler de mecs également. Ou faire tout un tas de choses, dont sont friandes les pimpantes trentenaires comme elles. Quatre amies, la location d’un chalet avec tout le confort sur les hauteurs de la Sierra Nevada californienne.
Même si elle n’avaient clairement pas la tête à une telle escapade, l’élancé rossignol de Shijiazhuang n’a cependant pas pu se résoudre à leur faire faux bond. Toutes les trois avaient été là. Toutes les trois avaient su trouver le temps pour assister à l’enterrement de Lars, et soutenir dans cette épreuve celle qui lui avait dit oui. Alors, elle s’était faite violence pour surmonter sa nonchalance et passer outre son entrain se situant en dessous du niveau de la mer. Oui, Meï allait les revoir. L’altière et opiniâtre Synnøve. Une très princetière blonde aux yeux de jade et au teint laiteux. Premier violon dans l’orchestre philharmonique de New-York. La pétillante et acidulée Estrella. L’inébranlable optimiste de la bande. Une somptueuse et photogénique présentatrice météo brune à la peau de bronze. Et Tara. La voluptueuse, sensuelle, gracieuse et souple meneuse de revue, spécialisée dans l’art du French Cancan. Une rousse incendiaire aux orbes cobalt, qui d’un simple regard pouvait ensorceler et envoûter n’importe quel homme. Ce fut aux aurores que ce détonnant quatuor se retrouva à l’aéroport, pour cinq heures d’un périple à bord d’un traîneau fonctionnant au kérosène.
Durant le vol, chacune trompa l’ennui du mieux qu’elle put. Casque vissé sur les oreilles, Synnøve écouta un petit florilège de ses meilleurs solos de violon. Narcissisme quand tu nous tiens. Soucieuse de maintenir le lien avec sa petite communauté de followers, Estrella alimenta ses différents comptes sur les réseaux sociaux et en profita également pour répondre à toute une montagne de messages sympathiques, auxquels elle n’avait pas trouver le temps de répondre. La séductrice du groupe, alias Tara, termina sa nuit à l’aide d’un masque de sommeil sur les yeux et des boules quies dans les oreilles. Ou plutôt la commença, étant donné qu’elle était directement partie pour l’aéroport, sitôt sa revue dans ce cabaret de Upper East Side terminée. Meï quant à elle, passa le trajet en compagnie de Rajeev Amritaj et du dernier tome de sa série De Chair et d’Os intitulé « Trauma », qu’elle dévora presque d’une traite. Tout cela en boulottant de temps à autres, des arachides un tantinet trop salées contenues dans un petit sachet hermétique individuel. Privilège de la classe business oblige. Les passages glauques, sanguinolents, oppressants et d’épouvantes lui donnèrent des sueurs froides et l’épiderme de gallinacé.
Fort heureusement, les intermèdes torrides, charnelles et sensuelles rendirent la lecture moins anxiogène. A tel point que la longiligne chinoise, dut par moments s’éventer à l’aide d’une brochure sur la compagnie aérienne, tant ce qu’elle pouvait lire la submergea d’une soudaine et intense vague de chaleur. Notamment la page quarante-trois. Et la cent dix-sept aussi. Oh mon Dieu, la page cent dix-sept … ! Le froid polaire accueillit les quatre célibataires en goguette à leur descente sur le tarmac. Il n’en fallut pas moins pour réduire à néant la libido de la veuve Perkins. Libido que le sulfureux auteur, était pourtant parvenu à savamment attiser durant le voyage. Une demie heure de route à bord d’une voiture de location plus tard, les filles de la côte est arrivèrent saines et sauves à bon port. Ce qui au vu de la conduite musclée, et ponctuée par plusieurs salves de klaxon saccadées par de charmants « Bouge ta caisse, enculé ! » de Synnøve, était loin d’être gagné. Le tour du propriétaire effectué et leurs aises pris, les membres hétéroclites de ce girls band entreprirent une escale dans la vallée en contrebas, pour faire le plein de provisions. Que serait une soirée entre filles, sans quelques bouteilles de vin du Comté de Napa et de quoi se concocter un succulent apéritif dînatoire ?
Frileuse et guère partante pour affronter ce froid de canard dans sa tenue somme toute automnale et pas très adéquate pour la montagne, Meï prétexta peaufiner et achever l’établissement de leurs quartiers dans le chalet, pour se soustraire à cette tâche. Continuant à profiter de l’agréable température régnant dans l’abri fait de larges rondins de bois, la sinophone s’activa donc pour terminer leur installation. Chose qui lui nécessita très peu de temps. Quelques bûches entreposées dans un large panier d’osier près de la cheminée, lui firent de l’œil. Ni une ni deux, Madame Perkins en disposa quelques unes dans l’âtre, qu’elle accompagna de feuilles de vieux journaux que les propriétaires avaient également mis à la disposition des locataires. Après quelques tentatives infructueuses marquées par des jurons en mandarin, le bois finit par s’embraser et un délectable feu de cheminée se mit à doucement crépiter. Les filles revinrent un petit peu moins de deux heures plus tard en gloussant, les bras chargés de courses. La cantatrice referma son deuxième roman de la journée, un Stephan King, et se leva du moelleux fauteuil dans lequel elle était affalée pour aller prêter main forte à ses amies, en les aidant à décharger les nombreux paquets.
Dans la cuisine, la Speedy Gonzalez du groupe, Estrella, lui dit toute excitée : « Oh Meï, on a rencontré des putain de beaux gosses et devine quoi … ils nous invitent toutes à sortir ce soir ! Hiiiiii, c’est fabuleux, hein ?! ». Fabuleux ne fut pas le premier mot, qu’inspira cette nouvelle à la harpiste. A dire vrai, et connaissant les goûts douteux et la poisse que rencontraient ses copines avec les mecs, elle était plus dubitative et sceptique qu’autre chose. Entre Synnøve qui ne s’énamourait que d’hommes pour lesquels la conception d’un compliment se résumait à « Si tu perdais tes fesses, tu serais pas mal du tout » ; Estrella qui ne parvenait à mettre le grappin que sur des homosexuels refoulés ou des femmes ressemblant furieusement à des hommes ; et Tara qui coucherait avec un invertébré si elle le pouvait ; la plus grande des quatre femmes émettait donc quelques doutes, quant à la notion de « putain de beaux gosses » qu’avaient ses amies de l’université. Rangeant bouteilles, yaourts et autres denrées périssables dans le frigo, l’asiatique toute en longueur leva les yeux au plafond d’un air las et blasé.
« Toute une soirée à vous regarder minauder devant des mecs qui n’attendent que ça ... plutôt la mort et le déshonneur. », marmonna-t-elle avec un sarcasme que seules ses gals étaient en mesure d’apprécier. La Samantha Jones de la bande, qui répondait au nom de Tara, ne l’entendit pas de cette oreille. La danseuse à la crinière auburn pria gentiment la femme à sa gauche, de cesser de « jouer les gardeuses d’oies ». Elle lui fit même remarquer, en lui donnant une tape amicale mais ferme sur les fesses, qu’il était grand temps pour elle de se remettre en selle. Se remettre en selle ? La principale concernée ne s’estimait pas encore prête pour cela. Quand bien même elle le serait, encore faudrait-il trouver le cheval qui en vaille la peine. Et alors là … ce n’est pas demain la veille que cela arrivera. A côté de Lars, tout les hommes lui semblaient faibles, insignifiants et pitoyables. Aucun membre de la gent masculine, ne lui était apparu comme étant digne d’intérêt ou n’était parvenu à lui faire ressentir ne serait-ce qu’un minuscule frisson. Du moins … presque aucun.
Finalement, la diva Synnøve et la pile électrique Estrella se rangèrent à l’avis de la volcanique Tara. Ensemble, elles travaillèrent au corps celle qui était encore une toute jeune veuve, jusqu’à ce qu’elle finisse par craquer. Non sans râler, elle accepta donc de sortir avec elles et se mit soudain à envisager le pire, à propos des beaux gosses qu’elles allaient retrouver d’ici quelques heures. Du lourdingue au phénomène de foire, en passant par le type en chien ne songeant qu’à la baise ; tout les archétypes d’homme étant à ses yeux de véritables repoussoirs, se mirent à défiler dans son esprit. Toutes s’étaient agglutinées et affairées dans la salle de bain pendant de longues heures, afin de sortir le grand jeu. Coiffées, maquillées, et habillées de manière ravissante. Elégantes, et laissant suggérer qu’elles n’étaient pas fermées à la possibilité que la soirée puisse se poursuivre dans l’intimité, sans pour autant sombrer dans la vulgarité. Toutes ? Pas exactement. A la base pas très partante pour cette sortie, et étant à cent mille lieues de l’optique de s’accorder un hypothétique coït de vacances avec un inconnu, Meï n’avait pour ainsi dire pas fait le moindre effort pour être désirable.
Noyée sous un pullover informe bleu marine et un jean tellement destroy qu’il paraissait presque négligé, la brune aux yeux de jais se demandait bien ce qu’elle faisait là ce soir. Dans ce lieu hybride, à mi-chemin entre un bar miteux et un salon de thé select. Intérieurement, elle maudissait ses amies d’être si facilement en pâmoison, devant les premiers éphèbes de supermarché qui pouvaient passer. Honnissant le froid et incapable de se réchauffer, la cantatrice avait gardé bonnet et écharpe, alors que ses acolytes avaient depuis longtemps ôté tout vêtement chaud et d’extérieur. Alors que les « le blond est juste C-A-N-O-N ! », « Ah non, le latino bad boy, lui il est sex’ ! », allaient bon train et commençaient déjà à profondément désappointer la trentenaire à la peau ambrée, celle-ci profita d’un moment où les soupirs extatiques se succédèrent pour relever le nez de son portable : « Je ne voudrais pas dire, mais ils sont à la bourre vos putain de beaux gosses. Et après on dit que ce sont nous les femmes, qui sommes de véritables mariées mettant des plombes pour se préparer, et que l’on attend constamment … . », maugréa-t-elle derrière son écharpe qui, en plus d’étouffer sa voix, lui mangeait tout le visage et ne laissait entrevoir que ses amandes d’hématite. Les autres participantes au Girls Week, lui tombèrent dessus en la sommant d’arrêter de faire sa rabat-joie et sa grognasse. Cachée derrière l’accessoire en laine enroulé autour de son cou et lui tenant chaud, la chinoise ricana de façon fort narquoise, puis reporta son attention sur l’écran de son portable. Mine de rien, Meï était tout de même curieuse de voir à quoi pouvait bien ressembler cette brochette boloss. Histoire de rire un bon coup d’eux, et des irrécupérables goûts de chiotte en matière d’hommes de ses amies, qu’elle ne voyait que sept jours à l’année. Alors, elle attendait. Elles attendaient. Les attendaient. Eux. Les putain de beaux gosses
La sierra nevada californienne nous avait ouvert les bras de sa plus resplendissante couverture de poudre en cet après-midi. A ski ou en planche, elle nous avait fait vivre le grand frisson lors de nos descentes, et nombreuses elles furent à s'être enchaînées. Elles n'étaient pas bien hautes les montagnes, et même la piste dite "noire" n'avait pas été aussi époustouflante que celles arpentées les années précédentes à la même période, mais nous avions su rendre les moments plus intenses. Oui. Ça avait du bon d'être accompagné, pour plus de fun. Les montées en téléphérique nous avaient permis de profiter du paysage nouveau qui s'étendait à des kilomètres à la ronde. Les pieds à terre, la hâte faisait progresser cette impatience de nos tripes jusqu'aux extrémités de notre corps; l'adrénaline lors des descentes jouait le laisser-aller avec brio, ensuite. Ce crescendo d'émotions successives se répétaient sans aucune évanescence. En permanence. Toujours. Encore. La dégringolade du sentier à la couleur de l'encre avait tout de même connu quelques faux pas. Il y avait eu ce trou, qui nous avait paru plus petit, de loin. Eux, lui, moi, tout le monde avait réussi à s'y glisser, les équipements rendus rayés. Ce chemin qui, sans aucune indication, nous avait mené sur de la roche dure, assez dure pour gagner quelques égratignures à travers les combinaisons. Ça avait fait abandonner Tadd qui eut préféré rester sur le banc de touche à nous attendre. Ce fichu arbre qui n'avait eu d'autre idée en tête que de pousser en plein milieu du trajet, juste après un virage assez hasardeux. Celui-là eut don de m'éclater les côtes, laissant une ecchymose violacée de la taille d'une paume sur le flanc. Mais les fous rires, de ceux qui ne peuvent se retenir, avaient été les plus mémorables de l'année. Ils étaient partis du bide, bousculant nos abdominaux à chaque secousse, s'étaient propagés jusqu'à notre cage thoracique, lui faisant vivre nombreux hoquets. Ils arrivèrent à point, bien échauffés, à nos cordes vocales et éclatèrent, la voix resplendissante à qui chaque écho répondit. Ils avaient été chantants, ces fous rires; vrais. Une pause, au sommet, nous permit de former les premières boules de neige au creux de nos mains et une bataille émergea où chacun jouait pour sa pomme. Les cachettes étaient rares, et ça ajoutait du piment au jeu. Des sphères irrégulières fusaient à toute allure de part et d'autre des camps, au nombre de trois. Tadd regrettera de s'en être allé aussi aisément, pour si peu. Il était difficile de calmer des hommes redevenant enfants, tout aussi compliqué de mettre un terme à leurs jeux de gamins puérils. Ce qui nous fit arrêter ? Les bips incessants qui jaillirent de nos montres connectées. Les mêmes. Identiques. Ils marquèrent un temps mort, instant durant lequel nos gestes se stoppèrent sur le vif pour lâcher les boulettes glacées qui s'écrasèrent sur le sol, restant bien fermes plantées rejoindre les particules blanches, encore chastes de nos doigts. Le pouce et l'index se posèrent sur les rebords de la maîtresse du temps et appelèrent le silence en écrasant leur pulpe sur les boutons. Ça, les gars, c'était l'appel à la chair. La chasse allait débuter dans deux heures; temps nécessaire pour retourner les accessoires, reprendre des forces, apprêter davantage notre charme naturel et foncer au lieu de rendez-vous. Deux heures. Et douze minutes plus tard. Chaï, démerde-toi putain, cria Tadd qui s'était remis de ses blessures. Maintenant la porte du chalet ouverte, ses yeux, colorés d'un croisement d'opale de feu et d'une pierre de quartz fumé, surveillaient le haut de l'escalier de bois fort, sa chevelure blonde cendrée éclairée par la clarté de la Lune. Vu comme ça, on ne pourrait deviner qu'il descend, de très loin, d'une famille royale et noble; et pourtant. Petit génie du piano, connu quinze ans plus tôt sous le prénom de Théodore, Tadd avait quitté France et popularité pour s'appauvrir à New-York à l'âge de vingt-deux ans. Aujourd'hui animateur pour enfants en situation d'urgence, il était obligé de vendre quelques boulettes pour survivre aux fins de mois compliquées. Mah, on n'a plus qu'à le laisser là. De toute façon, y'a que trois nanas, se dépêcha de balancer Jorge, l'hispanique à la peau basanée, à la chevelure foncée en pagaille, comme si un tourbillon de vent fort s'était engouffré entre ses mèches. Et diable que ça lui allait bien, ce fouillis. Jorge, c'était un mec qui avait connu la misère jadis. Il avait été l'un de ceux qui n'avaient plus rien à perdre et qui avaient tenté de passer, à plusieurs reprises, la frontière mexicaine. Toutes ces économies, et celles de son épouse restée au pays, avaient été cédées aux mains de passeurs peu scrupuleux. Le long voyage avait coûté la vie de nombreux innocents qui n'avaient demandé qu'à quitter la misère et tenter leur chance ailleurs; pourquoi pas le rêve américain, il paraissait qu'il en fallait peu si ce n'était la volonté d'y arriver. Trente-et-un à s'être entassés, treize à avoir survécu aux tirs volontaires des soit-disant sauveurs. Trois à ne pas avoir été pris pour cibles par l'armée en charge de garder la ligne. Coup de bol, il se disait. Il était aujourd'hui patron d'un business illégal de nanas. Je vote aussi pour le laisser là, leva-t-il la main, Eliel, l'hurluberlu de service aux origines volées directement du Moyen-Orient, les yeux d'un bleu entre le ciel et le cristal. Il n'y avait pas grand-chose à dire sur lui, il était plutôt clean comme mec et s'identifiait lui-même comme un suiveur aux besoins de casser les codes de sa vie qu'il disait vouloir plutôt linéaire en-dehors des soirées. Moi, je pensais plutôt que ses parents voulaient qu'il file droit et mettaient une pression énorme sur lui, seul fils de papa. Il était encore étudiant, à la fabuleuse University de Columbia où il avait obtenu une bourse pour ses résultats bien plus que satisfaisants. Il était tête-en-l'air comme type, mais avait un cerveau qui avalait comme un goinfre lorsque ça concernait les études. Une tête qui n'avait pas la lumière à tous les étages, n'était-ce pas ironique ? Chaï, ils veulent partir sans toi, prévint le premier, gueulant assez fort pour me faire débouler dans la foulée, toujours avec cette fâcheuse habitude de faire un potin pas possible lorsque les marches étaient en bois. Vous pouvez rêver les gars, leur ris-je au nez en continuant de réajuster l'élastique fixé à l'arrière de mon crâne et qui encerclait les longueurs de mes mèches. La coiffure laissa apparaître, ainsi, quelques traits du tatouage, que j'avais de gravé à l'arrière de la tête, sur les parties rasées de part et d'autre. On parie combien qu'elles se sont déjà cassées, supposa le Mexicain jouant à tapoter le dessous de ses doigts d'une main sur le dessus de ceux de gauche, agacé. Y'a qu'une salle de bain. Vous avez vu le temps que vous avez pris à vous préparer ? De vraies princesses, j'vous jure, laissai-je en agrippant mon manteau du porte-vêtements accroché au mur de l'entrée. Avoue plutôt que t'as parfumé chaque poil de ton calbute avec ton parfum si enivrant, imita Eliel la voix d'une nana de la Haute que j'avais pêcho il y avait deux semaines de ça et dont j'avais entendu parler une bonne semaine pour son côté très prout-prout. Quoi, tu veux sentir, me moquai-je en chopant ma ceinture prêt à la défaire, moment où il décida de repousser mes fausses avances d'un coup de poing doux sur mon torse, à la hauteur du sternum. Dégage, maugréa-t-il, avant que la bande ne se mette à rire en chœur. Bon allez, sérieux, faut s'bouger, nous poussa Tadd dehors, refermant la porte du chalet que nous reverrions, je l'espérais, tard, très tard dans la soirée; voire le lendemain matin, tard, très tard dans la matinée. Vingt-trois heures vingt-sept minutes, près d'une demi-heure de retard. Et ça n'avait pas été faute d'essayer de carburer un max sur le trajet; une mauvaise rencontre avec un animal avait fait capoter le plan, obligés d'appeler un taxi. La poisse à l'état pur. Une fois arrivés devant l'établissement, cette sorte de bar/club/café, on ne savait pas trop, les hostilités débutèrent : chacun pour sa pomme; s'il m'était possible de choper les trois avec consentements, ce n'était pas moi qui dirais non. Pendant la séduction, l'amitié n'existait plus et laissait place à des hommes aux instincts redevenus sauvages. Nous ouvrîmes les portes et nos regards scrutèrent en même temps la totalité de la grande pièce où diverses tables étaient posées. La chasse débutait déjà par la recherche des femelles; si elles n'étaient pas déjà parties. Eliel fut le premier à repérer les nanas dans la fumée des cigarettes, cigares et autres substances forcément illicites qui se consumaient. Deux silhouettes pour sûr, trois finalement. Et puis quatre. Ô, il était impossible de discerner réellement les visages dans ce brouillard, mais les gestes excités d'une d'entre elles nous mirent la puce à l'oreille. Elles étaient là, et je ne pus contrôler un sourire en coin en pensant à ce qui pourrait se produire en cette soirée. Jorge fut le premier à s'élancer, et puisque la mode de la bise à la française commençait à prendre de l'ampleur aux Etats-unis, tout autant que le french kiss bien des années avant, il tendit sa joue vers la première nenette pour la poser contre la sienne en un toucher, avant de passer à la suivante, expliquant alors notre mésaventure tout en même temps. Nous suivîmes, Eliel, moi et Tadd. La brune. La rousse. La blonde. Et... Comme pour les autres, mes onyx s'étaient levés pour dessiner les contours du faciès de celle qui serait ma quatrième proie, comme un prédateur expérimenté. Seulement, même le plus connaisseur des rapaces n'aurait jamais pu prévoir ça. Mes pierres précieuses à la couleur minérale restèrent de glace, plongées dans la noirceur des siens, à Elle. Soudain, je me rappelai de cette peau que j'avais dangereusement approché, je l'avais senti si proche de moi. Je me souvins de cette odeur si particulière et qui me parut goûteuse dont je me serais bien délecter directement à la source qu'était sa peau, si envoûtante. Ces phalanges qui s'étaient accrochées là où tout lui avait été permis, ces pulpes qui avaient écrasé ma peau de ci de là, me revinrent aussi. Et cette tête, ce bout de crâne qui s'était posé en quête de chaleur sur mon trapèze, d'une douceur à faire tambouriner le plus vaillant des cœurs. Ouais. Elle n'avait rien d'un mirage, et nous étions bien trop loin d'un désert pour qu'elle ne soit qu'illusion. Salut, articulai-je doucement, sans casser notre échange, yeux dans les yeux. Un bonsoir plus intime qui lui fut uniquement réservé. Une voix grave qui brisa le silence des retrouvailles entre la bande des mâles et celle des femmes. Camaraderie familière qui fit tourner des œillades de couleurs diverses et variées vers nous, les questions commençant à émaner de leurs paires de pupilles. Je m'en rendis compte avant que ça ne devienne suspect; ce n'était pas bon pour les affaires. Pour mes affaires. Alors, sans pousser un début de conversation, ma tête s'avança vers celle de Meï pour lui offrir les mêmes salutations que les autres; regrettablement.
Quatre enfants de Vénus et tout autant de caractères dissemblables. Un quatuor de personnalités disparates. De forts tempéraments qui se complétaient, s’opposaient et se régulaient les uns les autres. Bien sûr qu’il y avait des frictions. Bien sûr qu’il y avait des querelles et des dissensions. Et bien sûr qu’il arrivait que le ton monte et les esprits s’échauffent. Pour des histoires tantôt futiles tantôt sérieuses. Le torchon s’était enflammé plus d’une fois, mais jamais il n’était parti en cendres. Fort heureusement, d’ailleurs. Rien n’avait été suffisamment grave pour être irrémédiable, et rendre ces demoiselles de la upper class irréconciliables. En quinze ans, il y en avait eu des prises de becs et du crêpage de chignons. Et il y en aurait sûrement encore. Néanmoins, il y avait aussi et surtout autre chose. Autre chose qui représentait et définissait considérablement mieux, le lien qui les unissait ainsi que la nature des relations qu’elles entretenaient. Autre chose qui l’emportait sur les divergences et les différends. Les innombrables moments de partage, de joie, de rire, de communion et de complicité : bien évidemment. Voilà ce qu’elles retenaient et gardaient. Le temps et le recul aidant, elles parvenaient même à rire des heurts et des accrochages qui les avaient agités naguère.
Dédramatisation, relativisation et sagesse s’en mêlaient et passaient également par-là. C’était de l’amitié. De la pure. Celle qui avait tout d’une maniaco-dépressive, faisant constamment le yo-yo entre les hauts et les bas. Souvent, Meï se demandait si leurs rapports seraient aussi forts, si elles se voyaient et se côtoyaient plus de cent soixante-huit heures par an. Pas si sûr. La sino-américaine aimait à croire que la puissance et la beauté de leur amitié, résidaient dans la raréfaction de leurs échanges. Selon elle, cette forme de précarité décuplait ce qu’elles pouvaient vivre et partager ensemble. Il leur fallait au maximum tirer profit du caractère d’urgence, ainsi que de la fragilité découlant de cette espèce de course contre-la-montre. Chose que cette petite bande réussissait de main de maître. Chaque année, elles repartaient avec des souvenirs plein la tête, qui descendaient tout au fond des cœurs et s’affairaient à les réchauffer, jusqu’à leurs retrouvailles trois-cent soixante-cinq jours plus tard. Des rires, des cris, des pleurs, des minutes émotion, des gros délires et des confessions. Il ne manquait rien. Quatre astres qui ne brillaient jamais aussi intensément, que lorsqu’ils étaient réunis.
Quatre fleurs aux fragrances entêtantes et bien distinctes. Le majestueux et classieux lys blanc. La captivante et séduisante rose rouge. Le flamboyant et folâtre tournesol. L’élégant et discret dahlia noir. Bien que les discordances entre les membres de ce petit cercle de trentenaires sautaient aux yeux et étaient plus que frappantes, il était un élément crucial qui les rassemblait et expliquait très certainement les raisons de leurs affinités. Toutes, sans exception, étaient parties de pas grand-chose. Voire rien. Et pourtant, à leur façon, elles étaient parvenues à s’extraire de leur condition, faire déjouer la fatalité et prendre une formidable revanche sur la vie. Si ces new-yorkaises semblaient aujourd’hui avoir le monde à leurs pieds et tout pour elles, elles étaient cependant loin d’être nées avec une cuillère en argent dans la bouche et un chéquier dans leurs couches culottes. Aucune bonne fée ne s’était penchée sur leur berceau, et le ciel leur avait très tôt envoyé des épreuves. Aînée d’une famille monoparentale, Synnøve avait vécu avec sa mère et ses trois frères et sœurs, dans un douze mètres carrée insalubre de Williamsburg à Brooklyn.
La maladie de Charcot rongeant celle qui lui avait donné la vie, la mélomane s’était employée à porter les siens à bout de bras. Elle veillait sur ses cadets, faisait ce qu’elle pouvait avec ce qu’elle avait pour qu’ils ne manquent de rien. A côté de cela, elle s’occupait aussi de sa mère et ne pouvait qu’assister impuissante à son déclin et sa lente agonie. A quatorze ans, elle était officiellement devenue « chef de famille ». Sans son rêve de devenir une violoniste émérite auquel se raccrocher, la blonde aux yeux chlorophylle se serait depuis bien longtemps effondrée. Tard le soir, quand toute la maisonnée était couchée, elle passait outre la fatigue physique et psychique pour jouer d’oreille sur son violon imaginaire, les œuvres des plus grands génies de la musique classique. Debout durant de longue heures. Luttant contre le sommeil et sanglotant en silence. Dans un tout autre registre, Estrella avait elle aussi connu une jeunesse dominait par la grisaille, voire l’obscurité. Née sous X, la bomba latina du Costa Rica n’avait connu que l’orphelinat et le défilé des familles d’accueil. Une, deux, trois … quatorze au total. Se familiariser avec son nouvel environnement, s’intégrer et se faire des amies ; on ne lui en laissait même pas le temps.
Sitôt pensait-elle avoir trouvé ses repères, qu’une personne de l’assistance publique débarquait, lui apprenant qu’elle ne pouvait plus rester chez Monsieur et Madame untel. Alors, on lui donnait un sac poubelle et la sommait d’empaqueter tout ce qu’elle possédait. Durant des années, le résumé de sa vie tenait dans un sac poubelle. Une façon perverse de lui faire comprendre qu’elle n’était rien ni personne, et qu’elle ne méritait que de finir au rebut. Certaines familles l'ont accueilli et aimé comme leur propre fille. D'autres l'ont clairement et uniquement fait pour l'argent. Sa jeunesse fut une incessante alternance entre tendresse et mauvais traitements. Syracuse, New-York, Buffalo, Rochester, Albany … le rayonnant tournesol avait crû en de nombreux sols et sous bien des cieux. Même si aujourd'hui la Miss Météo, disait en plaisantant qu'elle pourrait écrire un guide touristique sur l'Etat de New-York, on sentait dans les trémolos secouant son rire cristallin, que les cicatrices étaient encore béantes et les traumatismes lancinants. Sous ses airs de lolita espiègle et petite nymphette frivole, Tara était de loin la plus secrète de la bande.
La danseuse, s’astreignant quotidiennement à deux heures d’une discipline de fer, avait toujours eu énormément de mal à se confier et parler d’elle. Sans doute était-elle celle ayant vu et vécu les horreurs les plus insoutenables et innommables. Il avait fallu énormément de temps avant que celle faisant chavirer les cœurs, ne révéla être l’enfant unique d’un couple d’émigrants irlandais, qui se prouvaient leur amour en s’échangeant des coups et se criant dessus du matin au soir. Au bord de la crise de nerf et tremblant comme une feuille, elle leur avoua une année qu’elle n’avait plus revu son père, depuis que ce dernier projetant de l’enlever, avait été incarcérer à la prison de Rikers après une tentative d’assassinat infructueuse sur sa mère. Il y avait d’ailleurs trouvé la mort suite à une bagarre entre détenus ayant rapidement dégénéré. Incapable d’en dire plus, la rousse au levé de jambe prodigieux était partie précipitamment et en catastrophe du chalet en pleine nuit, pour ne revenir qu’au petit jour comme si de rien n’était, alors que toutes se firent un sang d’encre pour elle et s’étaient résolues après deux heures écoulées sans la revoir ni avoir de ses nouvelles, à appeler la police.
Bien des années plus tard, elle leur apprit au détour d’une conversation somme toute anodine, que sa mère avait refait sa vie avec un autre homme. Seulement, au vu de la réaction étrange et transpirant la peur de la gracile artiste de Music-Hall, il semblait y avoir quelque chose de bien plus noir et grave derrière tout cela. Bien qu’elle ne leur en dit pas plus et se mura depuis dans un mutisme lorsque l’on abordait le chapitre de la jeunesse, ses trois copines de toujours supposaient que ce gentil beau-père, avait très certainement abusé de l’adolescente que Tara était alors. Même si elle fut loin de vivre des heures reluisantes à Shijiazhuang, ville près de Pékin battant tout les records de pollution, Meï s’estimait limite chanceuse et privilégiée. A côté du calvaire qu’eurent à endurer les trois anges qui l’aidèrent jadis à s’intégrer au pays de l’Oncle Sam, les tourments que le dahlia noir avaient pu rencontrer étant enfant lui parurent soudain bien dérisoires. Que de chemin parcouru depuis pour ces perles des fanges ! Elles étaient libres, ne dépendaient de personne et menaient une existence de working girl allant à cent-cinquante à l’heure. Young, single and sexy, comme dirait Rita Ora. Des new-yorkaises dans toute leur splendeur, que l’on jurerait toutes droit sorties d’une série télévisée.
Des femmes ayant acquis de l’expérience ainsi qu’une certaine maturité, et qui redevenaient inéluctablement des gamines de cinq ans avec des couettes, lorsqu’il était question des garçons. Ce soir en était la preuve irréfutable. Ca piapiatait, ricanait et gloussait comme un troupeau de dindes insouciantes, à quelques jours seulement de Thanksgiving. Ces dames exposaient leur préférence quant aux différents spécimens de mâles, qui ne devraient plus tarder à les rejoindre, et mentionnaient le ou les petits détails qui ne les laissaient pas indifférentes. Un débat qui parut effroyablement long pour la soprano, que la gêne faisait s’affaler toujours un peu plus sur la banquette capitonnée. Le comble du malaise vint lorsque les supputations joliment grivoises, sur la plastique et l’anatomie des membres de la dream team masculine, furent abordées. Un sujet qui une fois de plus inspira grandement la femme à hommes ; Tara. En à peine cinq minutes de temps, elle avait réussi dieu sait comment à remarquer à travers les combinaisons de ski, qu’en plus de porter à gauche, l’un de ces messieurs était circoncis. Un ahurissant constat que ne purent croire les demoiselles attablées, dont les rires redoublèrent de plus bel.
Même la chinoise d’humeur morose se laissa furtivement aller à l’hilarité, avant de tirer davantage son bonnet sur ses oreilles afin de s’isoler et échapper à ces petites discussions salaces. Pendue à son portable, elle prit connaissances des nouvelles agitant la twittosphère. Le chien des Obama portait un serre-tête surplombé de bois de renne. Les Angels de Victoria’s Secret nous souhaitaient de bonnes fêtes de fin d’année, dans leurs lingeries couleur carmin et hors de prix. De son côté Jans, le meilleur ami de Lars et chanteur des Night’s Claws, coulait du bon temps en compagnie d’une nouvelle coquette, qui devait sans doute faire de l’allergie au textile pour être si peu vêtue sur chaque photo. Bref, rien de bien sensationnel. Comme toujours. « Les voilà les filles, les voilà ! Oh mon Dieu … oh mon dieu … OH … MON … DIEU !!! », s’exclama soudain Estrella en faisant de grands gestes en direction de la porte d’entrée. Exaspérée devant cette débauche d’enthousiasme, digne d’une vierge dans la fleur de l’âge et ponctuée par des implorations divines allant crescendo, Meï ferma les yeux, se pinça l’arrête du nez et geignit faiblement quand elle réalisa que ça y est ; le cauchemar était en passe de commencer.
Aller savoir pourquoi, mais elle eut soudainement l’impression d’être Marie-Antoinette parquée dans la charrette et conduite jusqu’à la place de grève, où l’attendait de pied ferme Monsieur le bourreau pour la raccourcir de quelques centimètres. L’effusion de joie de la caliente brunette s’arrêta cependant net, et une moue de douleur vint déformer son faciès jusqu’alors resplendissant. Synnøve la reine de la maîtrise et du contrôle, venait en effet de lui écraser de bon cœur le pied. Elle s’excusa de son orgueilleuse voix d’alto et affirma que ce fut une nécessité, étant donné que la présentatrice météo de CBS devenait hystérique. Dans un sourire un brin suffisant, elle ajouta même avoir agi dans son intérêt et pour son bien, lui évitant ainsi de se couvrir une énième fois de ridicule devant des galants. Esquisse aux lèvres suite à ce mini-sketch, la grande perche de bambou finit par verrouiller son téléphone et l’abandonna sur la table. L’heure était venue de découvrir le bétail. Pas de difformité apparente. Belles gueules. Bien charpentés. L’homo radar qui ne s’affolait pas et restait en sourdine. Incroyable mais vrai, les amies de l’asiatique étaient parvenues à appâter quatre hétérosexuels, qui paraissaient on ne peut plus normaux et présentables.
Durant un court instant, elle s’en voulut d’avoir douté d’elles et joué les mauvaises langues. Portant les mains à son menton pour abaisser dans un geste lent l’étoffe de laine lui tenant chaud, Meï se figea sitôt que son regard se posa sur le dernier des quatre hommes qui s’approcha de leur table. Ses yeux s’écarquillèrent et sa bouche s’entrouvrit légèrement devant ce visage familier. Gorge nouée, une goutte de sueur dévala son épine dorsale et mourut au creux de ses reins. C’était lui. Chaï. Des tenailles fictives étreignirent son cœur assoupi, qui se mit à battre fort et lentement. Une kyrielle d’émotions intenses, totales et contradictoires déferla sur l’adepte des vocalises. Elle voulait rire. Courir vers cet homme aux billes goudronneuses. Hurler, pleurer. Se jeter dans ses bras vigoureux. Le frapper et le houspiller de mille-et-un mots rudes. Se blottir contre son torse aux divins reliefs et le serrer tout contre elle. Complètement abasourdie, elle resta planter là, alors que les trois autres garçons commençaient déjà à claquer des bises. Complètement décontenancée, elle enchaîna les salutations d’un air absent, sans établir de contact visuel avec les apollons qui se succédèrent.
Ses pupilles en mydriase perpétuelle furent incapables de se détacher de lui. Elle ne voyait et n’avait véritablement d’yeux que pour lui. Le souvenir des muscles de son buste léchant la paume de sa main, son parfum d’épice, tabac et musc mêlés … ils ne furent jamais aussi vivaces qu’en cet instant très précis. Il y eut le playboy latin lover blindé d’assurance et cocotant l’eau de Cologne bon marché. Le blondinet rasé de près et à la peau aussi douce que celle d’un bébé. Le pondéré brun aux yeux océan, qui posa machinalement une main sur la frêle épaule de la veuve, au moment où ses joues recouvertes d’une petite barbe de trois jours, effleurèrent les pommettes de Madame Perkins. Et enfin lui. Le seul dont elle connaissait déjà le contact de la peau. S’en languissait-elle ? Oui, assurément. Un peu. Trop. Plus qu’il n’en aurait fallu. Il y eut contemplation. Stupeur. Etonnement et silence. Et toujours ce même je-ne-sais-quoi, qui les avait enfiévré et éphémèrement exalté dans ce bar, qui ne récoltait guère de critiques élogieuses sur les applications en ligne. C’était dans l’air. Palpable. Impossible pour les six autres les accompagnant de passer côté.
Encore moins suite à la salutation un tantinet familière de l’ambulancier. Salutation qu’il ne décerna qu’à son ancienne « patiente », et qui ne manqua pas de faire quelque peu tiquer leur compagnons de soirée. Sa vision périphérique indiqua à la pépite de l’opéra, que douze yeux brûlaient sur eux de façon scrutatrice et intriguée. Bien que désireuse de répondre quelque chose, Meï encore interdite ne parvint qu’à remuer fébrilement les lèvres sans qu’aucun son ne puisse s’en échapper. Curieusement, il ne faisait brusquement plus si froid que cela. Elle tenta du mieux qu’elle put de dissimuler son émoi et d’endiguer la progression du rouge qui ne demandait qu’à lui monter aux joues. Si la voix des anges piquait un fard, tout le monde comprendrait rapidement que tout deux se connaissaient déjà en amont de ce soir. Par chance, Chaï sauva de façon admirable les meubles en la saluant comme ils le firent tous. Le toucher de la joue chaude et lisse du tatoué, fit galoper un frisson sur sa peau au teint sable. Lorsqu’il partit en quête de la seconde, la pointe de leur nez se frôlèrent et leur souffle court se confondirent.
Celle que l’on verrait prochainement sur les planches dans Madame Butterfly, se surprit à incliner plus qu’il ne le fallait la tête sur le côté, au moment où le fils Home fit se rencontrer une seconde fois leur masséter. Un geste qui ne fut pas s’en rappeler celui lors de leur dernière rencontre dans ce tripot. Pile au moment où ils faillirent bien céder et s’abandonner l’un à l’autre. La distance entre eux redevenue « normale » aux yeux des leurs, la très svelte jeune femme joua alors la carte de l’asiate timide, émotive, limite coincée et très révérencieuse. « Bonsoir. », déclara-t-elle d’une petite voix en esquissant un sourire timoré, ainsi qu’en se penchant légèrement et respectueusement en avant, comme il était de bon ton de le faire en Asie. Une attitude qui ne manqua pas d’interloquer ses amies, notamment la très instinctive et perspicace Tara, qui fronça d’un air sceptique les sourcils. Ceux de Chaï ne s’attardèrent pas sur ce léger moment de flottement. Sans doute pensaient-ils qu’elle était franchement arrivée du grand Est. Et donc pas encore totalement au fait, familiarisée et à l’aise avec les us, coutumes et autres mœurs occidentaux.
Finalement, tout le monde prit place et les présentations se firent naturellement et d’elles-mêmes dans la joie, l’allégresse, la légèreté et la bonne humeur. Son minois rosissant aussi facilement qu’une traînée de poudre qui s’embrase, et n’étant tout d’un coup plus du tout transie par le froid, la valkyrie extrême orientale ayant eu recours au bistouri pour se faire débrider les yeux ôta écharpe, bonnet et manteau. Dans la foulée, elle se hâta de rabattre et aplatir quelques mèches de cheveux que l’électricité statique désordonna. Meï se blâma soudain d’avoir accordé un tel désintérêt et une pareille désinvolture à l’égard de cette sortie. Si on lui avait dit que son sauveur serait présent ce soir, elle aurait à coup sûr fait quelques efforts. Comme travailler à minima son teint ou se mettre un peu de rouge aux lèvres. Heureusement que Estrella avait insisté et fait le forcing, pour lui imposer la torture du recourbe cils. C’était certes loin d’être suffisant pour avoir l’air désirable, mais cela eut au moins le mérite de limiter l’ampleur du désastre et du fiasco. A côté de ses amies bien apprêtées, la femme ayant foulé les plus prestigieuses planches eut l’impression de passer pour une infirme.
Une espèce de pauvresse qui s’apprêterait à faire un week-end télé/canapé, dans un pull informe et un jean accusant quelques années au compteur. Le contraste pour l’homme abhorrant les mondanités, et qui restait sur une image d’elle tirée à quatre épingle dans une robe de cocktail très smart, devait être pour le moins saisissant. Cuisant sous les feux de la honte et ne rêvant que de disparaître ou de s’enfouir, le regard de la souillon du soir s’ancra sur ses mains empilées l’une sur l’autre et reposant sur son giron. De temps à autres, elle se risqua à relever la tête, en direction du coin de la table dans la diagonale opposée. Là où il était installé. Sitôt la chantre de l’art lyric rencontrait l’éclat des dragées obscures de celui qui comme Janus prétendait disposer de deux visages, qu’elle stoppa ses œillades à la dérobé en écrasant ses iris sur ses phalanges. Le même phénomène se produisit les fois où elle sentit les yeux des autres convives courir sur elle, alors qu’elle s’adonnait à ces observations volées. « Oh euh je … je travaille au Metropolitan Opera de New-York, et c’est ennuyeux à mourir. », indiqua-t-elle dans un petit rire nerveux, quand vint son tour de dire ce qu’elle faisait dans la vie.
Il n’y avait rien de pire que « Je suis cantatrice. », pour passer pour une ringarde, une nantie réac ou une rombière vieux jeu. Surtout aux yeux de ceux et celles dont l’univers musical se cantonnait au rap et aux sons de clubbers. Supposant que ces tornades de testostérone en furie étaient de ceux-là, la troubadour des temps modernes préféra rester vague et évasive quant à la nature de ses activités. Meï estimait qu’elle s’était déjà faite suffisamment, et négativement, remarquer avec son accoutrement ultra relâché, qui tranchait radicalement avec le style un minimum étudié qu’avaient adopté pour l’occasion ses trois homologues féminines. Inutile de passer encore davantage pour une OVNI débarquée dont ne sait où. La genou de la barde du vingt et unième siècle percuta le dessous de la table qui vibra très légèrement, au moment où elle entreprit de croiser les jambes. C’était là l’un des nombreux signaux, que les quatre copines d’université avaient définis un peu plus tôt en voiture sur le trajet. Celui-ci signifiait que son émettrice se sentait mal à l’aise, et requérait l’aide de ses compagnons pour faire diversion en changeant subtilement de sujet.
Un SOS auquel Synnøve et son fort leadership furent les plus réactifs à répondre. Comme toujours. Dès que l’une d’entre elles se trouvaient dans la panade d’une façon ou d’un autre, la virtuose au Stradivarius était toujours celle qui fonçait tête baissée à la rescousse. Un réflexe qu’elle tenait sûrement de toutes ces années passées à endosser le rôle de chef de famille pour ses frères et sœurs. Assez habilement et dans un enchaînement des plus fluides, l’enfant de Brooklyn proposa d’inaugurer cette soirée par une première tournée de boisson. La catastrophe venait d’être évitée. Le train était de nouveau sur les rails. Tour à tour, les sept individus dirent avec quel liquide ils souhaitaient égayer cette soirée. « Je vais passer commande. », affirma la chanteuse en cherchant son porte-monnaie dans le sac à main sous la banquette. Pile au moment où l’attention se cristallisa sur elle et le silence s’établit. Moment auquel tous attendaient un « une bière » ; « un mojito » ou « une vodka tonic ». A côté de la plaque Meï. Une fois de plus. Monstre de maladresse, elle heurta le dénommé Tadd en se levant. Le blond aux yeux de cornaline, qui devait très certainement être blessé au niveau des côtes, grimaça de douleur et grogna suite à ce coup accidentel.
Définitivement morte de honte et d’embarras, la chinoise porta une main à sa bouche, l’autre sur l’épaule du bel adonis et se confondit en excuses tout en s’assurant qu’il allait bien malgré tout. L’infortuné l’informa que « ça … ça va, c’est bon. », en tapotant doucement le revers de la main posée sur son trapèze, afin de rassurer sa propriétaire. Forte de cette nouvelle, la brindille disparaissant sous un pull oversize gagna le comptoir, où un petit attroupement de clients attendait que le barman, qui ne chômait pas, vint s’occuper d’eux. La douce prit son mal en patience en tirant sur le col en mohair de son pullover, pour quérir de l’air qui semblait s’amenuiser à mesure que les minutes se déridaient. Un petit frôlement de ses joues du bout des doigts, lui apprit que le climat y était caniculaire. Calme. Il lui fallait à tout prix retrouver son calme. Petite chanteuse égoïste et puérile aurait voulu qu’il n’y ait qu’eux deux. Que leur étrange et intense relation reste un précieux caprice, qu’ils soient les seuls à connaître et entretenir. Hélas, c’était trop tard désormais. Ils savaient. Ou avaient en tout cas des doutes. Elle s’était trahie. L’avait trahi. Pire, la belle aux yeux charbon se dit qu’elle venait peut-être de précipiter la déliquescence de ce petit truc en plus, qui faisait que tout paraissait si simple entre eux. Et ça … . Cela coûterait des larmes de sang à son cœur cabossé. Alors Meï ferma les yeux. Inspira et expira profondément. Dans l’espoir de refouler une montée de perles lacrymales. Cette soirée allait résolument être longue. Avoir la possibilité d’être si proche de lui, mais être contrainte de paraître si distante. Cruelle mascarade.
L'effleurement de ma joue à sa peau me parut durer un bail; un ralenti cinématographique de taille, digne des plus grands cinéastes que la terre ait portés. La première bise me permit d'humer son parfum, celui qu'elle avait posé subtilement dans le creux de sa mâchoire, juste sous l'oreille. Une pointe de senteurs florales, mélange divin de mahonia et de touches d'hamamélis probablement, déposée là, et j'imaginais fort bien la pulpe de son index s'y appuyer avec grâce en quelques à-coups délicats. Seule délicatesse qu'elle eut trouvé bon de parfaire. Nos bouts de nez s'échangèrent furtivement une caresse, moment où mes onyx décidèrent de rencontrer mon propre reflet dans ses gigantesques agates colorées de tons tirant vers le noir; splendide. Le deuxième échange fit office de rappel électro-choqué : cette distance moindre entre mes lèvres et son audition, celle à qui j'avais eu envie de murmurer maintes et maintes paroles aphrodisiaques afin qu'elle y glisse, dans mes bras; la proposer mienne à la nuit. Oh... Un souffle lent fit éternisé l'embrassade de quelques secondes, supplémentaires à l'attention que j'avais porté aux pommettes des autres créatures. Ce toucher était si bon en souvenirs. Le recul fut obligatoire, mais douloureux. Sa voix répondit à mon salut, elle provoqua un spasme sismique en mon cœur, heureusement invisible à l’œil nu. Kaboom. Et elle s'inclina, doucement sa tête se pencha et le pompon de son bonnet suivit la descente. Que faisait-elle ? Comme ces dames, je fus hébété par sa révérence distinguée et y répondis, étourdi, par un hochement simple du faciès. Tout comme elle, j'eus poussé mon premier cri en Asie, mais contrairement à Meï, j'eus vécu loin des us et coutumes du continent, loin des démonstrations vernaculaires des pays d'Orient. Le canapé en "u" qui entourait la table carré fut prise d'assaut pour faciliter les premiers échanges. Les places se trouvèrent, se cherchèrent et, dans l'ordre, Eliel s'était posté à la gauche de Meï, qui elle fut rejoint par Tadd. Ce dernier avait déjà remarqué Estrella lui plaire et l'invita à prendre ses aises à ses côtés. Ensuite, Jorge réclama l'assise auprès de la blonde. Naturellement, je me plaçai à sa suite et Tara ferma le rang; somme toute, la couleur de ses cheveux reluisants ne pouvaient qu'attirer mon attention. J'aurais pu bousculer, faire du coude, pour ordonner qu'on me laisse retrouver l'orientale, me refaire à sa présence, m'enivrer d'une autre proximité, mais j'avais déjà tenté la danse; ma chance. Ne jamais retourner vers un premier échec, c'était ma devise, et pourtant il était compliqué de ne pas voir ô combien je voulais l'enfreindre. Le jeu n'en valait pourtant pas la chandelle : Meï paraissait tellement inaccessible. Jouer était bien ce que j'appréciais le plus, ô oui, mais seulement lorsque cela apportait un concret sans retour. La cantatrice peinait à se dévoiler et avait montré trop d'attachement à son défunt mari pour que je me risque à y laisser quelques plumes dans une séduction inefficace. L'était-elle vraiment, inefficace ? Son regard qui trouvait difficile de se confronter au mien me laissait dubitatif sur la question. Elle l'aimait encore, sans nul doute possible, mais j'osais penser percevoir qu'elle était capable de l'oublier, rien que pour quelques heures, si elle s'autorisait à faillir à ses anciennes obligations d'épouse, avec moi. Oui, elle le pourrait, avec mon aide; et mon expérience des femmes. Chacun s'exécuta à un tour de table en de courtes introductions. J'sauve des vies, mobile dans l'Queens, j'bosse au Flushing Hospital depuis dix ans maintenant, annonçai-je. Et il fallait dire que les uniformes étaient toujours très appréciés de la gente féminine, si bien que la danseuse émit une exclamation, ses lèvres prenant la forme d'une cuve, un tantinet plus intéressée encore qu'elle l'était déjà. Elle rapprocha son fessier, ce qui eut l'effet de coller son bras à mon flanc découvert, tout en relatant sa discipline. Le French Cancan demandait certainement une souplesse des articulations à en couper le souffle et, sans vouloir être pervers, je m'imaginais discrètement ce que cela pouvait donner lors d'un acte charnel. Mon dos courbé, mes coudes pliés sur les cuisses, mon pouce droit vint s'amuser de ma lèvre inférieure alors que mes œillades glissèrent sur l'anatomie de Tara avant que mes paupières ne se closent pour dévier sur la veuve; c'était à son tour de prendre la parole. Elle eut semblé vouloir se dénigrer; la performance n'étant peut-être pas assez connue des "gars comme ça", ceux qui paraissaient ne rien connaître à l'art si ce n'était Tadd, l'ex prodige d'Europe. Une mimique du coin de mes lippes accompagna l'insistance de mes pierres sur son minois, un rictus plus ou moins moqueur pour des raisons qui lui échappèrent, sans doute. Après notre rencontre, j'eus le temps de mener mon enquête sur sa discipline vocale. Le manque de sa voix m'eut fait changer un peu du registre que j'écoutais machinalement. Ô, pas plus de vingt ou trente minutes, un soir. Seul, affreusement seul, je me fus gardé quelques sons mis en favori sur une playlist du téléphone et je me fus allongé, le dos à plat sur le matelas fraîchement re-drapé de ma literie. Les yeux rivés au plafond, d'abord, puis clos, ma bouche entrouverte buvait chaque note, chaque intonation sortie tout droit de sa gorge. Sa gorge; la mienne eut peiné à déglutir maintes et maintes fois. J'eus bandé à l'écoute de quelques enchaînements sonores, elle m'eut satisfait par l'intermédiaire de ma main lors d'un crescendo lyrique, et j'eus atteint l'orgasme à sa pleine puissance phonique. Elle n'avait pas à se sentir faible par ses prestations, ô ça non; là encore mes draps s'en souvenaient. J'étais étonné par cette timidité que je n'eus perçu au bar et dont elle était faite toute entière ce soir. Là-haut, elle avait montré tellement de sensualité et de promiscuité, et ce dans une finesse inouïe, je découvrais ainsi une autre part de sa personnalité. Synnøve mit fin au silence. Un Cuba pour moi, commandai-je alors avant de fouiner, comme chaque homme, dans la poche de mon pantalon; moment où une plainte venant d'en face arrêta chacun de nous. Tadd venait de recevoir un coup de coude de Meï qui s'était dépêchée à sortir de la table pour aller passer commande; un peu trop vite, semblait-il. Mes pierres s'arrêtèrent spontanément sur la main qu'elle laissa sur l'homme en guise de compassion et bouleversement. Cette marque d'affinité me fit voir noir puis rouge, rouge puis noir. Je ne sus pourquoi mais la voir toucher cet autre de la bande, après m'être rappelé du moment qu'elle m'eut fait inconsciemment passer par sa voix, propulsa divers sentiments au premier plan. La jalousie s'échappa en première, de toute la tablée, j'avais été le seul que sa main avait caressé, avant que la douleur, de voir Tadd répondre tout aussi affectueusement, et la peur, qu'elle ne m'échappe, ne surchargent mes onyx qui fixèrent inlassablement le lien qui les eut uni, par un toucher rapide mais trop intense pour moi. Meï, attends, l'interpella-t-il en brandissant des billets en sa direction. Trop tard, elle avait filé. Il commença à se redresser pour la poursuivre mais ma main le stoppa, paume levée. Bouge pas, j'y vais, me proposai-je en arrachant la somme de la main du blond. Je passai par-dessus les jambes de Tara qu'elle avait décroisées pour me faciliter la tâche et m'aventurai dans la foule dressée sur ses pieds. Hommes et femmes se dandinaient sur la piste, un verre à la main pour le plus grand nombre. Je dus user de quelques coups d'épaules pour me frayer un chemin, tout ça pour atterrir à quelques mètres de l'endroit où elle s'était postée contre le comptoir. Je réitérai l'opération à coup de pardons. Excuse-moi, fis-je à celui qui se tenait près de Meï, afin de me faire une place à ses côtés. Hey, la saluai-je de nouveau. Je la regardais, sans rien ajouter de plus, et j'aurais aimé qu'être venu jusqu'à elle soit pour une raison plus personnelle que celle-ci. J'aurais pu; me lever et pourchasser sa fuite dans l'unique but de lui dire qu'elle m'avait hanté, et tant pis pour les autres, tant pis pour ce qu'on a à cacher, tant pis pour ce qu'on aurait pu vivre. Juste, tant pis. J'étais trop fier pour ça, et j'attendais autre chose de la dernière soirée de vacances à la Nevada Sierra. J'attendais plus qu'une conversation, qu'un jeu de séduction; j'attendais trop. T'as oublié ça, présentai-je l'argent, seul motif expliquant la compagnie que j'offrais à la soprano. Ce sont les mecs qui payent les tournées en premier, ça a toujours été comme ça, l'informai-je, bien que je t'avoue qu'après le troisième verre, il est rare de se rappeler à qui c'était le tour. A quoi ressemblaient-elles, ses sorties, avant la mort de son conjoint ? Apparemment, elle ne s'eut pas souvent autorisée à s'attabler avec des inconnus pour se croire la première à payer les commandes. Maintenant que j'suis là, j'vais attendre avec toi, me stoppai-je pour poser un regard sur le gros pull qu'elle portait, à moins que tu ne caches une autre paire de bras sous ta laine, je doute que tu puisses transporter huit verres à toi toute seule, la taquinai-je avant de sourire de toutes mes dents, lui offrant la plus belle dentition en échange de son esquisse, à elle. Et aussitôt, je pris une allure décontractée, les avant-bras à plat sur le dessus du comptoir, attendant que notre tour vienne; la nonchalance à l'état pur, c'était ce qu'elle aimait, non ? Le silence dans un brouhaha festif, il n'y avait que nous que cela pouvait contenter. Rien que de la sentir si proche de moi donnait raison à mon sourire de ne pas s'effacer; et pourtant je ne lui donnais aucun coup d’œil, l'ombre de sa silhouette me suffisait. Elle n'était pas ravissante aujourd'hui, elle était canon. Elle avait troqué ses robes de Valentino pour un pull dégoté dans une petite boutique cocoon de New-york, loin des vitrines de grands luxes, et un jeans fait, refait et défait. Cette simplicité lui allait bien; ça m'allait bien aussi. Je l'eus laissé prendre commande une fois le serveur à notre service. Je ne me rappelais plus de ce qui avait été demandé, mes pensées m'ayant ramené à sa reprise de Johann Strauss à ses débuts. Le plein de sa voix, la magnificence des aigus, et le coffre des notes les plus graves de son timbre; quelle beauté. La préparation ne prit pas longtemps, tout juste le temps de complimenter la qualité de ses copines : elles sont cool les nanas, fis-je avant de tourner le faciès vers elle, pour la dévisager sagement, puis ma tête pivota un peu plus vers la table où nous étions installés, sans pour autant voir ce qui se passait, j'crois qu'elles font l'unanimité. Elles et toi, j'eus dû articuler, parce qu'elle était certainement la semblable d'Eliel, la plus belle selon Jorge, et la trop mystérieuse de Tadd, si bien qu'elle leur plaisait, à tous; à moi aussi. Les boissons posées sur le bois, j'en pris quatre et lui laissais l'autre quatuor de cristal. Toi aussi, la rassurai-je, sur le point de repartir, accompagnant le réconfort des paroles par un clin d’œil complice. Elle aussi, oui. Voilà. Surtout, elle. Le retour fut tout aussi fastidieux que l'aller, mais nous rejoignîmes les trois couples. D'ailleurs, Tara s'empressa de se pousser et tapoter le siège pour m'inviter à m'asseoir de nouveau à ses côtés une fois que j'eus posé les verres sur le meuble bas. La distribution fut rapide et les boissons levées en l'air. à nous et à la soirée qui ne fait que commencer, proposa Jorge de son accent hispanique, une main baladeuse sur l'épaule de la blonde. à nous, répétions-nous en choeur, moi, les onyx plantés dans les pierres noires de Meï. à nous, Meï. Mes lèvres s’assirent sur le bord de la consommation, levant doucement le récipient pour faire couler le Cuba en une goulée, me contentant de laisser mes mirettes sombres sur la bouille de la Chinoise pour me satisfaire d'autant plus de cette sortie, pour me désaltérer dans cet échange visuel. Je reculai ensuite le verre tout en collant mon dos sur le dossier du canapé, prêtant attention à la conversation qui s'était engagée; à moitié. Mon bras droit se porta sur le haut de l'assise, juste derrière Tara qui s'était redressée pour, elle aussi, participer à l'attraction des mots et des verbes conjugués; à rire et pleurer de rire. Quelques esquisses malicieuses ornaient mon visage de-ci, de-là de la discussion sans jamais n'y prendre directement part; quelques bribes pour accentuer les faits énoncés par Jorge et Tadd, les plus bavards. Quand, soudain, sans crier gare, je sentis des doigts s'agripper à ma cuisse, presque innocemment, au départ. Mon sourire s'effaça l'espace d'un instant, étonné de prime-abord, et mes billes, qui renfermaient les ténèbres, glissèrent sur le dessus de la main de Tara qui se plaqua aussitôt contre le tissu, le chopant ensuite. Elle se rapprocha, énergique et spontanée, de mon flanc et s'y colla, son minois proche de mon profil, souriant aux sujets évoqués par les camarades du soir. Elle fit descendre le plat de sa dextre gauche vers l'adducteur en de douces caresses, pas si discrètement que ça, mais assez pour ne pas attirer l'attention d'autres, ou de tous. Elle semblait avoir le don pour ça, et la finesse expérience à savoir s'y prendre. Une mimique touchée et attirée pris place sur ma face et je tentais de ne pas avertir du rapprochement. Je repris une gorgée, pour faire passer. C'était étrange. Il me suffit que d'un regard jeté en direction de l'asiatique pour me sentir furtivement coupable. Coupable de quoi ? Pourquoi ? N'était-ce pas ce qui devait se passer ? Moi, avec une autre qu'Elle, ce soir ? Pourtant je ne cessais de la fixer, et je l'imaginais à mes côtés, elle créant cette atmosphère échauffée, cette pulsion à mes pêchés, et moi réagissant à la caresse de ses doigts de côté. Ce n'était pas pour Tara que l'espace devenait insuffisant dans mon jeans; la veuve que j'eus rencontré toute de noir vêtue était devenue érotisme à mes yeux. Je ne pouvais l'avoir, mais qu'est-ce que je m'en languissais, qu'est-ce que mon imaginaire la baisait ! Je n'entendais plus, je ne suivais plus. Les gestes circulaires qu'effectuaient la rousse m'avaient mis en transe et mes yeux lubrifiés, consommés de désir, ne lâchaient plus la beauté de l'extrême Orient. Je ne clignai plus des yeux, mes paupières ne s'éteignaient plus pour humidifier mes billes et mon torse se soulevait si vite, tout autant que ma verge bouffait du volume, là, en bas, millimètre après millimètre; obsession, centimètre après centi... Chaï, répéta Jorge une troisième fois avant que je ne me sorte moi-même des songes en secouant la tête, tournant cette dernière, l'air bête, en sa direction. Quoi, demandai-je d'une voix cassée et rauque avant de baisser mon haut sur le résultat du rêve éveillé à mon entre-jambe, glissant mon bras sur les épaules de Tara, comme si de rien n'était. Ma parole, tu dors debout main'nant, s'amusa Tadd avant que Tara ne fasse une allusion perverse quant au meilleur moyen qu'elle saurait utiliser pour me tenir en alerte. Je ris; d'un rire pas totalement vrai, pas entièrement faux non plus. Et si... vous enflammiez le dancefloor pendant que je tente de choper un serveur pour une deuxième tournée, proposai-je, histoire de passer le sujet. La majorité paraissait motivée, l'alcool ayant déjà gravi pas mal d'étages et tué énormément d'intellect; ils n'agissaient plus que par envie et désir. Tadd et Estrella, Jorge et Synnøve. Eliel, j'te confie Tara, échangeai-je furtivement avec mon acolyte, déjà debout, à attendre que les autres se dégagent du tour de table. Ça s'rait con que tu n'puisses pas profiter de la piste, lançai-je à la danseuse en lui offrant un joli sourire, je... te rejoins une fois que j'ai payé, la rassurai-je, poussant la demoiselle à aller s'éclater en écartant mon bras de sa nuque. Elle haussa les épaules, ne se faisant pas prier. Elle tapota juste sur la cuisse qu'elle avait déjà pris en otage récemment et fit une moue d'enfant boudeuse, posa un rapide baiser sur ma bouche, auquel je répondis tout aussi vite; culpabilité, avant de faire glisser son fessier jusqu'à la fin de la banquette. Moment où Eliel demanda à Meï : tu viens ? Mon faciès pivota vers la chanteuse lyrique qui me faisait face, encore assise : Jorge sait très bien s'occuper de deux nanas sur le terrain, avertis-je l'asiatique qu'il lui était probablement réservée une expérience en trio hors-norme si elle décidait à se joindre à eux. Ou reste avec moi...
Sa mère aurait appelé ça le Karma. Son père y aurait vu un signe de la providence. Quant à son rayon d’or d’Helsinki, ce genre de situation totalement improbable et invraisemblable aurait été pour lui un putain de truc de ouf. N’en déplaise aux oreilles pudibondes, la façon très triviale de voir les choses de feu Lars Perkins, semblait quoi qu’on en pense être toute indiquée, pour décrire et qualifier la situation actuelle. Puisse-t-il d’ailleurs reposer en paix, lui, Dieu et son âme. Deux rencontres tout à fait fortuites. Dans un intervalle d’un mois. En des lieux situés à plus de quatre mille kilomètres l’un de l’autre. Même pour le plus sceptique des esprits foulant cette terre ; difficile de ne pas y voir une coïncidence. Que l’on soit cartésien ou superstitieux, le fait était que les probabilités pour que la frileuse, qui aurait de loin préféré passer des vacances sur les plages australiennes de Sydney, recroise en cette station de ski de la Sierra Nevada et dans ces conditions l’ange rebelle lui ayant refusé l’accès au paradis, s’avéraient infinitésimales. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? L’expatriée, qui n’avait nullement le mal du pays, n’en savait absolument rien. A vrai dire, elle ne savait même pas ce qu’elle devait en penser. Ni même croire. D’ailleurs, n’a-t-elle un jour jamais su ce en quoi elle avait véritablement foi ?
Elle, cette petite bulle d’incertitude permanente. Bercée par le continuum des événements dans une atmosphère concentrée en molécules d’hésitation chargées par des atomes de doute. Bien qu’issue d’une culture qui faisait la part belle aux croyances ancestrales et à l’interprétation des signaux qu’envoyait à dose homéopathique l’univers, Meï était cependant loin d’être aussi sensible et réceptive à ces credo désuets que ses aïeux. Fussent-ils morts ou vifs. La chance ? Sans vouloir vous faire offense Madame la Fortune, et outre le fait de vous dénigrer copieusement, le roseau qui crût sur les rives du Yangtsé se permettait de remettre fermement en cause votre existence. Ne lui en voulez-pas mais entre une intolérance congénitale et incurable à la lumière ; des parents qui la traitèrent comme du bétail en payant grassement un beau parti afin qu’il l’épouse une fois qu’elle serait nubile et la mort aussi brutale que subite, d’un mari qu’elle aimait et avait choisie : comprenez qu’elle puisse emmètre des réserves, quant au fait que vous lui ayez, ne serait-ce que pour une seule fois dans sa vie, déjà tenu la main. Le hasard ? Oh qu’il était tentant et pratique d’y voir là le fruit de ton œuvre, coquin de sort.
Une vision et une explication des choses qui, en plus de ne pas la satisfaire, paraissaient horriblement simplistes, niaises et réductrices, aux yeux se complaisant dans le noir de la belle de Mars. Il y avait quelque chose. Même pour une personne aussi blasée, désabusée et désillusionnée que la Reine de la Nuit vivant dans l’absence de son Roi : il y avait nécessairement une raison. Une raison qui justifierait le fait que depuis bientôt un an ; où qu’elle aille et quoi qu’elle fasse, sa route tortueuse et sinueuse finissait inéluctablement par s’enlacer et s’entremêler, à celle tout aussi escarpée et abrupte de son subversif bienfaiteur. Expliciter et mettre des mots sur cette dite raison, s’avérait être une tâche bien plus ardue qu’il n’y parut, pour la trentenaire née au cours de l’année du tigre. Peut-être était ce encore plus risible que de se raccrocher à toutes ces billevesées sur la chance et le hasard, mais la cantatrice et son âme flétrie de romantique aimait à penser que c’était là la volonté de son défunt époux. Qu’à travers l’au-delà, il soit parvenu à trouver un moyen de prier le sanguin ambulancier, de prendre soin et veiller sur elle. Chose que s’évertuerait inconsciemment à réaliser ce dernier, et qui expliquerait pourquoi tout les ramenait inexorablement l’un à l’autre. Pire que risible.
Raisonner de la sorte était tout bonnement absurde, stupide, grotesque et ridicule. Et pourtant en son for intérieur, c’était ce que voulait croire dur comme fer ce grand cygne jadis majestueux, qui entonnait son chant annonciateur de lente agonie. L’entropie régnant au sein de cet établissement, qui dans une si petite localité située en altitude et à l’écart de tout devait être the place to go, étouffa les digressions métaphysiques mentales et reprit progressivement le dessus sur elles. La voix rêche du barman au physique émacié s’enquérant de savoir au tour de qui c’était, acheva de ramener la new-yorkaise d’adoption dans cette réalité californienne. Une œillade furtive sur la droite puis sur la gauche, lui fit remarquer que les clients l’entourant et prenant leur mal en patience ne bougèrent pas d’une oreille. Fort de ce fait, et arrivant à la conclusion que c’était vraisemblablement à son tour de passer commande, l’Impératrice de la Terre du Milieu en exil s’avança vers le comptoir, en levant machinalement et brièvement la main. Les poignets en appui sur la surface en zinc, elle salua aimablement le propriétaire des lieux et s’accorda quelques infimes secondes de réflexion, pour se remémorer ce qu’avaient choisi les membres de la tablée à laquelle elle siégeait ce soir.
La nyctalope énuméra une à une chaque consommation. Sans hésitation pour certaines. En faisant traîner l’intitulé d’autres, dont elle n’était plus certaine. Une moue grimaçante au visage et les yeux levés en direction du plafond en lambris, comme si lui savait. La liste des sept rafraîchissements dressée, la soprano laissa un « et » en suspens. Tous, sans exception, comportaient de l’alcool. A teneur plus ou moins forte. Quand bien même cette nuit serait pour ces dames sensationnelles et palpitantes, il allait bien falloir rentrer au chalet à un moment ou un autre. Pressentant que probablement aucune de ses copines ne serait en état de prendre le volant, Meï se résolut donc à endosser la casquette de « capitaine de soirée ». Un soda suivit la conjonction de coordination et vint clore l’énoncé de cette commande, alors que la diva des planches épluchait déjà les différents compartiments de son porte-monnaie, à la recherche de sa carte bleue. Coincé entre l’index et le majeur, le petit rectangle en plastique raisonna à intermède régulier contre le métal du meuble de bistrot. Un geste agaçant, qui traduisait plus de l’appréhension et une certaine nervosité, que de l’impatience. Et puis il y eut cette interjection exprimant une salutation qui, contre toute attente, parvint à rasséréner la veuve troublée et mettre un terme à ce TIC synonyme de stress, qu’elle exécutait sans même s’en rendre compte.
D’aucuns diraient que ce soudain apaisement était davantage dû à cette voix à la fois sépulcrale, modulée et si familière aux oreilles de la photophobique, plutôt qu’à l’interjection, servant à exprimer de manière informelle une salutation, qu’elle formula … et ils auraient très certainement raison. Nombreuses étaient les choses qu’elle aurait voulues lui dire, à l’occasion de ce petit conciliabule à l’écart de leur groupe. Tout comme les questions qu’elle aurait souhaitées lui poser. Elles affluaient en rafale dans son esprit encore vaguement chamboulé. S’accumulaient, s’embouteillaient et finissaient par s’agréger en un bloc colossal. Tellement colossal que l’artiste, si expressive sur scène et pourtant si stoïque à la vie, fut dans l’incapacité de déterminer ce qui lui semblait judicieux d’aborder en premier. Les secondes trottaient et il fallait bien répondre quelque chose. Si silences il y avait pus y avoir entre eux ; jamais, jusqu’à présent, ils ne furent lourds et pesants. Les blancs qui pouvaient venir jalonner leur échanges étaient toujours sincères, profonds et instructifs. Peut-être même qu’ils étaient plus éloquents, et en disaient considérablement plus sur ces enfants d’Asie, que n’importe quel discours qu’ils pouvaient bien tenir.
Tout deux avaient en effet bien du mal à mettre des mots sur leurs affects et leurs états d’âme. Ces poignées de secondes plongées dans le plus parfait des mutismes, se révélaient être de fugaces et éphémères moments de grâce. Sans faux-semblants, sans faux-fuyants. De minuscules instants où ils quittaient momentanément les murs de leur Cité Interdite et se montraient à l’autre tel qu’ils étaient. Avec leurs écorchures, leurs peines, leurs fiertés, leurs vilaines petites manies, leurs parts d’ombres et leurs grandeurs d’âme. Parler et se confier en silence. Se dévoiler. Contempler. Comprendre. Apprécier. Puis tout refermer et vite se barricader à nouveau dans ce palais inexpugnable. Il n’existait pas de terme suffisamment fort, pour dire combien la gracile brune au teint légèrement rougi par le froid, adorait ces infimes fractions de temps que seul le passage d’un ange venait troubler. Seulement, le moment semblait mal choisi et guère propice, pour mettre le monde qui les entourait sur pause. Pour s’octroyer le caprice, de voir et comprendre Chaï l’espace d’un soupir dans toute sa complexité. La manière ultra formelle et sortie tout droit d’une époque révolue, avec laquelle « la gentille fille » salua « le mauvais garçon » tout à l’heure, avait selon elle suffit pour sabrer et saborder dans les grandes largeurs, leur relation qu’elle serait d’ailleurs bien en mal de définir.
Même si partant de là, il était dès lors aisé de se dire « foutu pour foutu », la mélomane ne tenait pas à porter l’hallali en laissant planer un silence pouvant être perçue de mille-et-une façon. Snobisme, gêne, malaise, indifférence ou dédain pour ne citer que cela. Alors, elle se tourna vers lui. Ses immenses prunelles noire luisant d’un éclat fluctuant. Ce sourire doux, réservé et à la fois comblé verdoyant sur ses lèvres. Et cette réponse mimétique soufflée sur un ton sotto-voce. « Hey … . ». Plus alangui et indolent et que celui du secouriste en milieu urbain. Comme un écho à leur dernière rencontre. Lorsqu’ils évitèrent de peu le grabuge et qu’en parfait gentleman dissident, il la raccompagna jusqu’à chez elle. Sans rien sous-entendre, insinuer, ni même tenter d’entreprendre. Quand il prit congé en venant déposer ses hommages de façon excessivement cérémonieuse et obséquieuse. Sa façon irritante et irrésistible de se gausser une dernière fois des nantis, dont ils durent souffrir la présence bien avant. Avant qu’ils ne tentèrent de se connaître et s’apprivoiser. Se moquer d’elle et par la même occasion la railler subtilement au passage ? Oui, un peu aussi certainement.
Bien qu’infiniment plus humble et absolument pas portée sur l’étalage ostentatoire et indécent de richesse, la voix de cristal, qui d’après des critiques dithyrambiques pourrait faire fondre le plus massif des cœurs de glace, n’était finalement pas si différente sur certains aspects de sa vie, de ces êtres apprêtés et méprisants qu’elle affirmait pourtant abhorrer tout autant que l’unique hériter du clan Home les exécrait. Ce soir où il disparut peu à peu avant d’être totalement englouti par les ténèbres de la nuit. Où elle resta plantée sur le seuil de la porte d’entrée, à le regarder s’éloigner. Sa silhouette rapetissant inéluctablement. Et ce murmure aux accents langoureux et suppliciés qui franchit la mince fente de ses lippes déliées, lorsque le tatoué fut absorbé par l’encre de l’obscurité nocturne. « Au revoir … . ». Bien qu’il eût été fort peu probable qu’il ait changé du tout au tout en à peine un mois, Meï était quoi qu’il en soit bienheureuse de constater que l’homme à la carnation mordorée demeurait exactement le même que dans son souvenir. Mordant. Maladroitement et tendrement attentionné. Fougueux. Impulsif.
« Oh, désolé. Ma dernière soirée en bande remonte à tellement longtemps, qu’il semblerait que je ne sois plus très au fait des codes en vigueur. Haha ! Comme tu voudras. C’est très gentil à toi en tout cas. Merci beaucoup. Pour être honnête, je n’avais pas du tout songé au transport, mais maintenant que tu me le fais remarquer ; je t’avouerais que je ne dirai pas non à un petit coup de main pour faire le service en salle. », lança-t-elle sur un ton rieur en réfléchissant le divin sourire qu’il lui décocha. En réalité, la fleur de lotus savait pertinemment que l’usage voulait que cela soit d’abord ces messieurs, qui offrent quelque chose à boire à ces dames. De son côté, l’homme à l’expression mâtine scintillant dans le regard ne devait pas être dupe. Il savait qu’elle savait. Tout comme il pouvait aisément deviner les raisons pour lesquelles elle l’avait salué si étrangement. Plus ou moins les mêmes que celles l’ayant poussé à saisir au vol le premier prétexte valable venu, afin de quitter la table de façon tout aussi précipitée que maladroite. C’était ainsi qu’ils fonctionnaient. Au lieu de parler sans détour de ce qu’ils avaient sur le cœur, ils ironisaient et tournaient en dérision la chose avant de rapidement noyer le poisson en glissant sur un autre sujet.
Cela faisait partie de cette espèce de jeu du chat et de la souris, qui était parvenu à s’insinuer dieu seul sait comment entre eux. Parfois, la chinoise y voyait quelques similitudes avec ces cours de danses de salon, que ses parents lui forcèrent à suivre. Encore et toujours dans le but d’en faire une parfaite épouse docile et distinguée. Des cessions ennuyeuses à mourir et qu’elle détestait. Le fait qu’elle soit une véritable calamité dans ce domaine, ne contribua en rien à lui faire aimer cette discipline. Aucun sens du rythme. Un maintien encore plus raide que les baguettes, avec lesquelles elle mangeait son riz gluant ressemblant à de la colle. On lui disait de faire deux pas à gauche, elle en faisait trois à droite. Encore aujourd’hui, le rossignol de Shijiazhuang se demandait par quel miracle, elle avait bien pu remporter il y a trois ans Dancing with the Stars. L’un des nombreux défis irréalisables qu’elle s’était lancée. Certains furent des échecs cuisants, tandis que d’autres comme celui-ci se révélèrent être des succès retentissants et inespérés. Rendons au passage à Tara ce qui appartient à Tara, puisqu’elle la coacha et l’épaula dans cette aventure. Pas sûr que sans son soutien et ses conseils avisés, la svelte brune serait parvenue à soulever le trophée boule à facette. Saluons également celui sans qui rien de tout cela n’aurait été possible : son partenaire Gleb Savchenko.
En plus d’être doté d’un calme et d’une patience de saint, pour lesquels il mériterait une place dans le carrée V.I.P du paradis, ce dernier semblait avoir réussi une prouesse défiant toutes les lois de la réussite. Fréquenter Chaï : c’était comme danser une valse. Il menait et conduisait. Elle suivait et se laissait guider. Néanmoins, l’histoire a démontré qu’il était des fois où la cavalière faisait de la résistance, voire prenait les choses en main. Il partait pour un Open Out, elle le devançait en entamant un Windmill. Il amorçait un Slide, elle lui coupait l’herbe sous le pied avec un Split. Un simple renforcement de la prise ou une vigoureuse traction de l’oiseau rebelle vers son torse, suffisait en général pour que le bouillonnant homme à la chevelure souple reprenne les rennes. Comment s’y serait-elle prise ? Si elle s’était tardivement rendue compte, qui lui serait impossible de transporter toutes les boissons en un seul voyage. Sans doute se serait-elle tournée en direction du septuor de vacanciers. Puis, se dressant sur la pointe des pieds et cherchant à tutoyer les deux mètres, elle aurait dès lors tenté d’attirer l’attention et de croiser le regard d’une âme charitable.
De là, Madame Perkins aurait fait son plus attendrissant regard de pékinois triste, celui qui parvenait jadis à toujours faire craquer son amour de batteur, et une ou plusieurs personnes auraient alors accouru pour lui prêter main forte. D’ailleurs, la belle en profita pour lancer un rapide regard en direction du groupe. Heureuse de voir ses amies rigoler de bon cœur et savourer pleinement l’instant présent, une esquisse radieuse bourgeonna sur ses lèvres. « On dirait bien, oui. Elles sont comme nous. Malgré leurs airs de self-made women accomplies, elles aussi n’ont pas été épargnées par la cruauté de la vie. Mais elles n’oublient pas pour autant d’où elles viennent, et restent simples et modestes. C’est peut-être pour cela que le courant semble si bien passer avec les garçons. », rétorqua-t-elle dans un timide sourire et un petit haussement des épaules, tout en reportant son attention sur l’ambulancier. En dépit des apparences, ces muses des arts n’avaient rien d’exceptionnel. Les hommes pensant qu’elles étaient inaccessibles et « trop bien pour eux », seraient probablement surpris de découvrir leur réaction, s’ils se risquaient à les aborder. La forte tête adepte des excès pouvait en témoigner.
Lui-même fut d’ailleurs agréablement étonné de constater, que la petite poupée mandchoue ne correspondait en rien à l’idée qu’il avait pu se faire d’elle de prime abord. C’était ce qu’il lui avait en substance confié, dans ce bar passablement louche où ils se réfugièrent pour échapper aux salamalecs de intelligentzia new-yorkaise. « Et voilà. » déclara soudain le barman aux allures d’échassier, en annonçant le montant à s’acquitter pour cette première tournée. L’homme accro aux cigarettes se disant « chanceuses », devança la chanteuse en tendant une très fine liasse de billets au Tom Cruise dans Top Gun de la Sierra Nevada. Sa carte de crédit rangée et son porte-monnaie refermé, Meï s’attela alors à prendre quelques boissons. Deux bouteilles de trente-trois centilitres et un verre à whisky. Elle se proposa pour désencombrer le volcanique asiatique, en prenant la daiquiri maintenu dans un équilibre précaire entre l’annulaire et l’auriculaire de sa main gauche. N’insistant pas davantage suite à deux refus, ils retournèrent donc retrouver leur amis, qui les accueillirent à grand renfort de « Ah ! », que l’on pouvait au choix interpréter comme voulant dire « Enfin ! » ; « Eh bah, ce n’est pas trop tôt ! », ou encore « On a bien failli attendre ! ».
La distribution des breuvages effectuée, le duo continuant de feindre de ne s’être encore jamais rencontré auparavant reprit place. Bien qu’elle se détestait pour avoir fait cette supposition clichée, la veuve avait vu juste. Les filles avaient choisi des rafraîchissements moins forts et costauds que ceux des garçons. Seule Synnøve et son caractère de femelle alpha, jeta son dévolu sur un décapant double scotch. Son voisin aux embruns sud-américains, qui carburait au même liquide qu’elle, porta un bref toast que répétèrent de concert les sept autres disciples attablés. Levant le contenant de son soda orangé, la cantatrice ne put résister à irrépressible envie de capturer le regard du héros du SAMU. De faire de lui l’unique bénéficiaire de ces quelques mots. Exactement comme elle le fit dans la ville qui ne dormait jamais. Lorsqu’il n’y avait encore que eux deux. Sourire furtif et mesuré aux lèvres, la tourterelle chanteuse finit par baisser les yeux et se délecta d’une gorgée pétillante et bourrée de sucre d’agrumes pressés. Sans grande surprise, la parole fut dans l’ensemble monopolisée par les deux leaders charismatiques de chaque quatuor. La participation de la joviale Estrella fut moindre, mais son côté bon public la fit à maintes reprises rire plus que de raison.
Eliel le ténébreux restait encore davantage silencieux, et avait tout bonnement l’air d’être la mémoire vive du groupe masculin, puisque c’est toujours vers lui que se tournait Jorge pour avoir quelques détails et précisions, au sujet de telle ou telle anecdote. Il n’hésitait cependant pas, lorsque cela lui parut utile, à apporter du poids aux déclarations du latino ou au contraire à les nuancer, voire les contrebalancer. Tara et Chaï quant à eux restaient étonnement en retrait. Chose qui ne manqua pas d’interloquer la longiligne brune. Ces deux là étaient en effet loin d’être de nature timide, réservée et introvertie. Le chérubin blond nommé Tadd prit la chanteuse lyric en aparté. Après une lampée de Brandy Alexander, l’homme aux orbes d’andalousite voulut savoir ce que faisait très exactement la Milady à sa gauche au Metropolitan Opera de New-York. Avec toujours autant de mésestime d’elle-même, la soprano lui apprit qu’elle était cantatrice et s’empressa de dire que cela n’avait absolument rien d’épatant ou impressionnant. Son interlocuteur fronça les sourcils, s’inscrivit en faux et affirma qu’il l’avait trouvé véritablement ensorcelante dans la Tosca de Puccini, dirigé et mit en scène par Blooman.
Sidérée, la femme habillée comme l’as de pique ouvrit des yeux comme des soucoupes, rougit, sourit de façon béate et bredouilla quelques remerciements. La stupéfaction de la sinophone fut de taille. Pour rien au monde elle n’aurait imaginé que son belliqueux sauveur, puisse compter dans ses amis des personnes friandes d’opéra. Toutefois, le plus surprenant était indéniablement que ce soit cette pièce-ci qui lui plut. En effet, la chanteuse à la tessiture s’étalant sur huit octaves ne considérait pas cette ligne sur son CV, comme étant un triomphe. Les critiques mitigées furent également de cet avis. L’adaptation de ce chef d’œuvre de la Commedia dell’arte par le transgressif et subversif Blooman, fut jugée comme étant « trop trash » et « dénaturant la vision originelle de l’auteur ». Dans une moue de dégoût, l’homme portant un pull à col cheminée ajouta avant de retremper ses lèvres dans son verre, qu’il regrettait simplement que le pianiste choisi ait été un bon à rien incapable de différencier un dièse d’un bémol. Suite à ces mots, le cerveau de perle du Hebei turbina à toute vitesse, jusqu’à ce qu’elle eut une puissante révélation. L’homme en face d’elle n’était autre que Thaddeus Madden.
Aussitôt, sa bouche s’ouvrit de stupeur et d’admiration. A l’instar d’Estrella tout à l’heure, la chinoise multiplia les « Oh mon Dieu ! », tel un quarante-cinq tours rayés. Pire qu’une groupie face à son idole, la grande liane d’un mètre quatre-vingt deux se perdit en déclarations admiratives, euphoriques et fébriles. « Pincez-moi je rêve, Thaddeus Madden ! » ; « Je suis entrain de parler avec Thaddeus Madden, c’est fou ! » ou encore « Personne ne me croira quand je raconterai ça en rentrant. ». Visiblement flatté, le blondinet afficha son plus beau et étincelant sourire. Malgré tout un peu gêné quand même, il se gratta le coin du sourcil, voulut minimiser ainsi que relativiser son talent et objecta le fait que d’eux deux ; c’était elle la plus époustouflante. Thaddeus Aloisus Madden était une vraie légende vivante. Un véritable prodige du piano, ayant enflammé les plus mythiques salles de concert outre-Atlantique. Une étoile à la carrière aussi fugace que le passage d’une comète dans les cieux. Ce n’était pas exagéré que de dire de cet homme au front haut, qu’il était un virtuose. Si elle avait un sens de la spiritualité aussi aigu que celui de ses compatriotes chinois, Meï pourrait jurer qu’elle était en présence de la réincarnation du maître alias Wolfgang Amadeus Mozart.
Outre ce génie autrichien inégalé, le britannique de trente et un an, selon sa fiche Wikipedia, était une petite pépite de précocité jamais vue jusqu’alors. N’importe quel ténor ou soprano, serait prêt à tuer pour chanter sur un aria joué au piano, par celui que l’on surnommait The Little Prince. Sa technique était d’une perfection ne souffrant d’aucun égal et flirtant avec le divin. A huit ans, il était déjà en mesure de véhiculer tellement d’émotions et de transporter son auditoire de manière ahurissante, que cela paraissait irréel. Et puis un beau jour, pour des raisons demeurant floues et obscures, le Petit Prince disparut complètement de la circulation et des écrans radar, laissant le monde de la musique orphelin d’un de ses plus talentueux craks. Ne tarissant pas d’éloge au sujet de la référence en matière de pianiste, celle que l’on avait de cesse de comparer à la grande Maria Callas, avoua posséder un enregistrement de son fameux concert au Royal Albert Hall de Londres. Bien évidement, elle ne manqua pas de dire combien elle adorait ce récital. La belle blottit dans la chaleur de son pull marine taquina son cadet tout de gris vêtu, en jouant les pinailleuses et déclarant qu’elle trouvait cependant son fortissimo un quart de ton en-dessous. Le tout en arborant une moue mutine et ergotant en dodelinant de la tête.
Toujours sur le ton de la plaisanterie, Tadd rétorqua et se défendit en affirmant être très vigoureux dans bien d’autres domaines, et que cela serait pour lui un immense honneur de le lui démontrer. Une proposition qui fit rire aux éclats l’asiatique toute en longueur, qui bascula légèrement la tête et plaqua une main sur sa bouche, afin de ne pas trop se faire remarquer et tenter de réprimer cette hilarité. Telle une adolescente niaise et gênée, elle demanda à demi-mot s’il était possible de faire un selfie. Demande qu’accepta dans un sourire d’une élégance so british, le jeune homme aux yeux marron clairs. Tandis qu’elle récupéra son portable, qu’elle avait abandonné plus tôt sur la table en face d’elle, le musicien se rapprocha de sa fan numéro un. Le plus naturellement du monde, il enroula un bras autour des épaules de la femme endeuillée qui ne cilla pas d’un iota. Tempe contre tempe, les deux artistes immortalisèrent leur rencontre en offrant leur plus beau sourire au concentré technologie mobile. Comblée, la filiforme brunette remercia l’instrumentiste aux dents du bonheur qui regagna sa place. Ce dernier récupéra son cocktail à base de cognac, le leva vers sa voisine en clamant : « Au chanceux que je suis de pouvoir contempler par-devers moi le talent, la grâce et la beauté à l’état pur. ».
Bien sûr qu’il en rajoutait et en faisait exprès, afin de tendrement se régaler de l’émotivité de la grande perche orientale. Et cela ne manqua pas, puisque sitôt se munit-elle de son verre de soda et trinqua avec lui, que Meï se mit à rougir cette fois-ci davantage, esquissa un sourire flatté et baissa les yeux. Finalement, cette soirée était loin d’être aussi longue et pénible qu’elle l’avait imaginée. La diva, qui n’en avait que le nom, semblait même passer un agréable moment. Tout comme les autres personnes avec lesquelles elle le partageait. Les langues se déliaient, la glace se rompait, les verres se vidaient et l’envie de danser commençait à démanger. La décision de commander une seconde tournée prise, tout le monde se leva pour aller rejoindre la piste. En passant à sa hauteur, le loquace Jorge lui demanda si elle se joignait à eux. Un rapide regard en direction d’une Synnøve à l’œil azur orageux, lui fit comprendre que bien qu’elles soient amies, l’ambitieuse blonde n’hésiterait à l’écraser si la harpiste la dépassant de dix bon centimètres, avait la mauvaise idée de s’intercaler entre elle et le machistador transpirant la misogynie. La remarque de Chaï paracheva de la convaincre qu’il était sûrement préférable qu’elle s’abstienne de leur emboîter le pas.
« Merci, mais étant donnée que je suis moi aussi préposée aux boissons, je vais rester ici jusqu’à ce que nous ayons de quoi nous désaltérer à nouveau. Allez-y ne nous attendez pas ; on vous rejoindra après. », répliqua-t-elle sur un ton peut-être légèrement trop débonnaire en lançant plusieurs mèches de cheveux derrière son épaule. L’hispanique pointa un index dans sa direction et lui lança un clin d’œil, qui devait sûrement mettre des filles comme Synnøve en pâmoison, mais qui la laissa totalement de marbre. Sourcils arqués, l’hypersensible à la lumière secoua la tête, abasourdie devant autant d’assurance, d’aplomb et d’audace. Ayant la salsa, la samba et les autres danses latines dans le sang, Jorge El Magnifico dansa avec su rubia de manière très caliente, collé-serré et lascive. Au vu de toutes ces ondulations de bassin et frôlements d’entre-jambe, il y avait quatre-vingt dix-neuf pourcents de chance pour que le guapo conclut ce soir. Curieusement, la très entreprenante et aguicheuse Tara paraissait toute démunie, limite fragile et intimidée, entre les bras du mystérieux et discret Eliel. On aurait dit une deb, qui danserait pour la première fois avec un garçon. Toute émoustillée et un peu gauche.
Quant à Miss Catastrophe, ou l’autre nom pour Estrella, le déhanché était dynamique et plutôt chaotique. Une chose était sûre : elle semblait s’amuser. En revanche, les métatarses régulièrement écrabouillés de Tadd, un peu moins. Ca y est. L’espace d’un instant, tout redevint comme avant. Lui et elle. Le reste ne comptait plus. N’y tenant plus, la voix des anges longea toute la banquette capitonnée en cuir, pour rejoindre l’ambulancier situer à l’autre bout. Secrètement, Meï avait quelques espoirs qu’ils puissent reprendre exactement là où ils en étaient la dernière fois. Un peu comme avec un film que l’on mettrait sur pause, afin de refaire le plein de friandises à boulotter. Hélas, c’était loin d’être aussi simple que cela. Les lippes de la ménestrel 2.0 se murent en un sourire ravi. Ses yeux retrouvèrent ces petites étincelles, quand ils s’imbriquèrent dans ceux légèrement plus bridés de l’homme à la stature puissante. La boule dans la gorge, le nœud au creux de l’estomac, le frisson courant sur l’épine dorsale, les picotements sévissant dans les extrémités des mains et des pieds. Toute la panoplie des sensations qu’avait éprouvée la femme, qui se croyait morte à l’intérieur, il y a un mois de cela, revint au triple galop.
Quelques secondes d’hésitation naquirent, avant qu’elle ne se décida à poser sa main sur le dos de celle tatouée de l’ambulancier, reposant sur sa cuisse. Bien malgré elle, le petit cœur drapé de noir de la soliste pulsa bien trop fort. Les yeux rivés sur leurs mains ainsi enlacées, ce simple contact fit rejaillir en elle monts et merveilles de souvenirs. La suave caresse de l’épiderme en ébullition. La chaleur d’un corps puissant qui l’enveloppe. L’exquis toucher des reliefs musculeux d’un torse affûté. La salive déglutie et une inspiration prise de façon tremblotante, l’adepte des vocalises releva son doux minois et se raccrocha à son éternel sauveur, comme si sa vie en dépendait. « Excuse-moi pour, cette espèce de grand numéro de malade tout à l’heure quand vous êtes arrivés. Pendant un instant … je nous ai revu dans ce bar sans prétention et j’ai paniquée. J’avais l’impression qu’elles et ils savaient tous et me condamnaient, pour avoir fait quelque chose de mal. Alors qu’en fait … . », bafouilla-t-elle d’une voix mal assurée dans un decrescendo trop rapide pour être mélodieux à l’oreille. Les deux calots noirs de l’esseulée rechutèrent en direction de la main qu’elle étreignait. Sans s’en rendre contre la pression qu’elle exerça s’accentua. Doucement, elle retrouva la magnificence de ce visage de fauve blessé qui lui faisait face. Alors, elle hocha la tête de gauche à droite dans une risette attendrie. L’air de dire : « Non, ce n’est rien oublie. ». Car petite chanteuse n’avait aucune idée de comment conclure sa phrase. Elle ne savait pas. Elle ne savait plus. Où elle était. Où elle en était. Où elle allait. Et si elle en reviendrait un jour.