Il y a des images qui reviennent dans sa tête.
Un visage aux traits tirés. Des yeux vifs qui la scrutent avec une avide tristesse.
Il y a des sensations qui remontent à la surface.
La fraîcheur des draps qui l'entourent. La caresse d'une main tendre dans ses cheveux.
Et ça se mélange. ça s'imbrique avec d'autres souvenirs. Elle se remémore la chaleur de l'ambre dans le fond de sa gorge. Une main qui serre la sienne et qui l'entraîne s'épanouir dans l'obscurité, au son d'une musique distillée par ces mêmes doigts au contact des touches ivoirines. Cette question lancinante entre ses oreilles et qui vient se mêler à la mélodie.
Qu'est-ce que tu veux Sadie ? Qu'est-ce que tu veux ? Mais la ballerine s'est évaporée sur une réponse suspendue. Désespérée de cette mort qui lui a encore échappé quand elle a pensé la suivre. Traitresse qui lui fair miroiter quelques promesses sans jamais les tenir. Pourtant elle l'a sentie dans les méandres de Teodor. Elle a cru qu'il allait la lui offrir sans savoir qu'il en était lui aussi en quête. Ils lui courent après tous les deux, sans jamais la saisir, sans jamais l'agripper. Préférant une destruction lente et méticuleuse.
L'obsession s'est glissée dans cette habitude d''à-peu-près qui semble les lier. Parce que Sadie elle en veut plus sans savoir vraiment ce qu'elle veut de lui. Parce que Sadie elle a ce besoin maladif qui la pousse à s'accrocher compulsivement à ce qui attire son attention.
Il y a quelques jours encore, elle a grimpé le long de la façade de son immeuble pour suivre un oiseau qui s'était posé sur le rebord de la fenêtre. Il y avait alors ce drôle de débat en elle, où se mélangeait la nécessité de le poursuivre, de s'en saisir, avec l'espoir que dans cette quête insensée elle finirait par perdre l'équilibre et basculer dans le vide.
Aujourd'hui, l'oiseau c'est Teodor. C'est lui qu'elle va tenter de suivre, suspendue au bord du gouffre. Mais si un voisin l'a retenu de justesse alors qu'elle marchait sur le rebord de la corniche, elle espère que cette fois, personne ne la retiendra dans sa chute. Et sans se rendre compte de son vœu, bien loin d'être pieux, elle en viendrait presque à souhaiter que Teodor l'y précipite.
Mais d'abord elle doit le retrouver. C'est compliqué quand on part de presque rien. ça l'est plus encore quand il faut dissocier les vrais souvenirs de ceux dont elle ne peut être certaine qu'ils le soient. Pour y arriver, elle doit faire appel à la Sadie d'avant.
A Grace.
La méthodique.
La logique.
La malade.
Ses restants de flacons de morphine sont restés intactes. Leur niveau aussi stable qu'elle tente de l'être. Les rails de cocaïne soigneusement alignés sur sa table basse, se mêlent à la poussière. C'est la lutte entre l'obsession et le besoin de s'oublier. Entre le manque et la détermination. Et cette pointe acide de lucidité qui revient sur la langue quand son corps lui échappe et qu'elle est en état de s'en rendre compte. Mais ça vaut le coup.
ça vaut le coup. Voilà ce qu'elle se répète sans cesse l'insensée pour le tenir.
Retraçant leur dernière rencontre, elle a tenté de retrouver le chemin de leurs derniers instants passés, mais sans succès. Alors elle est retournée dans ce bar où elle s'est laissée allonger pour quelques bribes d'informations. Elle s'est tellement abimée dans ces étreintes vaines que ça ne l'a même pas atteinte. Elle a déjà oublié la sensation de ses mains calleuses sur ses hanches, quand l'empreinte des doigts de Teodor dans la sienne la brûle encore. Tant qu'elle avait ce qu'elle voulait. Une adresse. Tirée d'une soirée où le barman a eu la bonté de lui appeler un taxi pour qu'il rentre chez lui tant il n'était plus en état de le faire.
C'est comme ça qu'elle s'est retrouvée sur le pas de sa porte. Le poing suspendu dans le vide et ce soudain sentiment de ridicule qui l'a faite reculer. Pas trop loin. Juste assez pour qu'il ne la découvre pas sur son palier, mais qu'elle puisse le voir sortir de sa maison. Sadie, elle redécouvre l'autre mauvais côté de la lucidité. Celui qui fait douter. Hésiter. Celui qui saborde cet ersatz de confiance en elle qu'elle avait trouvé dans la bienheureuse inconscience offerte par la présence excessive d'illicite dans ses veines. Elle voudrait en reprendre juste un peu. Pour redevenir la forte. Celle que Teodor connaît. Pas la faible qui glisse ses pas dans les siens. Le suivant dans les rues dédaliques de la ville telle l'ombre maladive qu'elle est.
@Teodor Ortize Only darkness gives me the sensation of light. Only darkness. Which leaves no trace. Or sky. — Miguel Hernández