drifting, kaz.

la pluie,
la nuit.
dafne dans la rue.
trois heures plus tôt. dafne baratine, ronronne. chaton tout doux, elle incarne le félin mis en cage ce soir. au bras d’un homme de fortune, elle a aucun mal à feindre l’émerveillement, citrouille devenue princesse d’un soir. cendrillon revisité, la princesse laisse place à la traînée. même la robe ne parvient pas à cacher son identité. c’est écrit sur son visage à dafne, tatoué dans son adn. ça se lit dans les regards en coin à peine discrets tournés vers elle, dans les murmures qui se taisent à son passage. ça se lit dans les habitudes prises de la rue, un poil aguicheur, presque vulgaire. la gamine des rues. dafne le sait, dafne le sent. dafne n’y fait plus attention depuis longtemps. pourtant c’est là, partout. dans chaque particule de l’air. peut-être qu’il le sent, lui aussi, prince d’infortune. peut-être pour ça que ses mains se font appuyées sur ses hanches, que ses yeux se font lubriques. peut-être pour ça aussi qu’il la prend dans les toilettes alors que ses associés rient de bon coeur dans la pièce voisine, laissant une dafne salie,
souillée,
mais pas détruite. la petite s’en remettra, elle s’en remet toujours. même lorsqu’il la congédie maladroitement, avant même la fin de la soirée, lui laissant le charmant loisir de revenir au queens par ses propres moyens. parlez d’une soirée de fortune.
le pouce levé, sur la route à peine éclairée, dafne vacille. poupée tremblante de froid, et pas une voiture pour s’arrêter à sa hauteur. tant pis. vaillante, elle continue son chemin, rejoindra le queens par la force de ses pieds s’il le faut. parce qu’il n’y a aucune autre issue ce soir et que dafne sent le poids du monde s’abattre sur ses épaules. quelques dollars fourrés dans un sac ridicule, de quoi nourrir lydia quelques jours. pas plus. un regard vers la robe trempée, souvenir de princesse. peut-être qu’il y a de quoi faire, quand elle sera séchée, nettoyée. elle était même pas si jolie, de toute façon.
et soudain, elle n’y pense plus.
elle préfère jouer avec les flaques d’eau formées sur le bas côté de la route. sauter à côté. les éviter. lever sa robe et imiter les gamins qui refusent de marcher sur le gris du bitume, sur les passages cloutés, afin de ne pas se faire dévorer par les crocodiles.
dafne est une gosse et le monde est rempli de démons.
à l’affût, prêts à la dévorer. pas ce soir, barkan. ce soir, elle saute les flaques. ce soir, elle évite les crocodiles. et quand les phares d’une voiture se rapprochent d’elle, le pouce se lève.
le moteur ralenti.
la vitre se baisse.
enfin.
« vous rentrez au queens ? »
les yeux levés sur une silhouette sombre, dans le sombre de la voiture, et la voix douce qui perce la nuit.
tout ça est bientôt fini.

tourment(s).
(nom masculin)
supplice infligé à quelqu’un pour obtenir des aveux.
vive souffrance physique.
vive souffrance morale.

tourments.
c’est un joli mot, ça, tourments.
mais ça blesse le palpitant violemment.
les mains dans les poches, les opales fouillant les ombres avec la peur d’y dénicher de nouveaux démons, kaz sombre lentement dans une paranoïa profonde.
ne pas se faire capter par la ms-13 qui le pense à ses bottes ; vérifier le téléphone, l’idée ancrée que jill n’attendra pas son retour pour faire de nouvelles conneries et lui attirer les foudres paternelles.
ne pas se faire capter par ses collègues, les flics. parce qu’il pénètre dans la pièce où sont rangés tous les indices, tard le soir, « pour vérifier un truc ». et qu’il les compromet, d’une façon ou d’une autre.
- tu vas souvent dans la pièce aux indices, ces derniers temps…
dans le monde de la police, il n’y a jamais de place aux hasards. et les suspicions sont partout. ça sonne comme un reproche, ça sonne comme un t’es un vendu… et la culpabilité remonte, reflux gastriques lui dévorant la gorge à coup d’acide, juste bonne à faire disparaître le moindre de ses organes… et un jour, c’est son palpitant justicier qui sera corrompu par toute cette fange.
- j’ai des affaires compliquées.
quand mentir devient une deuxième nature, il y a ce sentiment puissant et empoisonné de trahison qui vient brûler les narines.
qui suis-je ?
c’est une question qui tourne en boucle dans la tête de kaz, ces derniers temps. parce qu’il n’est plus celui qu’il était, n’est sans doute pas encore celui qu’il sera demain. l’homme est en constante évolution, après tout… mais il y a une barrière, et deux côtés. des deux côtés, il y a un petit no man’s land où on ne risque rien… et puis on passe ce trait tracé à la craie, et c’est fini. soit on se perd dans les méandres de la justice, le palpitant protégé par un gilet pare-balles, soit on se perd dans les méandres de la corruption et le palpitant se fait dévorer par toutes les créatures souterraines croisées.
on se laisse faire, amas de chair encore fumante et sanglante, pour mieux renaître de ses cendres.
kaz n’est plus totalement un homme bon, n’est pas encore totalement un homme mauvais. mais chaque décision crée une balance invisible qui l’amène d’un côté ou de l’autre, quand il aimerait simplement demeurer d’une neutralité à toute épreuve. il n’est plus suffisamment bon pour espérer que les souillures de son âme disparaîtront à force de tout donner pour y retourner – vers le paradis, vers la rédemption.

perdu dans ses pensées, il remarque presque trop tard la gamine à la robe détrempée et au minois blasé qui se perd entre les flaques d’eau, comme une enfant ayant grandi trop vite. les phares lui éclairent violemment la gueule quand il freine d’un coup sec, qui résonne dans la nuit comme d’autres cris de supplice.
« vous rentrez au queens ? »
il a cru un instant qu’il allait lui rouler dessus ; la tuer. ce ne serait pas la première, mais ce serait un pas de géant vers le mauvais côté. le premier, on le regrette amèrement… et le deuxième ? est-ce qu’on ne finit pas par s’habituer à cette épée de damoclès perdue au-dessus de sa carotide, prête à tout transpercer ?
tout devoir cacher. ne jamais dire la vérité.
- ouep. vous voulez venir ?
il cligne des yeux, remarque enfin le pouce levé. ouais, sans doute qu’elle aimerait venir… crétin. il lui propose, essaie de se montrer désintéressé quand ses opales sont indéniablement tournées vers les cieux. pas qu’il croit en dieu, kaz. pas le dieu catholique en tout cas. sauf que quand l’âme est en perdition – parce que l’âme, il y croit – on s’tourne vers toutes les entités qui existent ou qui n’existent pas pour être sauvé. c’est l’instinct qui se réveille, l’instinct de survie qui palpite dans les veines.
il la laisse entrer dans la caisse et demande :
- vous allez où ? j’veux dire, ok, le queens… mais où dans le queens ?
il essaie de pas la regarder trop fixement, mais sans savoir pourquoi, il est captivé. elle a tout de la princesse déchue, et kaz serait presque tenté de la sauver. il ne sait pas encore comment s’y prendre, mais il trouvera bien, pas vrai ? elle a une beauté peu commune, quand tout en elle semble hurler à la détresse. c’est étrange, comme son minois est serein quand sa dégaine semble reprocher une soirée pourrie qui n’aurait jamais dû se passer.
- j’m’appelle kaz, au fait.
il marmonne. c’est pas comme si c’était important. c’est pas comme s’ils risquaient de se revoir un jour, deux inconnus profitant de la même bagnole. mais il s’dit qu’il a rien à perdre, quand une nouvelle mission semble toute trouvée : sauver son âme en aidant cette jeune femme – ou essayer, au moins.
(pourtant, tout le monde sait que rien ne fonctionne quand ce n’est pas désintéressé.)

c’est comme la scène d’un grand film noir. la lumière des phares éclairant violemment le visage trempé de la gamine. la nuit fendue en deux, jeux d’ombres. digne d’un grand hitchcock. enfin, elle croit. il y a ces images qui lui reviennent en mémoire, celles de ce film grésillant sur le vieux cadran télé qu’elle a récupéré pour lydia. celui qui ne fonctionne jamais vraiment, qu’à coups de main fendue sur le haut afin de réveiller le mécanisme poussiéreux. privilège qu’elles ne s’accordent que très rarement, lors des journées glaciales d’hiver, partageant la couette déchirée du fond du vieux placard qui leur sert de toit. intruses illégales, elles squattent l’immeuble délabré, en partie parce que le vieux proprio ferme les yeux. et elle se souvient, dafne. de ces hurlements incessants au fond de la télé. des gros plans voyeurs sur ces visages effrayés, avant que le pire ne leur arrive. égorgées ou poignardées. cachées dans des coffres ou de voiture ou sous des tapis de salon. dafne se dit que la scène est affreusement similaire à celle qui est en train de se jouer ses yeux à l’instant même. elle hésite, une seconde. et puis l’inquiétude s’envole quand elle acquiesce rapidement à la question, balayée par l’idée d’un habitacle chaud, et sec.
acte impulsif. innocent. intrépide sûrement.
peut-être aurait-elle préféré qu’on la tue.
il n’y a pas l’ombre d’un regret quand elle frissonne, même à l’intérieur de la voiture. sauf peut-être celui qu’on peut lire dans son regard surpris quand elle réalise bien trop tard que sa robe trempée est désormais en train d’inonder le siège passager. « je vais en mettre partout dans votre voiture. » chien mouillé à l’air désolé. la pluie ne l’a pas épargné, et plutôt de se demander à quoi elle doit bien ressembler, dans son tulle boueux et presque déchiré, la pluie se logeant jusqu’au creux de son cou, elle s’inquiète plutôt de la réaction de son bienfaiteur. elle a l’air gênée, soudain. comme la pièce d’un mauvais puzzle,
dafne dérange.
dafne est une anomalie, jamais là où elle devrait être, plutôt là où il ne faudrait pas.
et ses yeux se lèvent vers le visage de l’inconnu à la seconde où il lui pose la question redoutée, angoissante.
vous allez où ?
c’est le piège qui se referme sur elle. gardant le placard de l’immeuble délabré bien caché, plutôt mourir que de dévoiler les dessous d’une existence pillée, non désirée. dafne se cache, dafne s’enfuit, dafne glisse entre les doigts. « n’importe où, ça ira très bien. » elle a le sourire qui se veut rassurant, sans doute qu’il ne le remarque pas, concentré sur la route. c’est la première fois qu’elle l’aperçoit vraiment, au loin des phares qui l’aveuglent et de la pluie qui lui brouille la vue. il a l’air préoccupé. concentré sur autre chose sûrement que sur la route qui se profile devant lui. plus encore quand il tourne son regard vers elle, et qu’elle ne le regarde déjà plus. les yeux se manquent, et les âmes se passent à côté. une seconde à peine, elle ne le remarque même pas. pourtant, y a le sourire qui s’étale quand elle répond « d’accord kaz. » amusée, sans retourner la faveur de lui dévoiler son prénom. bien trop occupée à tenter de deviner l’existence qui se dévoile devant elle pour se souvenir de la sienne. « vous rentrez toujours à une heure aussi tardive, kaz ? » c’est qu’elle se perdrait dafne, qu’elle se laisserait emporter par les flots s’il ne la ramènerait pas sur la rive.
l’existence à contre-courant.
l’âme à la dérive.