Et pourtant.... - Joan Bauer

01/ l'enfance heureuse, sans nuages. Tes parents encore mariés, ce qui ne se faisait plus vraiment déjà à l'époque, cette promesse merveilleuse du "je t'aimerai toujours" flottant dans tes rêves d'enfants. Tu y as cru à cette douce folie, ce mariage et cette bague qui un jour t'offriraient le coeur d'un homme qui n'appartiendrait qu'à toi. A toi seul. Tu as si souvent joué avec tes barbies, tes poupées, à imaginer ce mariage, à entrevoir la vie d'adulte heureuse et épanouie que tu aurais. Tu étais l'archétype des gamines naïves et à l'imagination restreinte : ton bonheur devait être infini, ou ne devait pas être.

02/ l'université n'était pas pour toi, étrangement. Tu as fait une année en lettres, puis une autre en psychologie. Tu n'y comprenais rien, n'aimais pas ce monde-là et tu t'y es perdue plus d'une fois. Mais tu apprenais à devenir adulte et à chercher : comme si finalement, la recherche allait devenir le seul but de ta vie. L'ironie de tout cela, c'est que tu ne t'es jamais trouvée. A trop errer, tu as finis par atterrir aux Beaux-Arts, sans grande conviction sinon celle que tu allais perdre une année de plus.

03/ A peindre sur des toiles, tu as fini par comprendre que tu aimais cela. Profondément. Ni les mots ni les névroses n'avaient réussi à te laisser t'exprimer pleinement, mais les couleurs ont permis cette révélation. Tu n'étais douée qu'à cela : peindre et encore peindre. Tes professeurs t'ont maudit, eux qui voulaient t'enseigner la sculpture, l'art cinématographique, la musique et d'autres univers qu'eux jugeaient très intéressants. Tu as tout dédaigné, entièrement concentré sur tes couleurs à toi, celles que tu apprenais lentement à maîtriser. Celles qui avaient du sens à tes yeux.  

04/ C'est à une exposition que tu l'as rencontré. Lui, il n'avait rien à voir avec les autres artistes : il l'était à sa manière mais sans s'en rendre compte. Et c'est cette couleur dans ses yeux, cette nuance qui t'a toujours échappé depuis, après laquelle tu as couru. A laquelle tu t'es raccroché. Tu n'as pas vraiment su ce qui l'avait à ce point captivé chez toi et tu t'en moquais un peu. Tes parents ont approuvé, "policier, c'est bien, il te protégera", tu les as cru. Naïvement. Encore une fois, archétype de la naïveté, pétrie des stigmates d'une enfance trop dorée.

05/ La couleur de ses iris quand il t'a regardé remonter l'autel. Chatoyante. Celle de ses yeux quand il t'a murmuré ces "je t'aime" sincères, si brillante. Et enfin, cette nuance si subtile, si délicieuse, quand il a tenu votre fille dans ses bras, à la maternité. Sublime. Tu as aimé cet homme comme rarement on pouvait aimer, toujours plus accroc à lui, toujours plus sincère dans tes élans. A te donner sans restriction, persuadée que le bonheur perdurerait à jamais. Un conte de fée devenu réalité...

06/ Et puis la perte... La vie de famille qui vole en éclat, votre petite fille qui disparait. Cette boule au fond de ta gorge, t'empêchant de parler, de hurler, de crier pour qu'on te la ramène. Mais crier vers qui ? Vers lui qui s'était recroquevillé dans sa douleur et te fuyait ? Vers tes peintures, incapables de comprendre ta souffrance ? Vers tes parents, désemparés et perdus devant ce drame si personnel ? Tu t'es débattue au début, refusant d'y croire, essayant de ranimer l'espoir qui lentement s'éteignait avec les jours qui passaient.

07/ L'absence insoutenable qui s'installait durablement au fil du temps et ce chagrin de mère, plus bouleversant qu'aucun autre qui hantait ton coeur et brisait tes rêves. Tu te souviens de ces nuits, à Berlin... Seule au fond du lit, blottie sous tes draps, déversant des sanglots qui te déchiraient la poitrine à chaque halètement. Seule, indubitablement seule. Où était-il donc passé, le "pour le pire et le meilleur" ? Où était-il, cet homme incroyable devenu terne depuis que ses iris avaient cessé de briller quand ils te croisaient ? Comme si c'était toi qui rendait l'absence encore plus insupportable... Comme si tu étais la fautive, quelque part, du malheur qui s'était abattu sur vous.

08/ Vous avez déménagé, il pensait que cela vous aiderait, mais le mal vous rongeait depuis trop longtemps pour que cela change quelque chose. Tu as acheté une galerie, tu y as exposé. Sans conviction, comme si la vie vous obligeait d'elle-même à continuer, à avancer, mais sans vous demander la permission.

09/ Désormais tu sais. Elle ne reviendra pas, personne ne vous la rendra. Et votre vie s'est arrêtée ce jour-là. Toi aussi, ton coeur s'est arrêté quand il a détourné le regard et tourné les pas. Quand il t'a abandonné, seule avec l'horreur. Son fantôme est en toi, petit foetus qui pourrit lentement et déverse sa gangrène dans ton âme à toi. Tu n'en parles jamais, elle n'est plus là, n'a pas existé. Elle a été ton erreur, celle qui t'a fait tout perdre.

10/ Tu as cédé un jour, quand la haine a remplacé l'attente, quand la rage a supplanté la pitié. Tu as déposé les papiers du divorce sur la table. Il n'a pas signé. Tu n'as pas insisté. Au fond de toi, tu ne sais pas si tu es prête à vraiment tout abandonner : ces espoirs fous, si déments qu'un jour elle revienne, qu'un jour il te regarde de nouveau avec amour. Ils vrombissent de façon de plus en plus ténue, tout au fond de ton esprit muré dans la douleur. Ils te font si mal que tu les oublies la plupart du temps pour ne pas sentir ton coeur battre trop follement dans ta poitrine. Mais tu sais que c'est à cause de cette folie que tu gardes les papiers et attend patiemment une signature, incapable de l'exiger.

11/ Tu sais qu'il en voit d'autres. Tu le devines, tu ne peux que soupçonner qu'il n'arrive plus à se contenter de cette loque infâme que tu es devenue, à ternir tes peintures et lui lancer ces regards froids et noirs. A remâcher cette haine qui désormais te pétrit le corps. Et toi, de ton côté, tu regardes parfois ailleurs, de manière désabusée. Calculatrice, à te demander si tu pourrais, si tu en aurais le courage... Si cela lui ferait du mal. Plus de mal, encore et toujours... C'est ce que tu attends en retour de son incompétence à être à tes côtés.

12/ La cigarette en guise de bouclier : tu aspires ta nicotine plutôt que de cracher à la gueule du monde. Toi l'artiste déchue, aux peintures sombres et au regard dénué de pitié. Tu restes dans cette maison, tu animes ta galerie mais rien n'a de sens, rien ne vibre en toi. Tu attends... Sans savoir quoi.