la passerelle lui donne le vertige, dans les gouffres noirâtres il laisse tomber les cendres de sa clope et ses songes embrumés. au loin, sur la cime de la ville, viendra éclore l’aube d’un jour nouveau, il en ressent les humeurs et la vague tranquille qui soulève peu à peu les vestiges de la nuit. au loin, tout en bas, derrière l’hôtel du casino, dans les tortueuses ruelles, s’élèvent les confidences, les abus de l’alcool, les gémissements d’une étreinte qui sera bientôt embrassée par l’oubli. dans les bras de james, les brisures d’un miroir qu’il ne sait réparer, son masque à terre, les repères érodés, l’âme blessée qui se cache, qui se planque, sous les replis du long manteau noir qui donne à sa silhouette les allures d’un spectre, régnant sur les gouffres amis et les ténèbres amantes. il se baigne dans l’écho des forfaits commis, ressasse quelque peu les affaires à mener dès le jour venu, rassemble ses airs meurtris pour les enfuir dans les quelques minutes accordées à sa solitude. solitude qui l’engloutit tout entier depuis qu’elle est partie. partie, partie ailleurs, loin de lui, et de ses mots, et de ses gestes, et de ses envies. le jour les a désunis, il est comme la brûlure d’un été qui cherche le secours de l’hiver. tout prendra feu s’il s'approche du vide qu'il porte, s’il ne calme pas les battements de son coeur, la virulence des images meurtrières sur sa rétine noire. tout prendra feu et il n’y aura plus de saisons pour l’empire, uniquement celle qui les baignera dans l’aube pourpre, qui jamais plus ne s’éteindra. alors qu’il regarde sa main enfermer le vide qui tournoie jusqu’en bas, il voit le sang, il ressent la fureur, et il pressent la haine. il ferme les paupières, cherche le secours de ses habitudes, les lambeaux de sa maîtrise légendaire, pour revêtir la silhouette bestiale, la rhabiller dans le corps de l’homme, et croire encore un peu à ce que son ambition lui apporte, que les fruits mûrs et amers qu’il récolte suffiront à étancher la soif. à surseoir à la peine.
la porte de service claque, brusquerie métallique comme préambule à quelques pas parfaitement cadencés, il n’a pas besoin de tourner la tête pour savoir qu’elle l’a enfin retrouvé. leur lieu de rendez-vous, jamais totalement fixé, il a un très léger sourire, rien qui ne parvienne cependant à chasser les angoisses qui pèsent sur son front. il cherche à lui offrir un regard serein, mais il ne peut que sonder sur le visage d’irène les signes engendrés par ses fautes. il ne lui dit rien, cale le filtre entre ses lèvres serrées, et lui tend le paquet de cigarettes, pour qu’elle en prenne une. vice partagé, sur le sommet du monde, de leur monde, le fils offrant bien souvent des cigarettes à sa mère pour qu’elle n’ait pas à en acheter elle-même. c’était déjà ce qu’ils faisaient il y a bien des années, pour échapper aux quelques lois risibles d’isaac sur cette piètre habitude que leurs moments embrumés par la naphte dansante du tabac. tiens. la voix est lasse, mais reprend quelque peu la splendeur du ton posé qui est le sien. alors qu’il se passe une main dans ses cheveux pour y remettre de l’ordre, et qu’il range l’étui dans une poche de son manteau, le roi regarde sa mère et laisse transparaître le gouffre qui le menace, il a par trop dirigé depuis les astres ces derniers jours, pour montrer une fierté devant leur clientèle, cette aura rayonnante alors que la seule brûlure était celle de la colère et de la peine, bien éloignée des feux vibrants de ses imaginaires avides de pouvoir. le pouvoir aujourd’hui est une bien maigre consolation, désormais que son double n’est plus là pour le partager à ses côtés. tu l'as vue, n'est-ce pas ? la prunelle tremble. james est seul, james se rend à l’abandon comme s’il avait mérité ce châtiment qui vient de nouveau le frapper. car toujours, il le sait, celles qu’il aime bien trop finissent par le quitter. comme ellen… mais toi tu es ici, tu m’as rejoint en sachant très bien ce que j’avais commis, car rien n’échappe à tes analyses précises, et à ton oeil acéré. tu sais la faute du fils mais tu es forcément venu à la fois le tancer et le rasséréner. car je m’écroule tu sais. sans elle, je m’écroule, je n’y peux rien c’est là la loi de la faveur qui fut portée sur nos deux fronts d’enfants. elle était à peine née, et déjà dans mes bras, et je lui ai murmuré le monde. le monde, ce monde devant moi, que je ne peux dévorer si elle n’est plus là.
Il est des lieux où toute retraite s’achève, comme l’unique destination à laquelle se rendent toutes les fuites. Tantôt sanctuaire, tantôt prison, il est là où les aveux commencent et où les décisions se prennent, aussi douloureuses puissent-elles être. On le dit secret et pourtant il se partage, au moins avec un autre que l’on aura choisi. A New-York, c’est sur une passerelle qu’Irène se retrouve chaque fois que les événements l’empêchent de trouver seule la quiétude qu’elle espère et c’est un fils qu’elle retrouve, soutien de chaque instant qu’il lui faut parfois bousculer pour le tirer des tracas où ses excès l’enferment. Depuis des années maintenant, mère et fils se rejoignent sur le toit du Queens, tout proche de Manhattan, baignés par les lumières artificielles de la vie nocturne américaine. Sous leurs pieds, le Sinners, consécration de leur duo et démonstration de la force qui les caractérise lorsque leur alliance ne subit l’ombre d’aucune dissension. Ici, les menacent paraissent si loin, leurs troubles assez reculés pour être vus dans toute leur complexité et étudiés à deux pour mieux les pourfendre. Les bruits de débauche environnants ne rappellent que la nature des plus grandes faiblesses de ce monde, celles sur lesquelles il faut savoir jouer pour atteindre les sommets que l’on vise. Ces hauteurs sont-elles encore loin ou les ont-ils déjà dépassées depuis longtemps sans même s’en apercevoir ? Leur quête s’est-elle aveuglée au point qu’arrivés tout en haut, voilà qu’ils amorcent eux-mêmes leur chute ?
C’est ce qu’Irène se demande quand elle croise le regard de James ce soir-là, alors que le digne héritier des Marlowe force ses prunelles à ne pas trembler sans réaliser combien les tensions de son visage crient tous les tourments qui l’accablent. Sans doute sait-il pourquoi sa mère est venue le trouver aujourd’hui. Après tout, il est le protagoniste du cataclysme qui se joue au sein de leur foyer, l’instigateur qui a perdu le contrôle de cette spirale infernale dans laquelle il a plongé toute leur famille. Les dommages collatéraux commencent à fissurer leur armure. Les racontars bien nourris, voilà que les conflits se génèrent et que les deux piliers de l’empire Marlowe s’effondrent l’un sur l’autre, menaçant les fondations de tout ce qu’ils ont construit.
Longtemps, Irène a fermé les yeux sur cette relation trop puissante pour être canalisée, cachée derrière la certitude hypocrite que la chose se maintiendrait toute seule, effrayée à l’idée de précipiter une destruction qui ne viendrait peut-être jamais si elle se tenait à l’écart. Mais l’appel de Médée a mis à mal toutes ses stratégies savantes pour se tenir écartée du drame qui se joue entre ses deux aînés et il n’est plus question de fuir quand elle voit l’état dans lequel se trouvent ses enfants.
Son pas est étonnamment sûr quand elle rejoint James près du garde-corps, résultat d’années entières à travailler la maîtrise de son corps pour ne laisser transparaître que des fragilités très étudiées. Mais son fils la connaît bien, trop pour croire en l’insensibilité de ses apparences. Délicatement, Irène vient capturer entre deux doigts la cigarette qu’il lui tend et qu’elle glisse entre ses lèvres. Elle récupère un zippo finement gravé dans la poche de sa veste et embrase l’extrémité, expirant en une vapeur grisâtre le sentiment nostalgique des paquets fumés en cachette qu’elle partageait avec son garçon lorsque qu’Isaac était encore en vie. Sentimentale, Irène ? Peu de gens l’auraient cru.
Elle ne parle pas tout de suite, respire avec lenteur l’air frais de la nuit new-yorkaise. Les bruits de circulation se confondent avec les palpitations sourdes de la vie sous leurs pieds. L’hôtel marche bien. Elle a vérifié les réservations avant de rejoindre James. Pourtant, ils ne parleront pas affaires ce soir et son fils le sait bien.
C’est lui qui rompt le silence, trop conscient sans doute de la nécessité de crever l’abcès qui suppure depuis la rupture avec sa sœur. James n’a jamais fui les vérités, même les plus crues. C’est une qualité que sa mère a toujours reconnue. Alors, quand sa question vibre jusqu’à elle, elle ne se laisse que quelques secondes avant de lui répondre : - Elle m’a appelée. Ce n’était pas arrivé depuis des années. Aveu douloureux et pourtant consenti sans crainte. James sait les difficultés que mère et fille connaissent depuis que Médée est entrée dans l’adolescence et que les coups reçus tout le long de sa vie ont achevé ses espoirs de petite fille. Le ressentiment qui en est né ne s’est jamais tari. Et pourtant, elle lui a envoyé ces messages, cette main tendue, incertaine, tremblante, mais restée là jusqu’à ce qu’Irène y glisse la sienne pour l’empêcher de se noyer. La matriarche ne sait toujours pas si ses efforts suffiront à empêcher Médée de sombrer. Elle la croit néanmoins encore à flot, au moins pour un temps avant qu’un autre événement ne la sauve ou ne la condamne tout à fait. - Dois-je te poser les questions que tu ne veux pas entendre ou vas-tu me dire tout seul ce qu’il se passe ? La question est percutante, comme Irène le fait chaque fois. Elle ne regarde pas James pour éviter de l’accabler, lui laisser le temps de recomposer son masque une fois que les mots auront imprégné ses pensées. La discussion sera difficile. Irène s’y est préparée. Les remèdes les plus efficaces se conçoivent rarement sans brutalité.
elle est là, parfaitement maîtresse de ses mouvements et de ses allures. âme damnée des puissants, miroir d’abord conjoint d’isaac, c’est de james qu’elle renvoie le reflet désormais. il n’y a pas un seul instant de doute qui ne soit partagé. du haut du firmament de leurs mondes, où joutent l’ombre et la lumière, le pouvoir et le crime, ils partagent les errances et le deuil consommé de leur normalité. son fils, ce fils qu’elle n’a pas engendré mais qu’elle a ébauché à chaque année comptée à ses côtés, s’est corrompu à ses envies de trop, et le voilà perclus de douleurs et d’indécisions, qui le dévorent lentement, dans le secret de leur retraite. elle est là, et son tourment devient clair, il est toujours aussi acéré, la lame profondément enchaînée au cœur et à la chair qui le masque, mais dès qu’irène apparaît, il lui est donné d’enfin songer à l’avenir plutôt que de se croire condamné par le passé. il dessine une offrande, jeu désuet dont les règles usées n’enlèvent rien à l’intime qui trace sa courbe en un unique geste, qui se passe bien de mots. elle a un zippo identique au sien, celui qu’elle lui a offert un jour, jumeau de cette mauvaise habitude que les aînés partagent avec leur mère. songer à leurs proximités d’habitude ou de caractère invoque l’absente, et le vide se creuse, entièrement sur le visage du roi, qui ne parvient plus à saisir ce qui l’a amené là, du haut de son empire. il ne distingue plus que la délectation de la chute, la même chute qu’a jadis amorcée sa génitrice en l’abandonnant ainsi. son fantôme erre entre eux, comme il l’a toujours fait, sans savoir pour autant les désunir. le destin lui a confié un garçon morcelé, et irène a fait tout son possible pour le reconstruire. prétendre qu’elle a échoué aujourd’hui serait mentir, mais il y a des failles que même l’attention ou l’amour maladroit et trop froid ne peuvent combler. ces failles sont là, béantes, et pourtant ça n’est qu’à elle qu’il souhaite les exposer, car la pudeur n’est rien face au besoin de se confier.
alors les mots se délivrent, sans qu’il n’y ait à les brusquer, les voilà libres d’aller retrouver le secours d’une mère qui pourrait bien perdre deux enfants à ne pas avoir senti l’ébauche de ce qui saurait les lier au point de les détruire. la réponse le fait ressentir, ses manques et ce désarroi qui le met à nu, la preuve est là, presque indécente. si le comportement de médée se modèle à la folie qui l’a saisi tout entier, c’est que les gestes, les mots et les caresses ont su frôler bien plus de son âme qu’il ne le voulait. ou plutôt qu’il n’aurait dû oser. il émet un son, entre le grondement rentré et le rire ébréché, qui parachève le tableau de sa déchéance. ses doigts viennent chasser sur ses paupières la fatigue et la peine qui tentent de s’y installer, puis il se masse la tempe, habitude que sa sœur et lui ont en commun, et qui accentue leur ressemblance. il respire, doucement, et rouvre les yeux pour caresser l’image de sa mère, et échapper un peu de cette douleur qu’il conjugue à la sienne. il a toujours été le confident de sa fille, celui en qui elle trouvait asile et tranquillité, et il est presque incapable de savoir exactement quand tout cela a changé, quand est-ce qu’il a la première fois passé outre son rôle pour devenir celui qui la répugne aujourd’hui. la honte sursoit bientôt à la douleur, qui se grave sur son visage, sans qu’il ne puisse la dissimuler, elle est prégnante, presque brûlante tant il la ressent et la distille alentours. ce qu’ils se sont dit… ce qu’ils ont su avouer, en bataillant dans ce putain d’avion, ce qu’il a osé lui faire aussi, les images dansent et lui donnent la nausée. la question d’irène ne le fait pour autant pas tressaillir, il attendait la morsure et la reçoit avec une sorte de recueillement. ses doigts serrent le garde-corps et ses phalanges blanchissent, mais il réapprend ses allures princières, et le timbre de sa voix ne tremble guère. il sait ce qu’il souhaite, il sait ce dont il est coupable, et il est prêt à le lui délivrer. car james ne ment jamais à ceux qui lui sont proches, contrairement à isaac qui n’affichait jamais son véritable visage pour peu qu’il en eut un. c’est peut-être cette absence qui le laissa étranger à ses propres enfants… je vais tout te dire même si ce n’est pas ce que tu veux entendre. il la met en garde, non pas par provocation mais parce que chacun d’eux est conscient de ce qu’ils ont préféré taire jusqu’alors. james inspire, comme s’il prenait son élan. ses yeux se perdent dans la nuit qui sur la ville étend son doucereux linceul. tu sais, quand paul nous a trahis… ça m’a rendu fou. parce qu'il s'en est pris à elle, et qu'elle compte plus que tout. ses prunelles reviennent, et trouvent les siennes, sans plus se dérober, car dans le silence qui ponctue ce qu’il délivre, il sait qu’elle le comprend. plus que tout, plus que l’empire, plus que la raison et cette très factice maîtrise qu’il expire. après, tout ce qu’elle voulait, c’était du temps pour se reconstruire. pour accepter… êtres de chair et de sang qui ont compris qu’ils pouvaient crever, les voilà vacillants désormais. je n’ai pas pu lui en laisser. je n’ai pas pu. jamais, jamais on a été séparés. je sais pas… il ricane, un rire aigre et brisé, puis secoue la tête et convoite une fois encore l’horizon enténébré. je sais pas comment faire, irène. je sais pas comment faire pour continuer à faire semblant. il respire difficilement maintenant, son enfant corrompu par sa déraison. j’ai besoin d’elle. à un point que jamais il n’a su admettre, car c’est désormais qu’il la perd qu’il s’en aperçoit. qu’il s’en aperçoit jusqu’à poursuivre des outrages qui ne lui ressemblent pas. ou qui lui ressemblent trop, quand il admet enfin être cet homme imparfait, qui souhaite ressentir et détenir plus que jamais, de crainte d’être abandonné. il se tait après cela, la faute commise est trop entière pour qu’il sache la balancer sans s’y abîmer quelques secondes supplémentaires.