The nightmare ~ Alejandro

Les corps qui s'élancent harmonieusement au-dessus des planches, Ewan qui observe chacun des mouvements des danseurs à la recherche de la moindre imperfection, trop concentré pour entendre son téléphone vibrer à l'intérieur de son sac, posé sur le siège voisin. Et même s'il avait entendu les vibrations, il n'aurait sûrement pas répondu, inconscient du drame qui est en train de se jouer, estimant que rien ne peut lui faire décrocher les yeux de cette répétition qui se déroule à l'instant. S'il avait su, il aurait certainement pris quelques minutes pour décrocher et répondre à cet appel, mais dans l'ignorance de l'urgence, il n'accorde son attention qu'à ses danseurs. La répétition se termine au bout de trois longues heures, Ewan qui quitte enfin son siège pour féliciter sa troupe avant de balancer la sangle de son sac sur son épaule et rejoindre le parking du Lincoln Center, où il a garé sa voiture en milieu d'après-midi. Il s'infiltre à l'intérieur de l'habitacle, dépose son sac sur le siège passager et pousse la clef dans le contact. Avant de démarrer le véhicule, il perçoit une vibration sourde sortir de son sac de sport. Il fronce les sourcils, tire sur la fermeture éclair et attrape son téléphone pour constater qu'il a reçu quatre appels. Appels manqués d'Alejandro, qui ne l'aurait jamais harcelé de la sorte si ce n'était pas absolument urgent. Un peu paniqué, il déverrouille son écran et rappelle le compagnon de son meilleur ami. La voix qu'il entend à l'autre bout du fil semble complètement bouleversée. Chaque muscle du danseur se fige au moment où il saisit la gravité de la situation. Sans avoir connaissance de tous les détails, Ewan raccroche en laissant tomber son téléphone sous son siège, démarre sa vieille voiture et se met en route en faisant crisser ses pneus, pressé de quitter le parking. Chaque minute qui s'écoule lui semble durer une éternité alors que son coeur bat la chamade dans sa poitrine. Il imagine tous les scénarios catastrophes, se demande ce que peut bien impliquer ce Camille est à l'hôpital énigmatique. Il roule le plus vite qu'il peut, le pied au plancher dès que c'est possible, dépasse de temps à autre les limitations de vitesse sans même s'en rendre compte, jusqu'à ce qu'il arrive enfin sur le vaste parking de l'hôpital. Devoir tourner à plusieurs reprises pour trouver une place le rend complètement dingue, si bien qu'il finit par garer son tas de ferraille n'importe comment sur un lopin d'herbes. Il descend de l'habitacle et fonce vers l'entrée en courant, bousculant l'une ou l'autre personne au passage, présentant des excuses à la va-vite. La porte automatique s'ouvre immédiatement devant lui, ne le faisant pas attendre davantage alors qu'il aperçoit déjà Alejandro dans le hall d'entrée. Il s'approche, incapable de déterminer si son expression est censée le rassurer ou non. Il met quelques secondes à formuler une question, se demandant laquelle serait la plus adéquate pour obtenir le plus d'informations possible. « Alors ? Qu'est-ce qui s'est passé ? » Il est alors loin de soupçonner que son meilleur ami se trouve dans un coma, qui va le maintenir prisonnier pendant trois mois. Coma qui va également lui voler trente années de sa vie, rayées de sa mémoire, purement et simplement, sans qu'il soit en mesure de savoir si cette amnésie est définitive ou temporaire.

Pando

Il avait suffi à Ewan de prêter attention au ton de la voix d’Alejandro pour comprendre que la situation était grave. C’était sans savoir de quoi il retournait qu’il s’était rendu à l’hôpital, le plus vite possible, pour rejoindre le fiancé de son meilleur ami dans le hall d’entrée. Il envisage plusieurs hypothèses, mais rien d’aussi grave que ne peut l’être la réalité : une jambe cassée, un bras dans le plâtre, une minerve,... Des dizaines de possibilités, mais rien d’aussi colossal que ce qu’il s’apprête à découvrir, alors qu’il se plante devant Alejandro, après avoir parcouru la distance qui le séparait de lui. Son visage ne trahit pas la moindre émotion, ne lui permet pas de savoir s’il s’agit d’un simple orteil cassé ou d’une commotion cérébrale impliquant des séquelles irréversibles. Néanmoins, cette impassibilité le rassure d’abord. Après tout, si Camille avait quelque chose de réellement grave, ou s’il était mort, Alejandro serait effondré, en train de déverser toutes ces larmes contenues durant des années, jusqu’à ce qu’il ne soit plus en mesure de pleurer. Mais non, rien, il est parfaitement neutre et quand il ouvre la bouche, Ewan s’attend à entendre une explication rocambolesque, mais qui découlerait finalement sur des conséquences sans gravité. Il croise alors les bras sur sa poitrine et l’écoute attentivement, son visage qui se fige au fur et à mesure des explications. Alejandro lui balance une nouvelle atroce comme s’il se contentait de lui annoncer qu’il a acheté une salade ce matin au supermarché. Ewan le dévisage avec un air outré, les traits qui se crispent sous le poids de l’horreur de cette annonce. « Pardon ?! » Il en revient pas, a du mal à remettre les informations dans l’ordre, alors que les explications d’Alejandro étaient parfaitement claires. En fait, il a tout compris, mais il n’a pas envie d’y croire. C’est impossible. Son meilleur ami ne peut pas être dans le coma. « Tu… Tu plaisantes, là, rassure-moi ? C’est une blague, c’est ça ? » Ca ne peut être que ça. Alejandro ne pourrait pas se montrer aussi sérieux si c’était vrai. Il ne peut pas être aussi insensible. Ewan le connaît depuis des années, il sait comment il fonctionne, qu’il n’est pas du genre à faire dans le sentimental, mais comment pourrait-il lui annoncer ça sans ciller ? « Dis-moi que c’est une blague, s’il te plaît. Je peux pas te croire. Tu peux pas m’annoncer ça comme ça, sans la moindre once d’émotion sur le visage. J’y crois pas. » C’est plus simple de ne pas y croire, de renoncer à cette réalité inacceptable et atrocement douloureuse à ses yeux.  

Pando

Alejandro n'a jamais été très bavard, ni chaleureux. C'est dans sa nature et il l'avait toujours accepté, même si ça n'avait jamais été simple à comprendre pour lui. Ewan est un sentimental, un passionné, un artiste, quelqu'un qui vit la vie de la manière la plus intense qui soit, car il n'y a qu'une seule possibilité qui nous est offerte, pas cinquante. Il avait toujours eu du mal à savoir si Alejandro était réellement heureux, lui qui ne s'épanche jamais sur aucun de ses sentiments, ne se livre jamais, peu importe les circonstances. C'est comme s'il vivait sa vie à la façon dont un spectateur regarde un film assez banal, qui ne suscite pas la moindre émotion. S'il n'a jamais jugé cet aspect de sa personnalité, il se rend compte de la rudesse que celui-ci implique au quotidien. Parce que là, à cet instant précis, alors qu'il vient tout juste d'apprendre que son meilleur ami était plongé dans un profond coma, il aurait bien besoin d'un peu de chaleur humaine, de compassion. Il aurait besoin d'être rassuré, que quelqu'un lui dise qu'il reverra son meilleur ami, un jour, ailleurs que dans un lit d'hôpital. Mais même en laissant tomber son armure, Alejandro ne pourrait jamais lui dire tout ça, parce qu'il se pourrait qu'il s'agisse d'un mensonge, d'une promesse sans certitude. Il ne répond rien face aux affirmations d'Alejandro, même s'il meurt d'envie de s'énerver, de lui hurler dessus, de lui demander, une fois de plus, comment il peut se montrer aussi insensible. Il n'a pas tort quand il explique que ça ne servirait à rien. Mais ça lui fout quand même les nerfs en pelote, Ewan. Parce qu'il est en colère. Il en veut à la terre entière. À ces médecins qui ont pas été foutus de le sauver sans le plonger dans le coma. À Alejandro qui prend tout par dessus la jambe, avec ses paroles machistes au possible. « À quelle heure demain ? » qu'il demande en passant nerveusement une main dans ses cheveux, faisant un tour sur lui-même pour tenter de retrouver son sang-froid, rassembler ses sombres pensées. Alejandro lui suggère de s'asseoir, et il se dit que ce n'est pas une si mauvaise idée. Alors sans tenir compte de sa remarque, il cherche du regard une chaise sur laquelle il pourrait se poser. Il s'avance vers l'une d'elles, s'y installe en plantant ses coudes dans ses cuisses et passe ses paumes sur son visage. Il essaye de se calmer, de respirer doucement, lentement, comme avant une représentation. Doucement, Ewan. Il relève la tête vers Alejandro, l'air toujours aussi hagard. « Mais tu sais ce qu'il s'est passé exactement ? Comment il s'est pris une balle ? Qui a fait ça ? On a chopé le salaud qui lui a tiré dessus ? » Puisque la tristesse ne trouve personne auprès de qui elle pourrait se manifester, c'est la colère qui la remplace désormais. Ewan cherche déjà un coupable alors que son coeur s'emballe de nouveau dans sa poitrine, lui qui avait placé tant d'énergie à ralentir son rythme cardiaque et sa respiration. Tous ses efforts se retrouvent soudainement anéantis, balayés, réduits à néant. Lui qui se souvient soudainement que son meilleur ami est dans le coma parce qu'il a voulu jouer aux super héros (bien son genre d'ailleurs), et qu'il ne sortira peut-être jamais de ce profond sommeil. Qu'est-ce qu'Ewan deviendrait sans lui ? À qui pourrait-il se confier s'il n'était plus là ? Personne ne pourrait remplacer Camille. Personne. Et c'est à l'instant où il fait ce constat qu'il crève d'envie de pleurer, mais ça ne servirait à rien. Doucement, Ewan. Ça ne changerait rien, comme l'a si bien dit Alejandro. Puis ce dernier ne serait même pas en mesure de le consoler. 

Pando

Ewan n'a pas encore eu la possibilité de digérer l'information qui vient tout juste de lui tomber sur la tête, de le percuter de plein fouet, telle une météorite se fracassant sur la surface de la terre. Il a presque du mal à comprendre la réaction d'Alejandro, qui se comporte comme si ces événements n'avaient pas d'incidences sur lui, tant psychologiques qu'émotionelles.

- Bien, se contente-t-il de répondre avant de s'enfoncer dans son siège, l'arrière de son crâne percutant le mur derrière lui.

Il sera donc là demain à la première heure, au chevet de Camille et aux côtés d'Alejandro. À part du soutien, et beaucoup d'espoir, il ne pourra pas apporter grand-chose mais il espère que sa présence pourra s'avérer utile, d'une manière ou d'une autre.

- Je ne me sens pas obligé, ça me paraît normal de me montrer présent, lui assure-t-il alors qu'Alejandro semble enfin lui ouvrir un peu son cœur, lui faire une confidence qui démontre au danseur qu'il n'est pas constitué que d'un esprit cartésien.

Alejandro prend alors place à côté d'Ewan et lui fournit quelques explications sur les circonstances du drame. Une balle tirée sur Camille, une chute puis le choc brutal de sa tête contre le bitume. La scène, d'une violence inouïe, traverse l'esprit d'Ewan, qui grimace.

- En même temps, Cam qui ne joue plus au bon samaritain, ce n'est plus vraiment Cam…

Un soupir lui échappe face à l'incompréhension qui semble émaner dans les paroles prononcées par Alejandro. Lui, il ne doit pas comprendre ce qui a bien pu pousser Camille à jouer au super héros, au risque de sa propre vie. Ce sentiment de justice et d'altruisme qui le conduit toujours à se mettre en danger pour préserver des vies innocentes. Ewan aimerait avoir son courage, son sens des valeurs. Mais quand on foule le parquet d'une salle de danse, on a moins de chance de se trouver au bout du canon d'un flingue.

- Ça fait chier…

C'est la seule réponse qui lui vient à l'esprit quand Alejandro lui fait part du mystère qui entoure le responsable de cet acte abject et le silence gardé par les policiers à ce sujet. Peut-être qu'Alejandro a raison, et que sa réputation auprès des flics le précède. Ou peut-être simplement que la police ne voit pas l'intérêt de fournir autant de détails sur l'affaire à un type qui n'est que le colocataire de Camille.

- T'en fais pas, on va tout faire pour qu'il se réveille ! qu'il lui assure en essayant de rester positif, alors qu'il ne sait même pas ce que les médecins ont bien pu dire au sujet de la durée du coma de Camille. Mais peut-être ne savent-t-ild absolument rien eux-mêmes ?

Il le suit du regard alors qu'il se relève pour faire à nouveau les cent pas.

- Je ne sais pas vraiment ce que je peux faire pour aider mais... Si tu as besoin de quoi que ce soit, sache que je suis là, tient-il à lui assurer, au cas où Alejandro en aurait douté.

Quand ce dernier reprend la parole, c'est pour lui proposer d'aller boire un café. Ewan n'a ni faim ni soif. Il a juste la bouche extrêmement sèche, pâteuse, et l'envie de foutre son poing dans un mur pour se soulager. Mais il n'est pas le plus à plaindre dans cette histoire. Et sans doute qu'Alejandro n'a pas envie de s'éterniser plus longtemps dans les couloirs de cet hôpital.

- Oui, c'est une bonne idée. Tu veux aller où exactement ? lance-t-il en se relevant doucement pour lui emboîter le pas, et le suivre où il voudra.

Pando

De son point de vue, Camille est l’incarnation-même de la justesse, de la bonté d’âme et de la gentillesse. Au cours de toutes ces années passées à ses côtés, il avait beaucoup appris de lui et de sa philosophie de vie. D’ailleurs, il est certain qu’il ne serait pas tout à fait le même homme s’il n’avait pas croisé son chemin. Sans doute aurait-il pris une voie complètement différente s’il ne l’avait jamais connu, mais il ne saura jamais laquelle.

- Au vu de la situation, j’imagine que tu dois trouver ça encore plus stupide que d’ordinaire…

Qui aurait cru qu’un jour, la gentillesse de Camille se retournerait contre lui de cette façon ? Se faire berner par excès de naïveté, ça arrive à n’importe qui, au moins une fois dans une vie. Mais généralement, dans le pire des cas, on perd quelques dollars, ou on se retrouve dans une situation qui ne nous convient pas réellement. Là, Camille, il a reçu une balle, a failli mourir et à présent, il se retrouve plongé dans un coma dont personne ne connaît la date de péremption. C’est cher payé l’acte de charité.

- On n’est jamais trop gentil quand on est entouré des bonnes personnes… Camille est juste tombé sur un connard au mauvais endroit, au mauvais moment.

Ce sont généralement les circonstances qui entraînent les situations dramatiques, qui forgent la réputation des héros aux fins tragiques. Il n’y a rien de juste, rien qui puisse être assimilé de manière raisonnée par l’esprit, car les drames laissent généralement planer une sensation d’impunité sur ceux qui commettent les actes répréhensibles, comme si la justice divine épargnait toujours ces gens-là, au détriment de ceux qui essayent toujours de faire le bien autour d’eux.

- Sauf que je ne serai pas d’une grande utilité pour Camille cette fois…

Il a le sentiment qu’Alejandro ne voudra jamais de son aide, même lorsqu’il en aura réellement besoin. Mais il préfère malgré tout lui faire savoir qu’il sera disponible et présent, quoi qu’il décide. Camille, lui, est endormi. Et à part veiller sur lui en priant chaque jour pour qu’il rouvre enfin les yeux, Ewan ne pourra rien faire de plus.

Il retient une grimace au moment où le fiancé de son meilleur ami lui fait savoir que son attitude - ainsi que celle de Camille, avec qui il partage tant de points communs - le déconcerte au plus haut point. Ewan l’a toujours su, d’une certaine manière, mais il n’a jamais véritablement cherché à en savoir davantage. À présent qu’il n’y a plus Camille pour faire office de tampon entre eux, il se dit que c’est l’occasion ou jamais d’essayer de comprendre Alejandro.

- Pourquoi ça te laisse perplexe ?

Il pose cette question sans le moindre signe de jugement dans la voix, mais simplement parce qu’il tient réellement à savoir ce qui peut bien le chiffonner à ce point dans la manière de fonctionner de l’homme qui partage sa vie, mais aussi dans celle de son meilleur ami. Et pourquoi tient-il à ce point à ériger une muraille entre lui et le monde ? Pense-t-il que ça lui permettra d’être protégé de l’impact du danger extérieur ? En tout cas, la transparence de Camille ne lui a pas permis de se protéger.

Docilement, Ewan le suit à l’extérieur de l’hôpital quand Alejandro lui suggère de s’en aller d’ici. De toute façon, rester planté au milieu du hall ne leur permettra pas d’être d’une grande utilité, alors prendre un café s’avère sans doute être une meilleure idée. Dès que les portes automatiques sont franchies, Alejandro propose une cigarette à Ewan, qu’il refuse poliment.

- Non merci, c’est gentil, mais je dois éviter la cigarette.

Avec la danse, il peut pas se permettre de s’encrasser les poumons avec de la nicotine et du tabac, surtout à son âge. Sinon, il ne tiendrait certainement plus le coup durant les ballets auxquels il participe, même si ceux-ci se font nettement plus rares depuis quelques années déjà. Bien qu’Alejandro lui ait dit qu’il ne fréquentait pas ce quartier, c’est avec un pas drôlement assuré qu’il s’avance entre les rues, comme s’il les connaissait par coeur. Au détour d’une avenue, Ewan remarque un café à l’ambiance tamisée, avec assez peu de clients. Bref, l’endroit idéal pour avoir une conversation plus posée, à condition que ça convienne aussi à Alejandro.

- Ce café là-bas, t’en penses quoi ? Il a l’air tranquille, non ? lui demande-t-il en pointant l’établissement du doigt, l’air incertain.

Pando