realms of bliss, realms of light (w/ sofia)

Couleur miel. Liquide balancé entre les facettes du verre. Des glaçons occupés à cogner dans tous les sens. Comptoir en bois verni, de l'acajou peut-être. Siège rembourré sous lui, ceinturé de chrome au pourtour. Il devine les craquelures nombreuses à la surface du skaï rouge sur lequel il s'est assis. Ce bistro qui cherche à cacher sa vieillesse derrière le faux rutilant et les couleurs criardes. Un peu comme Haskel. La jolie veste en tissu coûteuse lâchée sur les épaules, lourde, qui le fait s'affaisser sur lui-même on dirait. Une richesse qu'il n'a pas la force de porter, parce que ce n'est pas lui. Quelques fois on lui a dit à Haskel : "sois bien habillé quand tu sors en ville, tu auras l'air d'un homme entier". Et Haskel, il veut avoir l'air entier. Cacher les morceaux éparpillés, les ramener tout contre sa poitrine, les serrer fort et tenter de les faire revenir à l'intérieur. Mais des bris de verre dans la peau comme ça, ça fait mal, ça détruit, ça fait partir le sang au lieu de le faire rester. Haskel, on lui a pas dit comment faire. Alors il continue de porter les morceaux dans les bras sans savoir quoi faire avec. Est-ce qu'il faut jeter, ou bien pousser dans la peau.

Il a l'impression d'en être à son premier verre. Depuis deux heures, Haskel a l'impression d'en être à son premier verre. Pourtant le barman s'échine à la tâche, effectue ses allers-retours depuis autant de temps pour piocher la bouteille de whisky et la vider dans le verre de son client. Ce soir, il n'y a pas beaucoup de monde. Un air de jazz se promène entre les tables désertes, chatouille le verre des cadres photo pendus aux murs. Les affiches vintages qui appellent une époque révolue. Des plaques d'immatriculation qui ont traversé les cinquante-deux états du pays. Les diplômes d'un propriétaire de taverne fier de lui. Une horloge qui tourne, trotteuse qui se dépêche d'atteindre le neuf. Les épaules de Haskel qui plongent de plus en plus. Il s'endort paisiblement, papillonne des yeux, le regard bleu noyé quelque part dans l'ambre et le houblon, ses lèvres qui trempent dans la boisson. Il n'a même pas vérifié, Haskel, s'il avait pris assez d'argent pour payer.

éclairée par la lune, les pas de la louve guident son âme jusqu’au bar. Un verre, un remontant bien mérité après une vente de plus. Après une vente de plus, une cargaison livrée à un sombre acheteur. Son quotidien, son existence toute entière, revendeuse parce qu’elle ne connait que cela. Parce qu’elle n’a jamais rien eu d’autre que cela. parce que grâce à ce boulot auprès des ferreira, tu as l’opportunité de protéger ta seule famille, ta tante. De régler ses frais médicaux. De t’occuper d’elle comme elle l’a fait, des années plus tôt, avec toi, quand tu n’étais qu’une sans-abri. une survivante, toujours. une survivante, depuis sa naissance. Perdue entre le coup fatal du destin. Une mère souffrante de maladie mentale, instable, incapable de s’occuper d’un enfant. Un abandon, une gamine de seize ans à la rue, sans un sou. Et aucune lumière. Aucune.
Sauf lui.
Lui, qu’elle aperçoit au comptoir de ce bar. Lui, dont elle s’approche, talons claquants contre le sol. Comment l’oublier, ce visage. Comment l’oublier, cette mélodie. Celle capable de la réchauffer tant de fois, lorsque les nuits dans les rues de new-york. Haskel, la belle âme. L’âme charitable. cette main tendue, cet espoir qu’il a su t’insuffler, par sa bonté, par sa bienveillance et sa détermination. Il n’a jamais baissé les bras. Il n’a jamais cessé de t’aider. Jusqu’à ce que tu quittes l’enfer de la rue. haskel ? la voix qui se fait entendre, alors qu’elle se retrouve à ses côtés. qu’elle remarque que l’alcool coule, beaucoup, trop pour une seule personne. Trop pour un seul corps. ça doit… faire des années… des années que ton regard ne s’est pas posé sur lui. il a changé, toi aussi. T’es devenue une femme, bien plus féroce encore que tu ne l’étais à l’époque. Mais tu seras toujours reconnaissante envers lui. toujours. pour l’aide offerte, pour le soutien inégalable, pour l’espoir de retrouver un jour une vie meilleure.

(c) shining.

Haskel.
Haskel.
Haskel on t'appelle
Haskel il y a quelqu'un à côté de toi maintenant.
Oh Haskel, tu ne réponds pas.

Ses yeux ne quittent pas l'ambre de la boisson. Perdus dedans comme les glaçons, à y chercher des traces du passé, à chercher après Helen ou quelqu'un qui ressemble à sa femme. Mais non, c'est Helen, Helen et rien qu'elle. Il n'y a jamais eu personne d'autre, pas vrai ? C'était elle. Elle et elle seule. Mais qu'est-ce que t'as fichu Haskel.

- Hep le pianiste, je crois que tu as de la visite.

Le barman qui glisse son commentaire l'air de rien, planqué sous sa moustache aux bouts ondulés. Haskel et ses yeux bleus, des lacs paisibles sans onde trouble à la surface, se lèvent lentement. Toujours dans ses mains le verre, la preuve ultime de son abandon. Que ferait un homme amoureux transi le verre à la main, alors que sa belle se trouve encore quelque part dans les rues de New York.

- Hmm.

Hmm qu'il répond. Hmm c'est qui. Hmm je suis occupé. Hmm ma prestation c'était tout à l'heure. Ou hier, je ne sais plus. Hmm. Cette voix, elle me dit quelque chose.

Des années, ça fait.
Des années c'est quoi, c'est une éternité ?
Oh non. La séparation, elle a duré quelques mois, et ça, ça a paru des siècles.
Alors des années qu'est-ce que c'est vraiment.

Il la regarde enfin. Papillonnant des yeux, comme quelqu'un qui vient de sortir de sa torpeur. Trop de boisson, trop de bêtises, trop de fatigue, trop de temps sans avoir joué pour de vrai. Il est rouillé Haskel.

- Tu es...

Une femme. En tout cas elle y ressemble. La crinière brune, attachée en queue de cheval. Des lèvres charnues, le regard fort. Du genre qu'on ne peut pas faire ployer facilement. Et c'est drôle, mais ce pouvoir-là, Haskel a l'impression de l'avoir déjà vu. Il y a longtemps. Il y a des jours. Il y a des semaines. Des années. Il y a une éternité.

- Muse de mes partitions pendant l'été, c'est toi ? Hein, pas vrai ? C'est fou, t'as encore grandi.

Sa voix qui tient sur la corde raide, le sourire nostalgique et trempé de whiskey. On peut presque entendre l'écho d'un rire lointain, perdu entre ses côtes. Ces rires qu'on entend au bord de l'eau, sans être sûr qu'ils existent vraiment.

Son cœur fait des va-et-vient, la sensation qu’il tourne dans tous les sens à l’intérieur de sa poitrine, qu’il pourrait lâcher à tout instant, qu’il pourrait l’abandonner, la planter là dans ce bar. Le cœur, il n’était pas préparé à de telles retrouvailles, à le revoir, lui, ce soir. L’ange gardien disparu, le mélomane de ses nuits d’été, le protecteur des pluies diluviennes. Haskel, le beau souvenir quand le monde entier lui semblait moche, quand la noirceur des trottoirs était son seul et unique univers. Haskel, l’échappatoire d’un temps, gardée à jamais en mémoire. t’aimerais tout oublier, de ce temps-là, sofia. Tout, sauf lui. parce que, quand tu ne croyais plus à rien, il a su te rappeler qu’il y avait un peu de beau dans ce monde. Qu’il existait encore de belles personnes, des personnes ne cherchant pas uniquement à profiter de toi. un sourire qui s’installe sur ses lèvres, quand enfin, il la reconnait à son tour. Quand les regards se croisent, illuminés, comme ils l’étaient autrefois. c’est moi. elle a grandi, oui, certainement après toutes ces années. certainement, parce que désormais elle est femme. Parce qu’elle a vingt quatre ans et que les responsabilités pèsent sur ses épaules de gamine écorchée. je ne te dirai pas que tu as grandi, toi aussi, mais je suis contente de te revoir. un brin taquine, en honneur à cette relation si particulière qu’ils partageaient à l’époque. mais elle est loin d’être aveugle, la louve, et il ne suffit que de quelques instants pour qu’elle décèle en lui le mal qui le ronge. Regard vitreux, voix faiblarde, bien imbibé par l’alcool déjà consommé. tu te sens bien ? t’as l’air fatigué… pour ne pas dire autre chose. la vérité, c’est que t’as jamais vu haskel dans cet état, sofia. La vérité, c’est qu’à l’époque, c’était lui qui prenait soin de toi. Les choses sont différentes, aujourd’hui, tu sais te protéger, mais lui a l’air de s’être affaibli. et naturellement, les rôles s’inversent avec le temps. Naturellement, elle ressent cette pointe d’inquiétude s’insérer et prendre place dans son cœur et son esprit.

(c) shining.

Tu t'sens bien ? T'as l'air fatigué.

Il a pas que l'air Haskel et il respecterait pas sa muse s'il disait "tu te trompes". Il respecterait pas sa muse et et et et tous ceux qui sont assis dans ce bar en ce moment. C'est-à-dire lui-même.

Et malgré tout.

- J'vais bien.

L'ambre descend encore dans son gosier.
Il va bien.
Il est persuadé qu'il va bien.
On ne peut pas aller mieux que lui. Mieux que Haskel.

- J'en reviens pas que tu sois là. Je croyais que... toi aussi t'étais partie.

Un sourire terrible lui relève les commissures. C'est le genre de sourire que les personnes désespérées ont, parce que même les larmes ne peuvent pas descendre plus bas. Alors au moins la risette peut soulever quelque chose. Rien qu'un effort, l'illusion du bonheur.

- Tu viens faire quoi ici la belle ? Tu t'es perdue ?

Ici, c'est un bar dans lequel les gens ne viennent plus que pour y noyer le chagrin. Les verres en sont remplis. C'est dur de nettoyer ça tu sais Sofia. Haskel voit. Il voit le barman qui s'échine à passer le torchon au fond des récipients, comme si ça partait jamais vraiment.

L’allure de mensonge, l’allure du désespoir, ce qu’elle ressent au fond d’elle. un appel à l’aide, des appels de phares, tant son regard ne trompe pas. l’alcool parle pour lui, aussi. l’alcool qui coule à flot, dès lors que des âmes émiettées se délestent de quelques billets. tu sais qu’il n’est pas honnête, mais tu viens de débarquer dans sa vie, sofia. t’as aucun droit de lui tirer les vers du nez. Aucun. la seule chose à faire est de garder un œil sur lui. la louve se contente d’acquiescer, peu convaincue, mais s’installant sur le tabouret juste à ses côtés.
Les regards qui ne se détachent pas, qui se croisent encore, comme autrefois. Comme lorsque la musique parvenait à apaiser son cœur blessé, son cœur meurtri. Lorsque l’orage semblait fixé au-dessus de sa tête. partie ? qu’elle s’interroge, un brin intriguée par la manière dont il prononce ces quelques mots. je m’en suis sortie, oui… faible sourire, une planche de salut, lorsqu’elle s’est sortie de la rue. Lorsqu’enfin ses yeux se sont posés sur cette famille trop longtemps perdue. aujourd’hui, t’es différente, sofia. la vie est moins précaire, t’as un toi, tu manques de rien. et pourtant, t’es dans le danger permanent. t’es plongée dans l’obscurité et tu sembles t’en satisfaire.
l’obscurité qu’il partage ce soir, haskel. Une humeur bien rare, chez lui. une humeur de celles qu’elle n’avait jamais vu s’abattre sur lui. je voulais juste boire un verre avant de rentrer chez moi. Et…toi ? j’ai l’impression que ce n’est pas le premier. elle n’émet aucun jugement. Aucun. tout ce qu’elle désire, c’est comprendre ce qui lui arrive. C’est être là, s’il en a besoin. parce que tu ressens toutes ces émotions en toi, sofia. toutes ces émotions, à la simple idée de le revoir.

(c) shining.

C'est dur Haskel, dur qu'on lui demande « partie ? » comme si « tu veux dire, partie aussi ? » Parce qu'à force de voir le monde foutre le camp on se demande si les derniers figurants se sont pas tirés eux aussi. Il sait pas le pianiste, derrière les facettes de son verre, si la réalité est pas un peu déformée. Si ce joli brin de femme qui s'est assis à ses côtés serait pas comme une illusion d'un vieux souvenir tordu qui traîne au fond des tiroirs de ses pensées.

- C'est bien. Bien que tu t'en sois sortie.

Il répond génériquement, comme on dit félicitations devant l'exploit de quelqu'un. C'est lourd de supporter la joie. Lourd de l'exprimer, lourd de la sourire. Lourd de tenter de l'imiter. La joie, rien que la joie. C'est lourd, plus lourd que de s'habiller avec la tristesse. Elle, elle paraît innée. Une peau qu'on revêt par défaut, parce que c'est la plus facile à enfiler.

- Je sais pas si c'est le premier. Eh, Jim, c'est le premier ?

Jim derrière le comptoir, il regarde la demoiselle d'un air désolé. Nan beauté, ton pianiste il en est pas à son premier. Tu devrais essayer de l'empêcher de continuer pour voir, pour qu'il puisse compter.

- Tu deviens quoi dis ? Je sais plus combien de temps ça fait. Combien d'années. T'as encore la partition ? En été, sous le chant des cigales, on jouait. De la musique qui traînait entre les coulées de béton et les rayons du soleil. C'était comme de l'eau, du temps où il pleuvait pas encore.

Et il se fend d'un sourire, les épaules qui remuent sous un rire muet. Un rire ravagé sous cette pluie qui plonge sa tête et ses émotions dans l'abysse, ce vague à l'âme qui tue et détruit en silence.

elle s’en est sortie oui. elle n’est plus plongée dans l’enfer de la rue. elle n’est plus plongée dans la peur permanente. mais bien une nouvelle cage, un nouvel enfer. seulement, cette fois, l’enfer est le sien. la louve s’y est engouffrée de sa propre volonté, comme un aveu d’éternité. poupée esclave des plus forts, poupée devenue arme aux mains des ferreira. tu te demandes ce qu’il penserait de toi, haskel, ton pianiste, ton artiste, en comprenant que tes mains à toi ne frôlent pas les mélodies mais les armes illégales. en comprenant que tu te fais de l’argent sur le danger, sur l’irréparable. les questions résonnent, un cheminement qui ne trouve pas de fin, mais une réponse qui se doit pourtant d’être audible, d’être claire et compréhensible. j’ai retrouvé de la famille. ma tante, précisément. première option, se concentrer sur sa vie privée pour ne pas avoir à dévoiler ses activités. c’est pourtant pas le plus facile pour toi, sofia, baisser les armes et dévoiler ce que t’as au fond de toi. mais tu préfères ça, avec haskel, plutôt que de lire la déception ou la peur dans son regard.
pour l’heure, la peur est en elle. la peur réside dans l’ensemble des verres déjà consommés par le mélomane. volonté criante d’oublier ses tourments, comme il avait le don de le faire avec elle autrefois. je me souviens de ces moments. ils sont gravés là. qu’elle lâche faiblement, doux sourire aux lèvres, un indiquant sa propre tête avec son doigt. mais dans mon souvenir… t’étais pas comme ça… la main de la brune attrape la sienne, d’un geste presque incontrôlé. viens, on s’en va… aller… t’es pas capable de l’abandonner là, sofia. t’as pas envie de le laisser dans cet état. de prendre le risque de le regarder se détruire, alors qu’à ses yeux, il a tout pour réussir.

(c) shining.