Up and down (Opale)

Elle sonne d’abord juste une fois, bien sagement. Les talons claquent pourtant d’impatience et piétinent sur place sur le palier. Les pluies torrentielles qui s’abattent sur la ville n’attaquent pas sa bonne humeur indestructible, les grands yeux très bleus sont farouchement déterminés et fixent la porte fermée comme s’ils pouvaient faire sortir son amie plus vite. Elle resserre son chignon désordonné, magma fou de cheveux multicolores. Elle compte jusqu’à vingt – un deux trois… puis accélère : vingt, voilà. A présent elle frappe à même le bois, les phalanges armées de bagues sans valeur ne sont délicates qu’en apparence et s’acharnent. « Opale ! » Et à nouveau elle toque, toque, toque. Elle foule impatiemment le sol de ses baskets criardes, compte encore jusqu’à vingt, s’acharne et scande : « Opaaaaaaaale, c’est Noe !  Bereit oder nicht, hier komme ich ! » A défaut d’avoir de quoi menacer de défoncer la porte fermée à clef (elle a vérifié, elle a essayé d’ouvrir), elle tonne haut et fort. « Ouvre cette porte ! » Elle a du coffre, la petite, sous ses airs frêles et fragiles.

Tant pis pour les voisins si elle réveille tout l’immeuble. A son sens il est de toute façon beaucoup trop tard (la matinée est bien avancée même s’il n’est pas encore midi) pour encore faire la grasse matinée. Et si on lui demande de la boucler ou baisser d’un ton : elle répondra qu’elle a un terrible, un affreux pressentiment (une vision !) et qu’elle souhaite vérifier que sa copine n'est pas en état de décomposition avancée dans son appartement.

Elle n’est en réalité pas si pessimiste : mais c’est la deuxième réunion mensuelle d’affilée qu’Opale manque à l’hôpital et elle se dit qu’elle a sans doute besoin de prendre un peu l’air. Elle est le ying de son yang, comme si une force cosmique les reliait, deux opposés tels deux aimants – Noe a tendance à attribuer aux faits des causes qui dépassent l’entendement humain. Quand la clown est up, Opale est souvent down et… non, en fait, c’est dans ce sens-là que les choses fonctionnent car Noe est toujours exubérante, extravagante, inépuisable, increvable. Elle a mille projets en tête pour elle. Pour elles. Rien que pour cette journée-là. On ne sait pas l’arrêter et elle a décidé d’entrainer Opale avec elle, alors elle va cogner à la porte et répéter son prénom jusqu’à ce qu’elle ait décidé de lui ouvrir.

Enfin et comme un miracle, la porte s’ouvre sur son amie. Noe ne s’attarde ni sur les larges cernes, ni sur le minois éreinté, ni sur la tenue délaissée : quand elle aime, elle aime inconditionnellement sans jamais s’attarder sur l’apparence des carapaces. Son sourire est celui d’une enfant excitée, il s’étend au moins jusqu’aux oreilles et ses baskets n’ont pas encore terminé de trépigner d’avoir patienté au moins si longtemps. Au moins, elle ne crie plus. Elle ne peut pas nier qu’elle criait. – J’étais impatiente ! Elle se défend en haussant les épaules en toute légèreté, attend à peine que son amie (qu’elle suppose encore plus basse qu’elle a elle envie de croquer la vie à pleines dents sans jamais se reposer) lui donne l’autorisation de rentrer dans l’appartement. Elle ne lui demande pas poliment comme elle va, elle connait la réponse et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle est là. – Café le temps de te réveiller, adjugé-vendu. Entre nous la caféine n’est pas exactement la boisson la plus adaptée à l’énergie débordante de la demoiselle haute en couleurs, elle préférerait sortir et arpenter à travers les rues pour une activité ou une autre... Mais dans son immense tolérance, elle se dit qu’Opale doit avoir besoin d’encore un peu de patience avant d’être tirée pour de bon de son état de quasi-léthargie, alors qu’il en soit ainsi.

Elle s’autorise le droit de tirer une chaise dans la cuisine et s’y installe bien sagement, les ongles de ses phalanges tatouées viennent pianoter sur la table machinalement et la jambe croisée par-dessus l’autre a tendance à s’impatienter. Mais Opale, elle irait la chercher de gré ou de force à l’autre bout du monde s’il le fallait, alors elle peut bien attendre un peu. Exception faite de Max, ils sont pourtant très rares, ceux à avoir sa patience. – T’as loupé la réunion de ce matin, elle ne précise pas encore une fois mais l’intonation le suggère, quoi qu’elle ne laisse pour autant pas la place au moindre reproche. Je m’ennuie quand tu n’y es pas. Opale suffit à elle seule à égayer le moindre des instants en sa compagnie, dès lors qu’elle ne touche pas franchement le fond. Leur complicité lui a manqué pour de vrai. – Du coup j'ai prévu de t'emmener te promener ! On peut aller faire du skate ou du patin à glace, voir un film au cinéma, faire du shopping ? Oui tiens du shopping, ça te dit ? Elle pense aussi souvent qu’Opale ferait une excellente complice pour élaborer un plan afin de libérer l’ours du zoo de Central Park, mais là elle imagine que c’est un peu précipité. Partons plutôt sur du shopping pour lui faire quitter cette espèce d’affreuse tenue qui crie tout ce qu’elle est malheureuse ce matin. Du shopping, ce serait forcément bien.