un nouveau monde, ambroise

encore un nouveau jour qui se lève. identique. réveil dans le noir, douche dans le noir, petit déjeuner toujours dans le noir. et pour finir, point phare de cette journée : chute dans les escaliers alors que tu voulais uniquement récupérer le courrier que tu n’es même plus capable de déchiffrer. pas un jour où tes pieds ne rencontrent un coin de meuble, où ta tête ne se cogne contre un montant de porte. t’en as marre. vraiment. tellement marre de cette situation qui est partie pour durer. tu voudrais qu’un miracle arrive, que tes yeux s’ouvrent à nouveau sur le monde et que tu puisses retrouver ta vie d’avant. au lieu de ça, tu passes ton temps à soigner tes blessures dues à ta condition. peut-être devrais-tu faire plus attention ? soit disant, ton cerveau devrait finir par s’adapter et tes autres sens se développer pour contrebalancer la cécité. pour l’instant tu n'entends pas mieux, tu ne sens ni te touches plus précisément. foutaises.

pire, aujourd’hui tu te retrouves à l’hôpital. t’as mal au poignet. beaucoup trop mal par rapport à d’habitude et tu sais aussi que la plaie sur ton front ne cesse de saigner. ta mère, présente au moment des faits t’a seulement accompagnée à l’hôpital avant de rentrer regarder son feuilleton favori. t’es bien assez grande pour te débrouiller d’après elle. t’es presque étonnée qu’elle t’y ait conduite d’ailleurs. famille de merde.

assise sur un lit, tu crèves d’envie de pleurer. t’as mal et t’as honte. tu voudrais ne plus revenir dans cet endroit de malheur. t’y as trop passé de temps, tu n’en supportes plus l’odeur, ni cette lourde ambiance qui te rappelle ton accident et ta vie qui a basculé. ton étoffe que tu as appliquée sur ta plaie est imbibée de sang. ça te rebute. tachée, sûrement fichue. peu importe tu ne peux plus en voir la couleur. parfois tu stresses à l’idée d’avoir mis des vêtements qui ne vont pas ensemble ou même deux chaussures différentes. tu passes des heures à toucher, vérifier et encore, tu redoutes d’être ridicule. quoi qu’à présent, une tenue dépareillée est le cadet de tes soucis, tu espères ne pas subir de points de suture au milieu du front ni même avoir à te traîner un plâtre au poignet. ta vie est déjà bien assez chiante comme ça, inutile d’en rajouter une couche.

malgré tes sens aux aguets, tu es surprise par l’entrée de quelqu’un dans l’espace où tu te trouves. les rideaux qui s’ouvrent et se ferment te donnent l’impression de gestes brusques. peut-être est-ce ton imagination. tu n’es plus sûre de rien de toute façon. tu ne parles pas, tu attends qu’on s’approche sans pouvoir empêcher ton corps de trembler. appréhension, stress, colère. t’as juste envie de hurler. et partir en courant. chose impossible cependant, tu ne sais même plus où est l’entrée de ce fichu hôpital. « dites, c’est possible de faire quelque chose pour mon front avant que je ne me vide de mon sang ? » tu sais que tu ne risques aucune hémorragie mais tu n’en peux plus de sentir ce truc visqueux contre ta peau. t’aimerais garder ton calme, ne plus être aussi mauvaise et impulsive qu’avant mais tes nerfs lâchent. tu ne sais pas combien de temps tu peux encore tenir en faisant semblant de gérer cette situation qui t’échappe totalement.

Traumatisme crânien sévère, hématome non accessible chirurgicalement... Compression du chiasma optique... Œil gauche : perception lumineuse nég. ; œil droit : voit bouger la main... En général, si l’horloge le lui permettait, Marshall avait pour habitude de jeter un très bref coup d’œil au dossier des patients qui attendaient à l’abri des pc médicaux. La patiente suivante venait – selon l’infirmière d’accueil – pour une plaie à suturer, peut-être aussi pour un poignet à examiner. Le lot quotidien des urgences, ce genre de petits bobos dont il avait plus que l’habitude maintenant et qui ne prenaient que quelques minutes à régler. Oh – et elle est malvoyante ; avait également jugé bon de l’informer sa collègue à l’accueil. Sakai Chihiro, 23 ans.

« Bon sang je me souviens de ce dossier » lâcha-t-il en fermant ledit dossier informatisé, adepte de la soliloquie dans ses moments de concentrations. Ses confrères, neurochirurgiens, neuroréanimateurs, radiologues interventionnels à la pointe de la technologie et autres pontes du domaine, étaient tous formels : lésion impossible à évacuer, œdème fixé au niveau du nerf optique, atrophie optique prévisible. C’était trop de blabla savant, trop pointu, trop de réflexion sans action pour lui, qui préférait faire vite (mais bien) : la pauvre gamine – dont il se souvenait puisqu’il avait été le premier à la prendre en charge, comateuse – s’en était sortie mais serait à tout jamais plongée dans les ténèbres. Certains étaient chanceux...
Et puis d’autres moins.

Toutefois ne s’attarda-t-il pas longtemps sur le sujet, profondément désolé et toujours attentif mais rendu depuis longtemps imperméable aux tristes histoires de ses patients. Question de protection – qui ne l’empêchait, au contraire, pas d’être appliqué dans son job. Il détestait perdre cent ans sur des choses qui pouvaient aller vite.

L’instant d’après il rentrait le box de la patiente en question, refermait rapidement le rideau épais derrière-lui. « Bonjour, Docteur Marshall » se présenta-t-il de façon tout à fait sommaire. Si la patiente ne distinguait probablement que sa silhouette (et encore), elle pouvait sans doute mieux percevoir sa voix posée et assurée, l’odeur de tabac froid qui collait à sa tenue blanche, le bruit discret de ses baskets sur le sol froid. Face à lui, une jeune femme au regard – logiquement – perdu, assise de façon très droite sur son brancard, une bonne partie du visage barbouillée de sang. Les plaies en tous genres ne lui faisaient plus ni chaud ni froid.

« Dites, c’est possible de faire quelque chose pour mon front avant que je ne me vide de mon sang ? » « Je m’en occupe tout de suite » Chef, oui chef. Imperméable et éternellement impassible, en à peine deux secondes il avait dégainé d’un ou deux tiroirs une paire de gants, des compresses, de quoi rincer. « La peau est très vascularisée à cet endroit au-dessus de l’arcade, ce sont des zones qui saignent beaucoup, c’est normal, expliqua-t-il en enfilant la paire de gants en latex. Mais en principe vous ne devriez pas pour autant vous vider de tout votre sang. Je vous laisse vous allonger ? » Un discret trait d’humour dans la voix dans un but réassurance, jamais de manque de respect ni de familiarité. Il s’installa sur le tabouret roulant : plus confortable pour travailler et pour s’adresser à ses patients à leur hauteur. « Vous pouvez retirer votre tissu, j’ai des compresses » Sous ses doigts, une plaie linéaire, rien de méchant, mais un coup d’œil habitué suffit à l’informer qu’il faudrait probablement trois ou quatre points de suture. « Je commence par nettoyer la plaie, si je vous fais mal n’hésitez pas, ça n’est pas le but de la manœuvre. » Il tamponna doucement le sang frais qui coulait encore, très attentif à ne pas lui étaler d’avantage du liquide vermeil. « A première vue rien de méchant mais il va sûrement falloir quelques points. Qu'est-ce qui vous est arrivé ? »

docteur marshall. ça te parle. mais t'es trop énervée contre toi, contre la terre entière pour essayer de resituer. tu réfléchiras plus tard. comme toujours. tu voudrais contrôler tes nerfs mais c'est trop dur. comment garder ton calme dans ce genre de situation ? t'es seule, pleine de sang, t'as mal et tu n'y vois presque rien. tu voudrais quelqu'un à tes côtés mais ta famille est tellement nulle et toi, t'as toujours été antipathique alors qui voudrait t'accompagner ? te tenir la main ? tu repenses souvent à cet homme qui est resté avec toi après ta chute. t'as encore la sensation de sa main dans la tienne. ou alors tu l'as rêvée. tu ne sais plus. ça t'étonnerait pas que ce souvenir tu l'aies inventé pour te rassurer.

Mais en principe vous ne devriez pas pour autant vous vider de tout votre sang. » obéissant à son ordre, tu t'allonges en ricanant amèrement. « parfois j'me dis que ça serait mieux si j'me vidais de mon sang. moins d'emmerdes. » tu ne vois rien mais tu roules des yeux à ta propre réflexion. « mais pas d'panique docteur, j'suis pas suicidaire. » manquerait plus qu'il te colle un suivi psychologique pour comportement dangereux. au fond, tu sais que t'en as besoin. parler à quelqu'un, te sentir écoutée, comprise et non jugée. mais tu fais la fière. à qui peux-tu avouer que t'as peur ? que tu te sens seule ? certainement pas à tes débiles de parents et tes amis superficiels.

la douceur de ce médecin t'apaise un peu. tu sens ton coeur affolé se calmer un peu. par le passé t'as toujours fui la tendresse, la délicatesse et aujourd'hui tu te rends compte que ce n'est pas si mal d'être attentionné. t'as ridiculisé ton frère pour sa gentillesse alors que t'aurais dû être comme lui. peut-être que si t'avais été moins conne t'en serais pas là aujourd'hui. mais ton caractère de merde te colle à la peau. c'est ton seul moyen de défense. « A première vue rien de méchant mais il va sûrement falloir quelques points. Qu'est-ce qui vous est arrivé ? » « c'est cool si à première vue rien de méchant. mais justement, j'pouvais pas le voir » tu papillonnes, exécrable. tu le sais. « ce qui m'est arrivé ? mh. je me suis cassé la figure. comme tous les jours. sauf que là je me suis pris un rebord de meuble et je me suis écrasée de tout mon poids sur mon poignet ! zéro réflexe. » t'imagine la situation vue de l'extérieur. t'as dû bien te ridiculiser devant ta mère. « soit disant mon cerveau doit compenser la perte de ma vue. mais j'entends pas mieux, je m'oriente pas mieux. je me prends dix portes par jour. dans un appartement que je suis censée connaitre par coeur. j'fais comment pour marcher sans me cogner les pieds dans un truc ? » ça t'agace cette fichue situation. tu voudrais être normale mais ça, c'est impossible. t'en es consciente.

@ambroise marshall vraiment désolée pour l'attente, frappe-moi.