Gueules cassées ○ Ella

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{ gueules cassées }
crédit/ tumblr ☾ w/@Jeff Stinson

Le téléphone négligemment tombé sur le sol à ses pieds, Ella en entend vaguement la sonnerie alors qu’elle est toujours vautrée sur son canapé. Elle a peu dormi, la nuit dernière, la tourmentée. Elle est rentrée alors que le soleil commençait déjà à pointer le bout de son nez. Une nuit d’alcool et de débauches, mais toujours moins que la drogue. La drogue, elle a pris le pas sur elle, sur tout le reste. Si elle parvenait plus ou moins à maintenir un semblant de vie, son existence a fini par se dévouer entière à la farine. Cette poudre magique aux effets multiples, cette poudre euphorique qui lui fait oublier la tristesse de sa vie. Elle n’a aucune idée de l’heure qu’il est quand les coups violents et répétitifs viennent taper sur sa porte trop fragile. Elle entend vaguement une voix masculine, une voix qui lui hurle de venir lui ouvrir. En guise de réponse, l’âme en perdition s’enfouit un peu plus dans son canapé, prête à laisser la personne s’égosiller. Elle reconnaît la voix de ce rabat-joie de Jeff, ce qui est loin de lui donner envie d’aller lui ouvrir. Si, encore, il s’agissait de l’un de ses amis… mais lui. Lui, c’est juste un emmerdeur fini. Ton emmerdeur fini, Ella. Celui que tu ne peux pas t’empêcher d’aller voir. Celui qui, sans trop le savoir, réveille la plus belle partie de toi. Cachée sous une montagne de cynisme, un bout de ton âme qu’il ranime.

C’est précisément pour cette raison qu’elle n’a aucune envie de le voir, lui.

Parce qu’elle va mal, parce qu’elle n’a aucune envie qu’il la voit comme ça. Et, surtout, parce qu’elle n’a aucune envie, elle, de le voir dans cet état. Le voir et se rappeler, qu’il y a des choses qui comptent pour elle, des choses plus importantes qu’un peu de neige. Le voir et se rappeler, qu’il y a des gens qui comptent sur elle. Des gens comme Jeff. Lui, Jeff, il compte sur elle. Mais elle n’a pas le courage, ni même l’envie en réalité, de lui offrir son aide. Pas la force de remonter de ses ténèbres pour Jeff. Pour autant, le jeune homme n’est pas décidé à se montrer discret. Elle entend soudain un fracas assourdissant et l’imagine tomber dans les escaliers. Et ça te suffit pour te réveiller. Le savoir en danger vient brutalement la sortir de sa léthargie. Elle se redresse vivement, oubliant la sensation de nausée qui la submerge instantanément, pour se précipiter pieds nus jusqu’à… lui. La porte ouverte d’un geste presque fébrile, elle le retrouve avec surprise. Puis, rapidement, comme toujours avec Ella, avec colère. – Putain, mais t’es un vrai connard ! Elle a eu peur… elle a eu vraiment peur. Parce qu’il reste encore malgré tout, en toi, une part encore à demi-vivante qui bat péniblement dans ton cœur. Et parce que cet idiot, il est à l’intérieur. Elle avance sur le pallier, juste assez pour voir le fauteur qui a fini sa chute à l’étage au-dessous. – J’devrais te laisser te démerder. elle lance, la voix sèche, avant de descendre les quelques marches sans lui laisser guère de suspense. Plus dévouée qu’elle ne veut bien l’avouer, Ella, meilleure qu’elle ne veut bien le montrer. Elle récupère l’engin beaucoup trop lourd, surtout pour la gamine à peine réveillée et prend l’ascenseur pour retrouver son étage. Elle retrouve enfin son appartement et vient jusqu’à sa hauteur, toujours munie du fauteuil. – Voilà, t’as fait ton spectacle, tu peux te barrer maintenant. Elle agit comme si elle lui en voulait à mort pour une mystérieuse chose qu’il avait fait. Mais c’est à la Terre entière qu’elle en veut, Ella, depuis qu’elle est née.

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crédit/ tumblr ☾ w/@Jeff Stinson

L’excessivité poussée à son paroxysme. Poussée par les substances illicites, poussée par le vice. Les émotions en suspens, il n’y a plus que la colère pour la faire vivre. La sortir de son état latent, l’extirper de ses tourments. Car, tant qu’elle s’emporte contre lui, elle en oublie le pathétisme de sa vie. L’existence dévastée, depuis qu’elle est née, ne finit jamais de couler. Comme un puits sans fond duquel elle ne ressortira pas. Tout ce qui l’attend, c’est de tomber toujours plus loin. Tout ce qu’elle espère, c’est que la chute cesse enfin.

Comme si tu en voulais à la terre entière,
toute cette colère, toute cette haine,
tu les laisses s’abattre sur Jeff.

Ils se comprennent plutôt bien en règle générale, tous les deux. Deux âmes écorchées, deux cœurs abîmés, qui déversent leur haine contre l’univers tout entier. Elle l’a perçu, Ella, la première fois qu’il a voulu la secouer. Comme s’il était hors de question de se lamenter plus que lui, parce qu’elle a ses deux jambes, elle. Parce qu’elle tient debout, elle. Même si, en vérité, elle ne sait plus encore comment elle y arrive. Elle n’y parviendrait sûrement plus, sans ses proches, sans lui. Et tu ne l’avouerais jamais, Ella. Sûrement pas à cet homme qui vient de te terroriser. Mais il y a des personnes qui t’aident à survivre. Des personnes qui te maintiennent en vie. Des personnes comme lui. Il lui ressemble, par ses névroses et ses tourments. Il lui ressemble, par son cynisme et ses provocations. Devant ses mots, l’âme en perdition ne réagit pas, elle le fusille seulement de son regard noir. À peine réveillée, déjà à bout, elle lui laisse le fauteuil pour qu’il se débrouille. Mais sa demande implicite la force à passer outre sa colère. Parce qu’il la tient ainsi, Jeff. Il lui laisse entrevoir qu’il a peut-être besoin d’elle. C’est bien plus que la majorité de ceux qui la connaissent.

Incapable de le laisser,
incapable de ne pas être touchée,
tu t’approches pour l’aider.

Elle se penche vers lui, les gestes bien plus sûrs qu’il y a encore quelques mois. Elle a appris à savoir comment agir avec lui. En même temps qu’elle s’est vu s’attacher à lui. Ou peut-être un peu avant, un peu après, elle ne sait jamais. Mais il a pénétré dans son cœur sans qu’elle ne s’y attende au moment où elle ne voulait plus en laisser l’accès à personne. – T’es content, c’est bon ? Tu veux peut-être aussi que j’appuie sur le bouton de l’ascenseur pour toi ? elle rétorque, sans pitié pour l’éclopé. Elle peut être dure, Ella, elle peut être cruelle. C’est une carapace pour cacher ses travers. Pour cacher, surtout, sa faiblesse. Car, de tous les deux, c’est bien elle la plus déficiente. La plus vulnérable. La plus misérable.

Il a encore la force de lutter,
alors que tu finis de capituler.

Elle le sait, il pourrait rester devant sa porte une éternité. Pas du genre à lâcher, Jeff, il est bien plus tenace qu’elle ne le sera jamais. C’est sans aucune réponse à ses paroles que la gamine paumée le laisse entrer dans l’appartement en désordre. Elle ferme la porte derrière lui pour aller se jeter ensuite sur le canapé. Le corps épuisé, autant que l’âme est dévastée. Elle n’a aucune idée de ce qu’il est venu chercher. Des explications, peut-être, sur son silence allongé. – Bon, tu veux quoi ? elle brise enfin le silence, passablement de mauvaise humeur. L’esprit rongé par ses névroses, par ses douleurs. Elle voudrait qu’il s’en aille, vite, qu’il la laisse tranquille. Qu’il la laisse à sa déprime passive. Car c’est trop difficile d’être confrontée à lui. Trop difficile de se retrouver devant le regard d’une personne à qui elle tient autant, tout en continuant de faire semblant. Tout en l’épargnant de ses tourments.

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{ gueules cassées }
crédit/ tumblr ☾ w/@Jeff Stinson

La tempête fait rage, à l’intérieur d’elle, les vagues se propagent.
La colère, la rancœur, la haine, contre le monde entier, mais aussi contre elle-même. Elle ne se supporte plus, Ella. Elle se laisserait mourir, si seulement, elle avait le courage de mettre un terme à sa vie. Mais, dans sa carcasse vide, il reste un faible halo de lumière. Elle vacille, elle tremble trop souvent, mais elle existe bel et bien. Cette dernière lueur, c’est celle formées par les personnes qu’elle aime, les personnes dont elle a besoin. Elle briserait le cœur de ceux qu’elle considère comme ses pères (du moins, celui qui se souvient d’elle.), elle emporterait Elio avec elle. Sans compter les amis qu’elle laisserait, les amis qu’elle n’arrive plus à abandonner. Et Meg, à peine retrouvée. Elle n’est pas seule, la tourmentée, elle a des personnes pour l’aimer.

Mais personne pour la sauver.

Jamais, elle ne l’admettrait. Pourtant, c’est ce qu’elle voudrait. Fermer ses paupières fatiguées, ne plus se préoccuper de rien, et laisser quelqu’un s’occuper de tout. Laisser quelqu’un s’occuper d’elle. Ne plus avoir la responsabilité de sa propre existence, ne plus redouter de contaminer les autres de sa souffrance. Car elle lutte depuis toujours, Ella, elle lutte depuis qu’elle est née. Contre une mère victime, un père bourreau, des parents monstrueux. Elle a grandi au milieu de la violence, devenant à son tour un fruit de celle-ci. Elle la perpétue encore, non pas par les coups, mais par cette rage perpétuelle envers la vie.

Et par son agonie.

Chaque jour devient plus difficile à supporter. Elle voudrait s’en libérer, se libérer de cette vie qui l’emprisonne et de ce monde qui n’a jamais cessé de l’oppresser. Elle voudrait sortir de cet univers, s’évader de cette existence qui n’est pas faite pour elle. Trop fragile, trop vulnérable, Ella, elle a l’air si forte mais elle n’est qu’une poupée cassable. Déjà trop de fois brisée, elle ne sait plus comment recoller les fragments éparpillés. Elle ne s’y essaie plus, depuis longtemps déjà, elle fait seulement semblant. Semblant de se battre, semblant de survivre, quand elle est plus proche de la mort que de la vie. La sauver, personne ne sait plus, personne n’a jamais su.

Elle n’aurait pas misé sur Jeff.

Le caractère bien trempé, cette lueur dans ses iris révoltés. Il paraît détester le monde autant qu’elle, comment pourrait-il lui en révéler la lumière ? Pourtant, il est là, bel et bien en vie. Il est là, prêt à la pousser à survivre. Il lutte, pour elle, pour sa vie, à défaut qu’elle soit capable d’y parvenir toute seule. Mais l’âme en perdition n’en a pas conscience, comme elle ne percute pas que, derrière les provocations, se cachent l’inquiétude et l’appréhension. Peut-être qu’elle est elle-même trop en colère pour voir l’évidence. Devant sa réplique emplie d’ironie, l’enfant ravagée ne laisse pas attendre sa réaction. Un joli doigt levé vers lui, mais pas l’index, non. – Et lui, tu le connais ? elle balance, sans état d’âme. Irascible autant qu’elle est sulfureuse, mais son insolence suppose au moins qu’elle est toujours là, Ella l’incendiaire. Si elle a accepté de lui ramener son fauteuil, si elle a accepté de l’aider à s’y rasseoir, l’écorchée vive n’est pas pour autant prête à lui passer tous ses caprices. Elle ne lui offert son aide que, parce qu’il en avait besoin. Et, quoi qu’elle en dise, elle est incapable de laisser quelqu’un dans le besoin. Plus encore s’il s’agit d’une personne à qui elle tient.

Et Jeff, tu tiens à lui,

c’est difficile à deviner quand on te voit,
c’est pourtant profondément ancré en toi.

Affalée sur le canapé, l’âme épuisée le fixe de son regard assassin, elle le foudroierait de ses prunelles revolver. Elle connaît la ténacité du jeune homme comme elle sait qu’il agit comme bon lui semble au gré de ses envies. Il n’est nullement embarrassé de l’avoir terrorisée, s’être immiscé chez elle sans y avoir été invité, mais il voudrait carrément un café. – Tu m’as pris pour ta bonne ? Je t’ai pas invité, t’es venu tout seul, alors je vais pas jouer les maîtresses de maison parce que t’as décidé de venir me faire chier. elle rétorque, sans l’ombre d’une hésitation. Pas décidée à lui faciliter la tâche, la gamine continue dans ses provocations. La seule manière qu’elle a trouvée de se protéger… lui épargner, ses dérives torturées. Mais son ange gardien (trop bien) caché vient tout de suite lui balancer la réalité. Les mots, autant que les maux, viennent la percuter de plein fouet. – T’es sérieux là ? Voilà qu’il va lui faire la leçon, à présent. Comme si ça le regardait… comme s’il était concerné. Comme s’il en avait quelque chose à cirer. – Bordel, mais je t’ai fait quoi ? Tu viens, tu me fais croire que tu t’es fracassé par terre, tu t’incrustes chez moi pour venir me balancer des vacheries, c’est quoi ton problème ? Il est violent… blessant. Les paroles l’atteignent, mais moins qu’elles ne le devraient. Comme une réalité qu’elle refoule autant qu’elle a accepté. Mais, cette fois, il a réveillé la bête. C’est à lui, désormais, de gérer la tempête.

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crédit/ tumblr ☾ w/@Jeff Stinson

Elle est en colère, Ella,
en colère contre la Terre entière.
Il y a longtemps que c’est comme ça. Petite fille, elle détestait le monde entier, déjà. Son monde est affreux, son monde est sombre et cruel. Elle a grandi au milieu de la violence, physique autant que verbale, dans la rue comme dans la demeure familiale. Elle a grandi dans le vice, si bien qu’elle en est devenue une représentation douloureusement authentique. La came ne suffit plus à apaiser la haine qui bout en elle depuis des années. C’est la colère provoquée par Jeff qui prend tout sur son passage, ravageuse, dévastatrice. Il n’est que l’élément déclencheur d’une bataille qui fait rage depuis trop longtemps. Il ne fait rien d’autre que titiller, un peu, l’âme déjà trop rongée, pour ne pas exploser. Elle tente pourtant comme elle peut, de se contenir, mais elle ne supporte pas son attitude depuis qu’il est arrivé. Les menaces, les peurs infligées, et maintenant les caprices exigés. Elle voudrait lui crier, Ella, lui crier combien elle va mal. Combien elle se fiche complètement de lui préparer un putain de café, alors que tous ses efforts sont employés seulement pour respirer. Elle voudrait lui hurler au visage sa souffrance, la cracher en pleine figure pour qu’enfin, il se taise. Pour, peut-être, qu’il comprenne. Mais le combat qu’elle mène contre elle-même est déjà bien assez difficile, pour qu’elle puisse survivre à la vérité. – C’est toi qui m’emmerdes, j’t’ai pas invité ! Odieuse Ella, elle crie de douleur. Mais elle souffre, aussi, de cette incapacité à lâcher tout ce qu’elle a sur le cœur. Car il n’est pas la source de toute cette rage, Jeff, même s’il parvient sans mal à l’éveiller. Il n’en est que le témoin, la victime, la seule âme encore debout sur le bateau alors que la tempête gronde comme jamais.  Elle a la mauvaise sensation que, peu importe tout ce qu’elle pourra dire, il est prêt à rester ; prêt à tout supporter ; prêt à la supporter. Mais pourquoi, ça, elle n’en sait rien, Ella. Elle n’est sans doute rien pour cet homme, seulement le larbin qui lui donne de temps à autre un coup de main. Elle n’est rien, si ce n’est cette gamine qu’il a surpris une nuit de dérive. Les prunelles fauves fixées sur lui, elle le regarde rôder dans la pièce comme un forcené, en se demandant ce qu’il peut bien chercher. Et ce qu’il veut, aussi, ce serait bien qu’il lui dise enfin son souci. Mon problème, c’est qu’tu fais la morte depuis perpèt’. Voilà où il est, mon problème. Les sourcils froncés, l’écorchée vive l’observe, presque incrédule. – Parce qu’on avait signé un contrat, p’t-être ? J’te dois rien, putain, j’ai jamais voulu bosser pour toi, moi. Et elle rejette son aide. Elle rejette son soutien. Celui d’hier, celui de demain. Elle repousse l’idée qu’elle ait pu vouloir l’aider alors qu’en vérité, c’est lui qui l’a souvent épaulée. Rare point d’équilibre dans une vie inconstante et sans stabilité. Il lui a donné une raison, des dizaines de fois, de se lever le matin alors qu’elle n’en trouvait aucune autre. Il a pu la garder à la surface quand elle n’aspirait qu’à fermer les paupières pour mieux se laisser couler ; pour espérer définitivement sombrer. Il n’a jamais formulé le moindre mot, sur tous ses maux. Il n’a jamais tenté de s’en mêler, comme il n’a jamais cherché à l’en libérer. Cela ne signifie pas qu’il n’en a jamais eu connaissance. La peau blême, il l’a vue. Les iris livides, il les a vus. Les bleus à l’âme qui transparaissent jusqu’à devenir physiques, il les a encore vus. Il a toujours su, Jeff, il a seulement fermé les yeux sur une réalité trop affreuse pour être énoncée. Et c’est maintenant, maintenant qu’elle ne veut plus être sauvée, qu’il tente à s’y risquer. À vouloir découvrir où elle cache ses saletés, la poudre blanche qu’il a si longtemps ignorée. – Mais t’es un grand malade, toi ! T’es pas mon père, j’te signale. elle balance avec autant de virulence, loin d’être effrayée par ses menaces. Il peut retourner tout l’appartement, il peut même trouver sa planque. Elle n’essaie même plus de faire semblant, l’âme en perdition, elle ne cache même plus qu’elle va mal.
Elle veut seulement qu’il la laisse couler, comme il l’a toujours fait.
Elle est un cas désespéré, Ella, c’est trop tard pour la sauver.

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{ gueules cassées }
crédit/ tumblr ☾ w/@Jeff Stinson

Il y a deux types de douleur dans la vie. Celle qui hurle, celle qui tremble à l’intérieur de nous, celle que l’on a envie de crier partout. Puis, il y a la deuxième, plus silencieuse, plus vicieuse. Sournoise comme un serpent qui enveloppe sa proie, elle enserre les tripes jusqu’à faire retourner l’estomac. Elle plonge dans l’agonie (pas si) secrète, à l’abri des regards indiscrets, de ceux qui pourraient nous sauver.

C’est elle, la pire douleur.

Celle qu’elle tait depuis des heures, des jours, des semaines. Celle qu’elle garde au fond d’elle. La colère disparue, pour la laisser seule et perdue. Démunie dans cette torpeur de laquelle elle est incapable de sortir, plongée dans cette inertie qui ne lui donne plus goût à la vie. Juste la mort qu’elle attend fébrilement.

Qu’elle l’appelle,
qu’elle l’apaise,
qu’elle l’entraîne loin, très loin.

Mais loin de la délectable faucheuse, c’est lui qui est là. Il l’oblige à épuiser les dernières réserves de colère qu’elle possède encore pour se défendre contre ses attaques. Elle ne veut pas qu’il l’aide, Ella, elle veut seulement qu’il la laisse. Qu’ils la laissent tous. Parce que c’est devenu trop dur de se dire qu’ils pourraient suffire. Trop dur de croire encore à la vie. – Et qu’est-ce que ça peut te faire, putain. elle lâche, agacée, plus que vexée. Plus rien pour la toucher.

T’y arriveras pas, Jeff,
elle est déjà trop loin.

Dans toutes ses contradictions, ce qu’elle a toujours le plus aimé chez lui est en train de la pousser à le haïr. Franc, Jeff, spontané, Jeff, il ne lâche jamais rien. Il sera prêt à tout pour la faire plier… tout pour la faire céder. Et toi, tu ne comprends pas son but d’agir comme ça. Tu ne comprends pas ce qu’il cherche en te mettant dans tous tes états. Tu ne comprends pas ce qu’il te veut, Ella. Elle essuie une nouvelle provocation du jeune homme sans réagir cette fois. Il y a juste ses opales qui le fusillent d’un regard noir. Devant le mutisme de l’écorchée vive, il choisit brutalement de passer à l’offensive. C’est tout le contenu d’un tiroir qu’il balance au sol sans ménagement. – Mais t’es sérieux ?! Je… elle se mord la lèvre violemment pour retenir le flot d’insultes qu’il est en train de raviver. Un raz-de-marée qu’elle ne va pas pouvoir contrôler longtemps s’il continue sur sa lancée. Parce qu’au fond, t’as pas envie de lui cracher toute la rage que tu ressens, toute la douleur. T’as pas envie de lui infliger une chose pareille mais il continue, sans pitié, à frapper un peu plus ton cœur. Devant les mots prononcés, soudain, il y a comme un éclat qui vient jaillir dans ses prunelles défoncées. – Tu crois que c’est à cause de la came que je viens plus te voir ? J’ai pas besoin de ça pour plus avoir envie de voir ta sale tronche ! Non, elle ne lui dira pas dans quel tiroir elle cache sa cocaïne. C’est la dernière chose que ferait une junkie. C’est plus facile de hurler, crier, le pousser à la détester.

Qu’il s’en aille et la laisse,
seule dans son enfer.