Hysteria

Les baffles crachent les riffs déchainés. Le public s’agite dans l’aquarium de fumée et de sueur qu’est devenu ce minuscule bar. Les basses cognent ses murs souterrains et s’étranglent. Agitation. Voilà ce qui traverse son corps menu, il n’y a plus de ballerine, seulement un pantin désarticulé qui bouge sur le son. Musique endiablée qui fait vibrer leurs palpitants. Celle-là ou un autre. Mais ils ont choisi celle-là, persuadés que ce groupe percerait et eux avec peut-être, en tant que premiers fans. Ou parce qu’ils aiment ces jeunes rock stars accessibles, et le bonheur que cela leur procure de les rendre importants. Ils sont jeunes eux aussi. Un heureux hasard et depuis ils ne ratent aucun concert. Ils sont toujours là, à se jeter dans la fosse, à transpirer comme des cochons, à se trémousser n’importe comment. Pour eux, il faut que le son soit fort, que les rythmes soient véloces, que le public soit turbulent et bien sûr que les murs tremblent. Comme, les riffs, ils sont là pour se déchainer, évacuer par leurs pores et leurs gestes toutes les émotions qui les encombrent.

Dans ce petit groupe, la blonde, là par un plus grand hasard encore, ne fait tâche. Cela n’a rien à voir avec la danse, mais s’agiter, elle sait faire : elle crie, elle saute. Les rythmes s’emballent par ses bras et ses jambes, mouvements désordonnés qui déferlent et éclatent sans discontinuité. Elle ne s’arrête que quand le silence tombe, tragiquement, désespérément. C’est tellement mieux que ces boites de nuit aux musiques monotones où de toute façon elle n’a pas plus de place que dans un bar. En nage, les cheveux collés sur la peau, elle soupire et file prendre un peu l’air, le temps que la salle désemplisse un peu. Le petit groupe de fan attend en effet ses stars dès la fin du concert, le temps qu’ils rangent les instrus pour finir la nuit accoudés au bar et adulés, en apparences. Bien sûr ils n’ont pas l’exclusivité ni le privilège de ce moment, d’autres fans se découvrent, viennent à leur rencontre. Des jeux de séduction se dessinent pour certains membres du groupe. Nunzia, elle n’est pas trop là-dedans, elle vient apprécier purement et simplement, en se trémoussant. Elle est brut et direct, et elle ne se pose pas ce genre de questions, du moins, pas encore, parce que la candeur est toujours là. Derrière l’effrontée. Mais ça fait d’elle une fan sympathique, celle qu’on revoit sans trop se poser de question avec le statut « on ne sait pas trop ce qu’elle cherche » tout de même estampillé sur le front. C’est pourtant très simple, elle aime vibrée sur de la musique, la jolie italienne, elle ne demande pas grand-chose de plus. Et puis elle aime quand les nuits sont longues, quand les rencontres sont riches, elle aime tout en fait. Comme si le temps ne pouvait pas l’atteindre. Pourtant elle n’est pas toujours là, car elle ne sort pas si souvent. Les nuits blanches ne font pas danser le lendemain, a-t-elle appris à ses dépens. Et quand on se fait soulever dans les airs par un partenaire tout en se gainant, on apprécie le sommeil à sa juste valeur. Sans parler du prix des boissons.

Elle sirote son mojito, faisant un signe à Bowie qu’elle vient de voir revenir afin qu’il rejoigne son petit groupe de groupies qui va lui offrir un verre, comme à leur habitude. « C’était molto bene ce soir, no ! » Qu’elle lui glisse pendant que les autres commandent sa boisson avec son joli accent et la voix complètement cassée d’avoir crié comme une folle. Ses cheveux complètement collés sur sa peau blafarde achèvent le tableau de celle qui s’est clairement bien amusée.

L’ivresse de la scène et du public, c’est une drogue. La plus douce mais aussi la pire. Ce public qui peut t’aimer et te détester le lendemain, puis te délaisser. Ces producteurs qui peuvent te fermer la porte et t'enterrer à jamais. L’intensité de ces moments, la frustration de ne pas les vivre et le manque absolu qui s’infiltre. Mélancolie qui dégénère. Elle connait ça Nunzia, elle est une droguée dans un sevrage difficile et non désiré. Elle ne tue pas cette drogue-là, elle dévore juste de l’intérieur, l’âme, la volonté, puis l’envie. Elle connait la scène, plus en ce moment. Elle se languit de la dernière fois, elle attend, espère impatiemment. Le pire pour elle, c’est d’être à la merci des autres, de ce choix qui ne lui appartient pas parce qu’elle n’est encore qu’une apprentie. Et puis il y a cette scène intime qu’elle a commencé à explorer mais qui a laissé un étrange vide derrière elle, un autre manque qui se dessine sur les lèvres plus si innocentes. Un manque qui manque d’un nom pour être retrouvé. Il y a eu un moment de beauté, hors du temps et de l’espace, qui s’est terminé dans la perfection laissant derrière lui un sillon étrange et triste. Celui d’un bonheur achevé. Elle est de drôle d’humeur depuis Nunzia, un peu ailleurs, elle cherche dans la foule anonyme, son visage, encore pleine d’espoir que le hasard le ramène à elle.

La petite italienne dévisage Bowie. Elle connait ce moment, celui où il faut s’arracher de l’intensité pour redescendre sur terre. Elle ne l’aime pas. Elle le comprend assez bien, danser, faire de la musique, ce n’est pas si différent. Elle le jalouse un peu de ce public transcendé, de cet aquarium empli de la sueur de ceux qui vibrent pour eux. C’est différent pour la danse. Pour elle, ils sont assis et c’est de leur regard qu’elle se nourrit, de tous ces yeux qui ne la quittent pas. Plus il y a de paires d’yeux, plus elle se sent habité par sa danse, plus l’émotion est palpable et cristallise dans l’air saturé. C’est comme un courant d’énergie qui crépite, plus subtile que ce torrent humain qui s’agite. Parfois trop subtil. Encore faut-il faire partir du ballet pour vivre ça. Alors elle le comprend. Les petits bars ne suffisent pas, il faut grandir, il faut plus, toujours plus. C’est ça la vie d’artiste, grimper, grimper et prier qu’il n’y ait jamais de chute, faire partie de cette heureuse élite à la reconnaissance éternelle. Elle imagine déjà cette salle et ce public, des étoiles plein les yeux. Elle l’imagine sauter partout comme il le dit s’y bien, sur cette scène immense. Sous les projecteurs, sa musique dans toutes les oreilles. Cette image lui sourit, alors elle lui sourit, elle partage cette vision, cette joie immense, l’excitation ultime.

- No, c’est vrai ? È meraviglioso !! Elle lui saute dans les bras, dans une explosion de belles émotions, avec cette sincérité et cette franchise qui la caractérise. Brièvement. Bientôt tu seras dans les stades, et moi à l’opéra !

Elle est si heureuse pour lui mais, mais, pour les groupies du début c’est aussi le début de la fin. Fini la facilité, la proximité. Il faudra se battre pour avoir des places, se battre d’autant plus pour avoir de l’espace pour danser en ce qui la concerne, et se contenter de les admirer de loin, surement. Puis les partager avec une foule toujours plus grande. Est-ce qu’ils les suivront jusqu’au bout du monde, est-ce qu’ils sont de vrais fans où est-ce qu’ils se trouveront un autre petit groupe parce qu’au final toucher les étoiles comptaient plus que leur musique en elle-même ? Et eux les artistes, est-ce qu’ils les oublieront ? Elle n’y pense pas à tout ça Nunzia, elle vit plutôt dans le présent, alors elle n’a pas réalisé, pas encore, jusqu'à qu'un sourcil se fronce. - Mais... On pourra toujours venir ?

Dans tous les cas sa quête artistique compte plus, pour elle tout du moins, même si elle sera un peu déçue bien sûr.

Ils ont des étoiles plein les yeux tous, ils le regardent émerveillés, sans exceptions, ils se sentent importants parce qu'ils sont avec un membre du groupe, parce que ce groupe va prendre de l'ampleur et qu'ils pourront se vanter d'avoir été là depuis le début, ces fans de la première heure. Ils viennent féliciter Bowie chacun leur tour, ou s'extasier de ce qu'ils l'ont entendu dire à la petite italienne, que ce soit un membre de ce petit groupe, qui n'a rien d'un groupe d'amis d'ailleurs, ou d'autres personnes du public. Et c'est pas évident d'avoir une conversation avec un membre du groupe, qui est forcément très sollicité, ni avec qui que ce soit d'autres étant donné le bruit ambiant et les conversations qui éclosent de partout dans une langue qui n'est pas la sienne. Même si elle s'y fait, c'est comme un mélange de mots avec plein de nuances et au milieu de tout ça, elle cherche celle de Bowie. Sauf qu'elle est danseuse, pas musicienne, elle n'a pas l'oreille absolue. L'avantage c'est qu'elle peut s'extraire de tout ça si elle en a envie, se couper du monde, penser en italien et ne plus rien écouter, ni comprendre. Ce qui n'est pas le cas présentement.

Non, elle a juste été idiote pour cette fois, elle n'a pas compris tout de suite sans parler du fait qu'elle aurait pu deviner qu'il aurait des places pour elle, pour eux. Elle ne sait rien de ce monde. Mais ça n'a pas d'importance. Le petit ascenseur émotionnel se produit, de la déception vers la joie, elle saute dans ses bras quelques secondes, juste doublement contente. "C'est trop bien !" Qu'elle dit avant de se faire doucement bousculer par une fan qui réclame un autographe. Derrière il y a quelques hurlements qui se font entendre, de l'hystérie pure et simple, alors que les fans commandent une longue rangée de shooter et que celle-ci se remplit sous leurs yeux. Chris vient prendre Bowie par l'épaule et le ramène au milieu, au centre de l'attention pour une toute autre prestation. Cinq petits verres plein d'une couleur différente viennent se poser devant chacun, y compris Nunzia. "Pour célébrer la future grande star du rock !" et ça hurle, le nom du groupe et des encouragements et des trucs qu'elle ne comprend pas et répète bêtement "coussèque ?" Nunzia n'a jamais bu au point d'être ivre, raison très simple : elle n'a pas l'âge légal même si elle ment partout et surtout l'alcool c'est cher. D'ailleurs Lola vient lui glisser à l'oreille qu'elle lui doit trente dollars pour la tournée, ça ne fait pas ses affaires.

Mais peu importe à vrai dire, le bar, qui avait retrouvé un brin de calme à la fin du concert replonge dans une effervescence détonante, ça saute de partout, des cris et des rires. Quelque part les autres membres du groupe doivent être en train de célébrer avec d'autres fans. Y'a tellement de monde en fait que l'air est moite et qu'on ne distingue personne à plus de deux mètres. Les cris continuent et quand Nunzia sort de ses rêves, ils ont déjà bu deux verres. Elle les regarde faire pour le troisième, et puis elle les imite avec une tape encourageante dans le dos.

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. T'es cuite. Tu ne le sais pas encore, mais t'es archi cuite. Ça va finir en train de vomir dans une ruelle ça. Chris parle de partir en boîte, tu acquiesces avec un enthousiasme démesuré emprunté à ce début de gaité qui te guette. T'es pas encore ivre, non quand même, mais ça va venir vite. Très vite. Tes yeux humides en perdition se posent sur Bowie, parce que c'est lui la star et que tu iras que s'il y va aussi après tout. Danser jusqu'au bout de la nuit. Enfin, si t'y arrives.