the girl on the bus (will)

dix-neuf heures vingt-cinq. les sanglots du ciel se heurtent contre le toit partiellement fonctionnel de l'abribus sans jamais se cogner les uns aux autres. les filets d'eau aux trajectoires parfaites tombent sans relâche et couvrent la ville d'une ère chaude mais oppressante. ce soir, le queens s'est éveillé sous le règne d'un climat terne, l'esthétique flétrie et arriérée par rapport au matin. de ce banc de fer scarifié, la vue est monochrome, plus que teintée d'une seule couleur, celle du morose. l'influence pluvieuse rend les regards insipides, faussement harassé, plutôt simplement dégoûté, nourrissant un las général qui auréole chacun des passants. il n'en échappe aucun à l’œil curieux d'onaë - qui se plaît à imaginer comment pouvoir peindre des sourires sur les visages de ces gens. un parapluie, une invitation au restaurant, une promotion. il y a mille-et-une façons de les rendre heureux, mais elle ne saura jamais ce qui les pousse à arborer ces airs maussades et désabusés, toujours plus excessifs, comme s'ils jouaient à remporter le concours de celui qui arrachera le plus de pitié aux autres. encore une idée de narcisse.

quand le bus arrive, onaë laisse les pressés se bousculer devant elle pour obtenir la meilleure place. elle ne remet pas en cause leur priorité - espère seulement pouvoir être assiégée le temps du trajet. mais son optimisme aura un jour raison d'elle. là voilà tenue debout, la main encerclant fermement la barre de fer qui sépare la partie avant du véhicule de la partie arrière. le chagrin divin est tel que le bruit du moteur ne s'entend presque pas, que les virages se font lents et fastidieux. onaë manque de tomber au premier freinage. elle se rattrape à la barre d'une place assise derrière elle, qui se met à rire si fort que la pluie même devient muette. « attention poupée, faut pas tomber. » ses joues chauffent tellement qu'elle pense être prisonnière d'une température qu'elle ne pourrait objectivement endurer. elle jette un regard à tous les autres, aucun d'entre eux ne semble épris de cette fièvre intérieure. il n'y a qu'elle, qu'elle et sa maladresse, qu'elle et son manque de confiance, qu'elle et ses deux garçons qui n'ont cesse de la fixer depuis qu'elle s'est choquée contre eux. elle croit entendre des semblants de chuchotements criards, de compliments perçants et d'insultes âcres. alors elle baisse la tête. attendant son arrêt. sans dire un mot. sans faire un geste.

cette fois-ci, quand les portes s'ouvrent, elle est la première à sortir du bus. c'est elle, qui a bousculé - s'excusant d'une moue douloureuse et timide. cette fois-ci, c'est elle, qui inspire le drame aux autres et qui remporte le concours. happée par la peur, elle se hâte de remonter l'avenue. mais les deux garçons sont descendus. l'ont rattrapée. piégée entre eux deux. « t'as pas envie d'nous suivre pas loin ? on a prévu une petite soirée, viens avec nous. » le cœur de la gamine bat la chamade. à s'en décrocher. réellement. elle pourrait faire un malaise, là, maintenant. « non, je. je. je vais rejoindre mon frère. on va, au ciné-ma. » moïse, moïse, moïse. t'es où moïse, pourquoi t'es pas là. « ahaha alors tu lui diras de venir te récupérer au hangar de la troisième rue » ils rient encore. avalent avec eux le poids de l'averse. et onaë, est à deux doigts de se faire à son tour dévorer.

les pensées comme des centaines d'abeilles qui viennent perforer sa boite crânienne dans une douleur tout juste supportable. la carcasse de will se traine depuis ce matin, elle n'est plus qu'une zombie errante à la recherche d'une attention qu'elle n'a pas. elle est brisée en milles morceaux et personne pour l'aider à recoller les fragments de son âme. plutôt que de se noyer dans ses propres larmes elle préfère s'oublier dans les illusions de la poudre blanche, celle qui a le don de mettre ses émotions à vif. les gens doivent bien voir qu'elle ne va pas si bien, ils détournent le regard, arrêtent subitement leurs conversations quand elle passe à côté. elle a seulement envie de leur dire de ne pas faire attention à elle, ce n'est qu'un fantôme de passage qui traine ses peines à l'aide d'un boulet à la cheville. elle n'existe pas réellement, elle ne fait qu'errer comme chien sans but. c'est juste une ombre, rien de concret. elle n'étouffe même pas dans ce bus pourtant bondé, l'angoisse de la foule ne se manifeste pas. elle est vide will, encore plus depuis son énième engueulade avec shahb. dénuée de sentiments qu'ils soient positifs ou non. c'est comme être enfermée dans un corps inerte, elle est incapable d'avoir le contrôle sur ses mouvements. que quelqu'un lui vienne lui en aide, qu'une personne même inconnue arrive pour la secouer et la réveiller pour de bon, refaire partir la machine rouillée qu'elle est devenue. mais il ne se passe rien d'autre que quelques rires devenus trop communs pendant le trajet. l'harcèlement est devenu une tristesse habitude qui ne surprend plus personne, sauf peut-être will. sa mâchoire serrée peut en témoigner quand une fois sortie du bus plein à craquer elle tombe sur les deux mêmes hommes menaçants un petit bout de femme. ce n'est pas la première fois qu'elle la croise, elle sent souvent le regard de l'inconnue posé sur elle sans s'en soucier. peu importe ses intensions, la brune est bien incapable de fermer les yeux devant ce spectacle. même si ses jambes menacent de céder sous son poids plume à chaque instant elle accélère la cadence pour se retrouver entre les deux hommes et la jolie inconnue. elle ne fait pas le poids physiquement face à eux s'ils se décident à l'embarquer aussi, mais elle aura au moins tenté. sa voix résonne sous l'orage qui pointe le bout de son nez, sa tignasse trempée fait ressortir ses pupilles couleur acier. « bougez vos sales pattes de ma soeur. » un lien improvisé pour rajouter de la pression dans les paroles qui manquent parfois de sens. l'inconsciente se rapproche dangereusement du meneur, assez pour apercevoir la rougeur dans le blanc des yeux qu'ils partagent. un témoignage pour dire qu'ils sont dans la même merde. dommage pour lui. « dis-moi, tu n'as pas envie que ton dealeur se retrouve subitement entre les barreaux ? » c'est l'avantage de connaitre ce milieu de requins, d'avoir un dealeur qui a de l'influence sur les autres, assez pour connaitre la plupart des noms. comme si l'avertissement ne suffisait pas elle vient surenchérir, chienne teigneuse qui ne lâche pas ses cibles. « maintenant foutez le camp d'ici, vos mères vont vous gronder les enfants. » sourire mesquin, peut-être le mot de trop. elle ne contrôle plus rien will, ni ses mots, ni la noirceur de son regard. incapable d'anticiper le retour de flamme qui finira par lui arriver en pleine face.

elle aimerait gueuler, onaë. crier à s'en casser la gorge. hurler à s'en étouffer les poumons. déchirer le voile sur son palais et s'égosiller jusqu'à ce qu'elle ne finisse par en tomber. pester, protester, appeler à l'aide. cracher sur ces hommes, les insulter de toute cette rage qu'ils font naître en elle, les assommer, injures sur injures, les dominer. mais de son mètre cinquante-neuf, l'agneau est cerclé. réduite à l'humiliation et soumise à l'agression. il n'y a que ses iris déserteuses pour lui permettre de s'insurger, que ses boucles fauves pour tenir tête aux entêtés, et que ses bégaiements pour résister à l'affront. elle implore, onaë, de son myocarde échinant, de sa fragilité ébranlée, de ses muscles vacillants et de ses espoirs désabusés. elle implore l'amnistie, le pardon aux anges en escomptant qu'ils ne lui atterrissent dans les bras. « non, il - il va arriver. » viens, moïse. ramène-moi chez toi. dors avec moi. purifie mon cœur et soigne sa douleur. elle aspire tant à le voir accourir qu'elle lève la tête, sondant le coin de la rue pour intercepter un portrait auquel se raccrocher. mais entre les chaînes de flots, elle peine à s'affranchir de sa bastille. et s'astreint. se résigne à rester. le corps veule. l'âme sourde.

« bougez vos sales pattes de ma soeur. » les mains baladeuses se retirent d'une poitrine encore inexplorée, les sourires se ferment en lèvres scellées. onaë, aux émotions délabrées, se voit ravivée d'un songe sacré. moïse ? ses yeux retrouvent la foi d'un destin saint. mais ce n'est pas son frère qu'elle aperçoit entre les courants de perles célestes. c'est une fille. la fille du bus. elle a volé leur attention comme ils ont volé la candeur de l'agressée. « dis-moi, tu n'as pas envie que ton dealeur se retrouve subitement entre les barreaux ? » le meneur raille rauque en arquant un sourcil, tournant de l’œil vers son acolyte. « t'entends ça croco, elle nous menace. » ils ricanent à l'unisson. onaë, spectatrice, n'ose prononcer un mot de trop. « maintenant foutez le camp d'ici, vos mères vont vous gronder les enfants. » elle n'a pas peur, la fille du bus. et devant son audace, la gamine est divisée entre l'envie de la soutenir et celle de lui poser la main sur la bouche pour éviter que ça ne dégénère. « reste chill princesse, j'veux pas d'emmerdes pour c'soir. » le pouce du malfrat glisse contre la joue de l'inconnue. « mais j'te promets d'passer le bonjour à ta mère. c'est elle qui m'attend les cuisses ouvertes dans mon appartement. » ils méprisent encore, de leurs rires soufflés. puis tournent les talons et redescendent l'avenue, comme si de rien n'était.

il ne reste d'onaë qu'un chiffon. qu'une forme ruisselante et qu'un tronc rincé. les pieds perçants le bitume détrempé, le visage rivière, couvert d'eau et de misère. sa syncope morale se remet difficilement - retardant le sourire et le remerciement qu'elle aurait du s'empresser d'offrir à la brune pour sa bravoure. elle se sent si moindre devant son héroïsme, si lâche et si piètre. elle a honte, onaë, de ne pas avoir parlé. de ne pas avoir fait. « pardon ; » prononce-t-elle sincèrement, avant que la pluie n'emporte ses excuses dans ses torrents. « je suis désolée, c'est, de ma faute, j'aurais du - du t'aider moi aussi. » elle craint le visage de sa gardienne, déconfite devant ce premier rapport avec elle. elle, la fille du bus. dont elle a fantasmé la rencontre et idéalisé l'être. qu'a-t-elle cru ? qu'elle pourrait éberluer la rebelle ? avec son vide et son terne intérieur ? rêveries. « m-ais, merci. je devrais rentrer. » elle récupère son gilet saignant la transparence qui était tombé par terre, et s'apprête à fuir. comme toujours.

comme une lionne qui sort les crocs pour défendre sa meute. les griffes sont dehors, même s'il doit se recevoir une balle en plein coeur pour en retour. elle ne connait pas cette fille pourtant, ce n'est qu'un visage parmi tant d'autres qu'elle croise dans ce bus qu'elle emprunte souvent pour rejoindre son dealeur personnel. elle ne la connait pas, mais elle a volée à son secours sans hésiter une seule seconde, peut-être parce que quelque chose dans son regard lui rappelle la will d'avant. la petite adolescente fragile qui courbe l'échine devant les regards trop insistants, qui pleure dans son lit après les journées de cours. c'était avant la drogue, cette came aussi mauvaise soit-elle lui a forgé un caractère qui la pousse aujourd'hui à maintenir le regard des deux inconnus. juste deux idiots amusés par la frayeur dans les yeux de la fille. elle martèle ses mots comme elle peut will, au risque de se prendre un revers de poing qu'elle n'aura pas vu venir. au moins elle aurait tenté tout ce qui est en son pouvoir. ils ricanent, pensent la blesser en attaquant la famille. s'ils savaient que will n'a plus de famille depuis des années maintenant, qu'elle se fiche éperdument de ses parents depuis que sa soeur est morte. pourtant elle ne peut pas s'empêcher de serrer les dents autant que ses petits poings. et ils partent, enfin. remontent l'avenue à la recherche d'une nouvelle victime qui n'aura personne pour la défendre. le silence vient planer sur l'avenue à présent déserte. elles ne sont que deux carcasses essoufflées par une confrontation aussi intense qu’éphémère. il ne reste qu'elles et la douceur qui tente de balbutier la plus jeune. petite poupée pas encore remise de ses émotions. rongée par la culpabilité, l'envie de se faire pardonner comme un fardeau qu'elle trainera comme un boulet autour de sa cheville. elle ramasse le vêtement tombé au sol sous l'effet de la surprise sans que will ne bronche. statue immobile trop tourmentée pour prendre une décision. la laisser fuir au risque de la retrouver dans la rubrique des faits divers le lendemain ou mettre sa fierté de côté pour la raccompagner jusqu'à chez elle. elle ne met plus longtemps avant d'opter pour le second choix, son pas se met en route pour rattraper la femme enfant qui entame difficilement son retour vers chez elle, un ailleurs où personne ne pourra la tourmenter. « laisse-moi au moins te raccompagner. » la brune plonge sans gêne son regard dans celui de sa victime d'un soir. ses doigts fins fouillent sa veste pendant ce temps à la recherche d'une cigarette magique pour calmer les nerfs qui sont montés trop haut, trop vite. le joint glissé entre ses lèvres gercées, elle murmure pour que cette discussion reste gravée pour seulement elles, un secret de polichinelle. « tu veux fumer ? ça t'aidera à te détendre. » juste un souffle alors que la fumée s'envole au clair de lune. une proposition pour sceller un lien bâti sur des bases tangibles.