( les mascaras tristesse )

traits de caractère / le caractère, t'en as à revendre, mais, comme tout le reste, il est pas simple, il est dur et violent, une vraie bombe à retardement. et, à la fois, t'es fragile, eka, comme une fleur, aisément écrasée sous les talons, diffusant ton parfum malgré tout, diffusant tes rires et tes sourires de fausse joie, tes fausses fiertés, ton semblant de je-m'en-foutisme. des années, que tu fais bonne figure, que tu joues avec tes émotions, parce que si on les voit pas, elles existent pas, et tu les préfères de loin comme ça. des années, que tu t'anesthésies le cœur et les pensées, à coups de passions insignifiantes, de poudre, de verres offerts. t'as tout fait de travers, à présent faut que tu te protèges, faussement forte, fortement fausse. jamais tout à fait sincère, toujours trop influençable, tellement faible, créatrice d'emmerdes, incapable des sentiments, reine du fiasco, chercheuse de rêves fanés, mère irresponsable, mœurs légères, désespérée, cause perdue, au fond du trou, alcoolique, erreurs répétées.

( i am contagious, i'm breaking down
i am nothing, i'm no one’s fault
i am contagious, i'm plagued with lies )

T'as le cœur qui bat trop fort, plus fort à chaque pas que tu fais loin de chez toi. Si tu l'écoutais, ce palpitant affolé, tu ferais demi-tour, tu t'excuserais auprès de ton père, tu te jetterais au cou de ton frère, t'embrasserais ta mère. Mais les battements désordonnés, tu mets ça sur le compte de la peur, après tout tu t'es jamais autant éloignée de chez toi, tu sais pas dans quoi tu t'embarques, où tu vas. T'as jamais vécu seule, jamais travaillé, jamais eu à te débrouiller. Les billets que tu déposes au comptoir de l'aéroport, ce sont ceux de papa, l'argent de poche qui te file entre les doigts, comme à chaque fois, t'as jamais compris le principe des économies. « New York », t'articules, sûre de toi, de ton rêve américain à portée de main. T'y es allée, une fois, ça t'a marquée, tu sais pas pourquoi, t'as décidé d'y vivre, de tout plaquer pour ça. T'as aucune idée du coût de la vie, aucun diplôme en poche – t'as plaqué l'université en même temps de ta famille, tu te sentais un peu trop visée par tes cours de psychologie. T'as pas d'avenir, Eka, tu le sais pas encore, tu te crois invincible, t'as la force de la jeunesse, la force des rêves, l'envie de réussir pour seule assurance. Tu sais pas, que tu vas te casser la gueule, d'air bnb à apparts pourris, de petit boulot en petit boulot, d'ennui à dégoût.

Il t'avait prévenue, ton père, mais tu t'étais bouché les oreilles, t'avais même fredonné, pour le faire taire, sale gosse, tu te voulais rebelle, t'étais juste stupide, à renier chaque once de son éducation, contredire chacun de ses mots. Tu voulais faire ta vie, comme tu l'entendais, comme tu la rêvais, et tu supportais pas qu'on te dise impossible. Et t'aimes à dire que c'est de sa faute, ton père, et puis la faute de ta mère aussi, ils t'ont tout donné, sur un plateau, ils étaient trop prévenants, ils t'ont pas préparée, ils t'ont laissée rêver, jusqu'à ce que tu veuilles voler de tes propres ailes, là, ils ont tenté de les couper. T'as cru qu'ils voulaient simplement te garder auprès d'eux, qu'ils acceptaient pas que tu grandisses, que t'ais des projets rien qu'à toi. T'as cru qu'ils avaient raison, quand t'étais gamine, et qu'ils te répétaient de croire en tes rêves, que tu pouvais tout faire. Tu les as détestés, quand t'as compris qu'ils avaient tort, qu'ils avaient menti, que t'étais pas prête, que New York te boufferait. Et elle t'a avalée, toute crue, rongée jusqu'à la moelle, enfermée dans ses entrailles gâtées, bas fonds gangrenés. Pour la première fois, depuis ton arrivée, après les boulots qui t'avaient consumé l'âme à coups de sourires forcés et de bonjour mielleux, tu t'es sentie à ta place, dans la crasse et la laideur, dans la grisaille hors du temps du monde de la nuit. T'étais une pute, Eka, une pute heureuse, ça te faisait marrer cette vie décalée, ça comblait ta solitude, ça te permettait d'être quelqu'un d'autre, soir après soir, une sirène, une déesse, le champ des possibles s'étendait à perte de vue.

« Putain de... bordel. Bordel, bordel, bordel. » T'as acheté six tests, Eka, pour être bien sûre. Tu voulais pas y croire, malgré les nausées répétées, tu voulais pas être enceinte, une pute enceinte, une gamine de vingt-trois ans enceinte. Enceinte toute seule, qui plus est. Le pire, c'est que tu sais de qui il est, ça peut être que lui. Tu sais aussi qu'il ne sera pas le père, seulement le géniteur, parce que t'as pas l'intention de lui en parler, et quand bien même tu le ferais, tu doutes qu'il soit là, que vous puissiez former une jolie petite famille, papa zombie, maman prostituée, le gamin serait parfaitement équilibré. Cela dit, pour une raison qui t'échappe, tu décides de le garder, ce bébé. Peut-être parce qu'il est là, déjà, et que tu peux rien y changer, qu'il est à toi, qu'il grandi là-dedans. Peut-être parce que t'as des tas de trucs à prouver, et qu'il peut t'y aider, que tu pourrais avoir une vraie vie, de nouveau une famille. Ce serait vous deux, contre le monde, et ce serait beau, ce serait bien, tu ferais ce qu'il faudrait, tu serais une bonne mère.
« J'suis désolée. » Morgan, il voit pas les choses du même œil, mais il te laisse faire, et t'aurais presque envie de le prendre dans tes bras. Il t'offre un poste d'hôtesse, au closer, en attendant, et tu te sais éternellement redevable pour cette indulgence inattendue.
neuf mois, puis Joshua, la prunelle de tes yeux, en pleine santé, et puis si beau. Joshua, ton cœur, ton trésor, tu le lâcherais plus si tu pouvais, tu le serres trop fort, t'y accroches comme à la vie. c'est lui, ta famille. c'est lui, ton avenir. et pour lui en offrir un, d'avenir, tu reprends tes activités douteuses, à coups de reins tu gagnes ta vie, et ç'a meilleur goût sachant qu'en rentrant, t'es plus seule, tu fais plus ça pour rien, pour toi toute seule. elle a un sens, la vie.

T'as foiré. Encore, faudrait-il ajouter. T'as foiré, merdé, déconné, t'as tout fait, Eka, tout fait de travers. T'avais promis monts et merveilles à ton fils, tu devais changer de vie, peut-être même de pays, devenir quelqu'un d'autre, quelqu'un de bien, de respectable, une de ces mères parfaites qu'on voit jamais ailleurs que sur les écrans. Tu devais changer, t'améliorer, mais tu reportais sans cesse, par peur, par égoïsme, parce qu'au final t'es pas si mal, dans ta vie de vices, et la vérité c'est que ces rêves d'existence parfaite clichée, c'était pas les tiens, rien de plus que l'expression de tes craintes, la honte que ton fils ressentirait vis-à-vis de toi, en grandissant. Le dégoût, même, peut-être. Tu devais changer, mais t'en avais pas envie, tu traînais les pieds, t'as répété cent fois que tu partirais, mais y'avait chaque fois un client de plus, et tu savais que ça te manquerait, que plus personne te désirerait comme ça, que tu serais une mère célibataire que personne n'approcherait. T'arrivais pas à te décider, alors ils l'ont fait pour toi. La protection de l'enfance, ça t'a fait comme un coup sur la tête, t'as pas su réagir, ils t'ont laissée avec cette liste d'exigences, trop longue, et t'as pas su par où commencer, alors à nouveau t'as reporté, tu t'es enfoncée, tu t'es bouché les oreilles comme tu faisais face à ton père. Anesthésiée, avec des trucs que tu prenais même pas avant, tu plonges tête la première dans la connerie, celle que Josh semblait soigner, mais que t'as eu vite fait de retrouver.