midnight. (jem)

the sound of silence, simon & garfunkel. sa chanson préférée. il lui arrive de l’écouter en boucle, écouteurs vissés sur les oreilles, clope au bout des lèvres. alors elle se met à tournoyer au milieu de la ville, ses cheveux au vent. tous les regards sont tournés vers elle mais elle s’en fout. elle est là, dans son sweat trop large. elle est là, bras ouverts et paupières fermées. elle vit sa vie sans se fier aux regards des autres. les autres, jemina les emmerde. alors quand sa chanson se termine et qu’elle ouvre les yeux pour se retrouver face aux regards ébahis qui l’entourent, c’est son majeur qu’elle lève tout haut.
le coeur-mosaïque. de loin, on ne voit que les jolies couleurs. mais plus on s’approche, plus les fissures grossissent. le coeur de jemina ne ressemble aujourd’hui qu’à une immense mosaïque. retour en arrière. jem a seize ans. elle vit encore chez sa mère, avec son trou du cul de beau-père. elle est inscrite au lycée mais loupe la moitié des cours. elle sèche les mathématiques, la physique-chimie et la biologie. elle sèche pour passer du temps avec lila. il n’a suffit que d’une demie-seconde pour qu’elle accapare son coeur. lila est belle, jolie blonde aux yeux clairs. mais lila est malade. pourtant, jem a bon espoir. elle se dit qu’elle trouvera une greffe et qu’alors, elles pourront vieillir ensemble. mais un an plus tard, lila ferme les yeux pour ne plus jamais les rouvrir. et on l’enterre, entre deux tombes bien trop usées par le temps. toutes les semaines, jem dépose une rose sur la tombe qu’a fait de son coeur une mosaïque.
vous avez la carte de fidélité ? des codes-barres comme outils de travail. des sourires automatiques, des visages qu’elle ne regarde plus vraiment. elle est caissière jem. ça paie pas de mine, oh ça non. mais elle s’en fout, ça lui fait de quoi payer ses factures. mais juste ses factures. pour le reste, y’a la weed. elle vend aux gamins riches, ou bien aux gamins d’riches. elle n’a que de la qualité, et il lui arrive de faire de bons prix à ses clients fidèles. vendre de l’herbe, c’est un contact inhabituel qu’elle a avec les gens d’un autre monde qu’elle. les riches, les bien-éduqués, les doctorants et autres savants. mais elle s’en fiche d’être une fille des rues, elle n’a rien à leur envier. la meilleure école, c’est la vie.
pas très famille. elle aurait aimé que les choses soient différentes. elle aurait aimé avoir un père aimant, une mère modèle, et partager les repas de noël avec eux. mais il n’en est rien. jemina n’a connu que l’exact opposé. son père est un inconnu qui ignore son existence et sa mère n’est qu’une sorte de putain. pas étonnant qu’elle ne soit pas très famille. le seul membre de sa famille qui lui donne un peu d’espoir, c’est kurtis, son cousin. il est son pilier. même s’il n’est pas parfait. il est le seul dont elle a la certitude qu’il sera toujours là. quand ils sont ensemble, elle se sent chez elle. et même si elle est plus vieille, avec lui, elle se sent en sécurité. son père à lui et sa mère à elle sont frère et soeur. mais jem considère kurtis comme un frère plus que comme un cousin.
ma ville, mon clan, mon style, mon flow, ça, c’est ma dope. jemina connait le queens comme sa poche. elle y a trainé toute sa vie. généralement, on la connait aussi. on l’a déjà croisée au moins une fois, et forcément, on l’a déjà regardée au moins une fois. ici, elle a sa vie à elle. elle n’est pas parfaite, mais elle lui convient. elle a son style, son clan, son herbe. y’a rien qu’elle changerait. à part le passé. si elle le pouvait, elle s’arracherait les poumons pour les offrir à lila. mais elle ne peut pas, alors elle avance. elle garde la tête haute, passe plusieurs soirées par semaine avec kurt, les autres à fréquenter des soirées huppées pour faire ses ventes. puis elle rentre chez elle, et le lendemain elle attaque une nouvelle journée. de la même manière. la routine est rassurante. elle préserve son coeur mosaïque.