Dans ce lit qui n’est pas le sien, elle est allongée, les yeux posés sur l’homme à ses côtés. Il paraît s’endormir tout doucement alors qu’elle est encore perdue dans ses pensées. Elle ne sait toujours pas ce que signifient ces moments passés avec lui. Elle se sent bien, un peu trop bien, c’est là tout le problème. Mais elle a décidé d’arrêter de se torturer l’esprit avec ce qui pourrait arriver. Elle préfère autant savourer chaque instant avec lui sans se poser de questions. Sans imaginer ce qu’il pourrait se passer. Elle ne veut pas espérer plus, elle ne veut pas donner plus non plus. Elle n’est pas capable de donner davantage, pas en ce moment. Ses soucis d’argent sont toujours bel et bien présents. Même si ses créanciers semblent lui laisser un peu de répit, elle sait que rien n’est réglé. Elle doit, au contraire, tenter de profiter de ce laps de temps pour trouver le reste de la somme qu’elle leur doit. Si, dans un premier temps, elle s’est concentrée essentiellement sur sa boutique, elle s’est rendu compte que cela ne suffirait pas. Que cela n'irait pas assez vite. Les antiquités lui rapportent beaucoup mais le magasin coute aussi énormément. C’est ainsi qu’elle a pris ce second boulot. Sans le dire à personne, elle s’est mise au téléphone rose. Ce n’est pas le métier le plus agréable au monde. Mais c’est facile, c’est pratique, et cela lui fait gagner de l’argent. Beaucoup d’argent. En échange, elle se retrouve à devoir faire du charme à des hommes en mal d’affection. Parfois, ils ne cherchent que cela, une présence féminine. Mais cela vire bien trop souvent dans des conversations érotiques beaucoup moins subtiles. Elle encaisse le coup, pourtant. Il vaut mieux qu’elle se contente de quelques mots prononcés au téléphone, à l’abri à des kilomètres de ces hommes, plutôt qu’en face d’eux. Le seul hic, c’est qu’elle doit être extrêmement disponible. Ce qui n’est pas le cas quand elle passe la soirée avec Owen. C’est pour cette raison qu’elle attend qu’il soit profondément endormi pour s’échapper de sa chambre comme à cet instant. Elle se relève délicatement du lit pour éviter de le réveiller, encore nue, et attrape le tee-shirt du jeune homme qu’elle enfile avec nonchalance. Ils se comportent pratiquement comme un couple tous les deux. À la différence près qu’elle fait encore tout ce qu’elle veut. Elle se saisit d’un livre emporté chez lui, puis de son téléphone avant de quitter la pièce. Elle fait ce qu’elle a déjà fait plusieurs soirs sans qu’il n’en sache rien. Elle part s’installer confortablement, à l’extérieur de la maison, sous le porche, puis se rend disponible auprès de ses clients. Elle n’attend pas plus de quelques secondes avant de voir l’écran du portable s’allumer. C’est là que commencent les échanges torrides avec de parfaits inconnus. Elle est plutôt à l’aise, elle commence à avoir l’habitude. Elle parvient même à bouquiner entre deux mots aguicheurs, comme si c’était automatique, comme si c’était normal. Comme si c'était devenu banal. Jouer de ses charmes ne lui est pas étranger, elle sait aussi manier les mots, Cassey. Elle sait séduire. Elle doit juste jouer un rôle, en quelque sorte, comme si elle était en train de jouer un film. Ça lui connaît tout ça. Mais la belle n’est pas prête, pas un seul instant, à être surprise par un homme bien plus réel que ceux qu’elle a au bout du fil.
Il y a ce lien qui se crée, qui se recrée, tout doucement entre les deux amours d’autrefois. Elle sent qu’il y a quelque chose qui est en train de changer. La confiance qu’elle commence lentement à lui redonner. Elle apprend à s’habituer à sa présence à ses côtés, pas seulement pour des étreintes passionnées. Mais à tout instant, à tout moment. Il devient ce qu’il n’a jamais encore été pour elle, Owen. Il devient un ami loyal envers elle, le genre de soutien dont elle a besoin. Surtout maintenant. Autant qu’elle, elle essaie d’être présente pour lui. Pour Gabriella. Pour Mia. Le procès terminé, il se retrouve avec ce poids en moins sur ses épaules. Sur leurs épaules. Reste celui que la jeune femme a engendré, celui qu’elle doit à tout prix régler. C’est ce qu’elle est en train de faire, en réalité, au beau milieu de la nuit avec ce parfait inconnu. Chaque minute passée au téléphone est une de plus qui lui apporte de l’argent. Mais, pas un instant, elle ne soupçonne la présence de l’homme qui partage son lit alors qu’elle est dans une conversation des plus explicites avec un autre que lui. C’est quand elle sent un de ses écouteurs lui échapper qu’elle remarque soudain la présence du pompier. Ses lèvres s’entrouvrent de surprise, de frayeur même, avant qu’elle ne réalise que c’est lui. Mais, Owen, il est déjà en train de l’incendier. Elle n’a pas le temps de prononcer un mot qu’il lui fait la leçon. Elle laisse glisser son livre avant de retirer son deuxième écouteur. La conversation au bout du fil qu’elle interrompt sans prévenir, il a réussi à obtenir toute son attention. – Putain, tu m’as fait peur ! lance-t-elle en reposant son téléphone sur la banquette. Elle n’est pas en colère, simplement prise au dépourvu. Contrairement à lui qui paraît lui en vouloir à mort. La jeune femme prend une petite inspiration pour se ressaisir. Elle ne sait même pas comment réagir. – C’est pas du tout ce que tu crois, Owen… lâche-t-elle dans un faible soupir, machinalement. C’est peut-être la pire phrase à prononcer dans de telles circonstances. Mais il se trompe totalement. Ce n’est pas avec Toby qu’elle était au téléphone. Cela fait des semaines qu’elle ne lui a pas parlé au téléphone. Ni même en vrai. Seulement elle n’est pas certaine que son hôte soit plus enjoué d’entendre qu’elle était en ligne avec un parfait inconnu. Mais il n’a rien à dire… Hein, qu’il n’a rien à dire ?
Il ne devait pas savoir. Personne ne devait savoir. Elle se sent complètement idiote d’avoir été aussi imprudente, aussi inconsciente. Elle n’aurait jamais dû prendre le risque de passer ces appels de chez lui… Seulement, voilà. Elle passe plus de temps chez lui que dans son propre appartement. Elle est toujours avec lui en ce moment. Elle n’avait pas le choix ou, en tout cas, elle n’a pas vu de meilleure alternative. Elle pensait qu’il ne l’apprendrait jamais, qu’il ne s’en douterait jamais. Mais, visiblement, il est encore loin de la réalité puisqu’il pense que c’est avec son ancien amant qu’elle était au téléphone. Comme si c’était son genre, à Cassey. Séduire un homme juste après avoir passé la nuit avec un autre. Peut-être qu’elle aurait dû, peut-être que la vérité est encore pire. Car il ne la soupçonne pas, pas un instant, même en récitant ses propres paroles. Elle sent la honte la submerger alors qu’il répète les mots qu’elle a prononcés. Pendant une seconde, elle se sent sale, de dire de telles choses à un parfait inconnu. À un homme qui pourrait être n’importe qui. C’est dégradant, certainement, mais elle en a bien besoin. – C’est bon, t’es pas obligé de le répéter. le coupe-t-elle avant qu’il n’aille encore plus loin, laissant entrevoir combien elle est embarrassée qu’il l’ait entendue. Combien elle est mal à l’aise de se retrouver dans une telle situation. Mais il s’emporte de plus en plus. Demande des explications qu’il refuse ensuite. Il est jaloux.
Tu sais qu’il est jaloux, Tu peux le deviner, Parce que tu le connais, De lui, tu sais tout.
Elle se relève instinctivement alors qu’il commence à se braquer. À s’en prendre à Toby. – Parle pas de lui comme ça, s’te-plaît… qu’elle lui demande, le ton beaucoup plus calme que le sien. Elle ne veut pas qu’il s’en prenne à lui alors qu’il n’a rien fait pour le mériter. - Ce n’était pas lui. termine-t-elle, comme pour balayer toutes ses suppositions à ce sujet. Elle se demande seulement si elle n’est pas en train d’empirer son cas. Mais peut-être qu’elle a tendance à cacher la vérité, Cassey. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle est capable de lui mentir. Pas dans ces circonstances. Pas avec son regard plongé dans le sien.
Elle vient de déclencher un cataclysme. Un de plus. Un de plus qu’elle n’a pas vu venir mais dont elle est pourtant la seule responsable. À croire qu’elle ne sait pas faire autrement, Cassey. Où que tu ailles, quoi que tu fasses, tu finis toujours par tout briser. Tu bousilles tout ce que tu touches. Mais, cette fois, c’est sa relation avec Owen qu’elle est en train de bousiller. Celle qui commençait tout juste à se recréer, celle qui n’était pas même encore définie mais qui les liait à nouveau l’un à l’autre. Il est fou de rage, Owen. Il pénètre dans la maison, l’obligeant à le suivre malgré elle, alors qu’il risque surtout de réveiller la petite Gabriella à quelques pas seulement. Mais il n’a pas l’air d’y penser une seule seconde, non, la seule qui occupe son esprit à cet instant, c’est celle qui l’a plongé dans cette colère. Il commence à lui balancer qu’elle était bien contente de le trouver ces derniers temps. Mais elle l’était, bon sang, elle l’est toujours. – Mais bien sûr que non, et tu le sais très bien ! lance-t-elle, comme une évidence. Il sait qu’elle n’arrive pas à se passer de lui. Il sait combien il la plonge dans des contradictions qu’elle ne maîtrise absolument pas. Il sait qu’elle a besoin de lui, pas pour la consoler, la soutenir ou la protéger, mais juste pour… l’aimer. Il le sait, tout cela, mais il ose prétendre… Quoi ? Qu’elle se sert de lui pour mieux retourner auprès d’un autre ensuite ? Elle ne voit même plus Toby. Ce n’est clairement pas avec lui qu’elle pourrait avoir une pareille conversation au téléphone. Surtout pas avec Owen juste à côté. Mais il ne la croit pas, il lui demande même si c’est une caméra cachée. Elle prend une inspiration, son courage en même temps, pour finir par confier. – Ce n’est pas pour le plaisir que j’avais cette conversation Owen. Ce n’est qu’un demi-aveu. Mais un qui en dit suffisamment pour qu’il comprenne. Elle n’était pas en train de s’amuser avec un autre, seulement en train de travailler. Il a l’air soudain de saisir ce dont elle parle mais, visiblement, il ne le comprend pas. Pas comme elle l’aurait espéré. Subitement, il tourne les talons pour retourner dans la chambre sans qu’elle n’en devine la raison. Mais elle le voit revenir, revenir avec ses affaires qu’il lui balance dessus.
Comme une malpropre, comme une trainée, Il te dit de dégager.
Elle entrouvre les lèvres de stupéfaction. Le choc d’être ainsi mise à la porte comme une vulgaire aventure d’un soir. – T’es sérieux, là ? Mais il l’est. Il l’est complètement. C’est la première fois qu’on t’humilie de cette manière, Cassey. Qu’on te met plus bas que terre. Elle enfile la petite culotte, puis son pantalon. Elle retire le tee-shirt qu’elle lui avait emprunté pour le balancer au sol sans ménagement. En colère, vexée, blessée surtout. Elle ne prononce pas un mot. Elle se rhabille de son propre haut, puis met ses escarpins un à un. – T’en fais pas, tu me verras plus chez toi. Elle attrape son sac à main, puis prend enfin la direction de la sortie. Elle a la décence de ne pas claquer la porte d’entrée en partant, pour sa nièce. Elle veut juste partir le plus loin possible, loin de lui.