b r u i s e s / anthéa.

Mains dans les poches, casquette vissée sur la tête, Dom gravit de quelques longs pas les derniers escaliers menant à l’extérieur. La sortie de métro qui donne sur une rue bondée de touristes, alors que le soleil s’effrite à l’horizon. La douce brise de printemps remplace l’odeur de renfermé du métro new-yorkais et il inhale longuement pour s’en remplir les poumons - ça va déjà mieux. Noeud dans l’estomac, causé par cette inquiétude constante dès que ses pensées s’orientaient vers Anthéa. Pas sa petite soeur, pas vraiment - pas de lien du sang, du moins. Mais c’est tout comme, pour Dom qui ressent toujours l’échec cuisant de ne pas avoir pu la sortir de la noirceur. Gamine écrasée par la violence dès l’enfance, il aurait tellement pu aimer l’en extirper - lui offrir une vraie chance pour la vie qu’elle désirait vraiment. Ouvrir les portes du monde, qu’elle puisse se trouver ailleurs que dans la corruption et l’argent sale - mais Anthéa était déjà trop enveloppée dans la toile d’araignée pour s’en sortir. T’as pas pu l’aider, qu’une voix lui sussure toujours dans le creux de l’oreille. T’aurais pu, mais tu l’as pas fait. Choix égoïste, de prendre une chance pour lui-même, la famille laissée derrière, père, oncle, frère, Anthéa. C’était trop tard à présent, Dom en était conscient. Mais il n’allait pas s’arrêter de courir pour garder un oeil sur elle, au moins juste pour s’assurer qu’elle ne se ferait pas tuer, sachant que ce monde était risqué. Instinct de frère concocté malgré l’adoption de la petite brunette, ça avait été sa chance d’être autre chose que le paria - inspiré par Amos, le voilà protecteur lui aussi.

Des semaines, qu’il n’a pas eu de nouvelles. Téléphone silencieux et pas d’Anthéa sur le pas de sa porte pour trouver refuge le temps d’une nuit ou deux. Habituellement, elle venait s’échouer chez lui de temps en temps, ou il avait un coup de fil, n’importe quoi. Mais ça commençait à dater un peu, la dernière fois - et Dom s’était mis à s’inquiéter. Le retour d’Amos avait du brusquer les choses, à New York, et sans doute que ça avait affecté Anthéa. Alors il s’était mis en tête de la retrouver, de déambuler la ville qui ne dormait jamais jusqu’à poser le regard sur elle, et s’assurer qu’elle était en un morceau - et lui faire comprendre, au passage, qu’elle devait donner des nouvelles.

Une heure plus tard, Dom est toujours les mains dans les poches. Les yeux qui scrutent la pénombre, à présent, jusqu’à finalement repérer une petite silhouette familière. Un soupir de soulagement qui lui passe la gorge, en la voyant debout. Peau de porcelaine et cheveux légèrement emmêlés par le vent, il fonce vers elle sans plus attendre. « 'théa. » Il attrape doucement son bras pour attirer son attention, et l’attire vers lui. Étreinte imposée, certes, mais nécessaire pour Dom qui en avait le coeur de travers. « J’avais pas d’nouvelles. J’pensais qu’il t’était arrivé quelque chose. Tout va bien ? » Voix teintée d’inquiétudes, aucun respect pour ce qu’elle était en train de faire - tout c’qui importe, c’est qu’elle soit là, et qu’elle aille bien.

Les lampadaires pour laisser le maculé irradier.
Sa silhouette accrochée à celle des ombres du passé. Les chimères happées par l’irréel. La hargne d’autrefois remplacée par des baisers tendres salvateurs. Une rédemption acquise après huit années de silence. Les sentiments refoulées pour ne pas prendre un énième risque.
Le spectre d'un jeune homme. Le maudit mort au combat. Le maudit ayant laissé sa vie pour toutes les autres. Le deuil impossible. Le désaveu quand les pilules ont fondu une à une sous le palais. Solution de facilité. Lâcheté crachée à la gueule des vivants. L’écho aux remarques assassines de l'oncle. Écho aux lettres pour faire plier les émotions. Le ravage de la chaire autant que le myocarde. Muscle ankylosé depuis le disparition de tonton. « 'théa. » elle se retourne la gamine, tandis qu'il impose une étreinte. Elle ne le repousse pas, elle fond littéralement contre lui. Contre ce grand-frère pour qui l'affectionne est grande. « Dom ... »
Relation brouillonne parsemée de beaucoup trop de ratés pourtant. Les fiertés pour communier. Les fiertés pour éloigner. Sa présence comme soutient infaillible. L’étreinte pour happer la silhouette au milieu de toutes les autres. L’esprit ailleurs. L’esprit brouillé. Les doutes trop présent dans la boîte crânienne. Les idées qui tourbillonne pourtant. L’allure démesurée pour entacher les certitudes. L’attitude de l'enfant qui rameute les interrogations. L’impression d’la voir sombrer peu à peu. Les silences. Les regards qui s’évadent vers l’horizon. La perte de contrôle au milieu du maculé. « J’avais pas d’nouvelles. J’pensais qu’il t’était arrivé quelque chose. Tout va bien ? » L’incapacité d’vivre sans eux, ses frères. L’incapacité de ne pas s’inquiéter. L’incapacité de ne pas chuter à terre sous le poids de ses démons. Les fantômes qui valsent autour d'elle. De cette famille biologique qu’elle ne connaîtra pas à tous les versants d’une vie où les regrets pèsent.
La clarté relevée en sa direction quand les pas viennent les rapprocher. Les phalanges qui finissent par se lier. L’union retrouvée. La tendresse du regard. À chaque fois. Protection instinctive de ses bras qui viennent l’entourer. Protection instinctive de ses bras qui tentent de la sauver. « Je suis partie avec Hadès. Tu sais, pour que j'apprenne. C'était amusant, mais il n'a pas arrêté de me crier dessus le vieux. » Il sait Dom de quoi il en retourne. Il sait que derrière les mots enfantins se cachent la plus sordide des vérités.
La respiration haletante.
La clarté d’ses yeux teintés par la noirceur de la nuit. Les silhouettes encastrées autour de la sienne comme pour fédérer l’inquiétude. Un regard pour éloigner les démons quand celui du frère frôle l'affolement. Le visage piqué à vif et les ecchymoses qui peignent le décor.
Les bleus à l’âme. Les bleus au cœur.
Pour toute la rancœur qui fait battre les veines. Pour la peine qui éreinte le visage d’poupée. Pour tous ces mots qu’elle ne balance pas. L'indifférence reine quand le manque devient cruel. « Toi par contre, on dirait que t'es devenu passeur de farine avec tes cernes. »
Les yeux courbés pour l’attendrir.
Pour l’empêcher d’sombrer avant l’heure. Juste lui et elle ce soir.
Juste lui et elle envers tous les astres qui crient l’anarchie.

B R U I S E S / @anthéa lazaridis

Elle ne le repousse pas. Elle le laisse demander son étreinte, au moins juste pour entendre son coeur battre dans sa poitrine. Comme pour s’assurer qu’elle est vraiment là, Anthéa, qu’elle n’est pas juste une coquille et que c’est elle qu’il peut serrer dans ses bras. Jeune soeur égarée, perdue dans le monde à un trop jeune âge. Parfois il ne sait pas comment prendre soin d’elle, Dom, et ça le bouffe de l’intérieur. Lui qui voudrait pouvoir avoir les yeux partout, les mains partout, pour rattraper chaque trébuchement et amortir toutes les chutes. Il ne peut pas, c’est impossible qu’il doit se répéter, et pourtant dès que les blessures se font il ne peut que serrer les poings, et se murmurer j’aurais du être là. Anthéa, il aurait aimé pouvoir la rattraper à temps, l’empêcher de tomber dans la noirceur et pouvoir la voir briller de milles feux. Mais à la place, c’est dans la nuit qu’elle se glisse, la pénombre dans le regard. Elle le vit bien - son frère, un peu moins. Murmure au creux de l’oreille, elle est bien là Anthéa, il l’a retrouvée. Aussi petite et frêle que toujours, et Dom se recule finalement une fois qu’il la tient, le reste du monde oublié, et juste Anthéa à ses côtés. « Je suis partie avec Hadès. Tu sais, pour que j’apprenne. C’était amusant, mais il n’a pas arrêté de me crier dessus le vieux. » Il la toise, la brune. Ses yeux d’océan et ses traits juvéniles, et il a envie de serrer les poings, hurler, frapper le mur de ciment à côté. Jusqu’à s’en briser les jointures et se fracasser les mains jusqu’au sang, à la simple mention du Solomos. En voilà un qu’il serait capable d’écorcher à mains nues, à cause de l’emprise qu’il a sur sa petite soeur, et sa manière insidieuse de la tenir entre ses griffes. Hadès, ça fait relever la colère dans son estomac, plus que n’importe quoi d’autre, et il se fait violence pour ne pas crier sur Anthéa à l’instant. Mâchoire serrée, il secoue la tête. « Tu peux pas disparaître comme ça. J’en ai rien à foutre de c’qu’il dit, tu m’donnes des nouvelles, d’accord ? » Il hausse les épaules, Dom, l’air d’ajouter, et s’il a un problème, il a qu’à venir me voir directement. Il aimerait pouvoir la tirer de là, Anthéa, l’emmener dans la lumière où elle a sa place, mais il sait que c’est trop tard. Elle est tombée trop profondément dans la tanière, à présent.

« Toi par contre, on dirait que t’es devenu passeur de farine avec tes cernes. » Ça le fait presque sourire, ce qu’elle lui lance. Avec un air désinvolte qu’elle a souvent sur les traits, comme si la colère et l’anxiété glissaient sur elle. Anthéa, toujours différente, un peu parallèle au reste du monde. Dom, tellement ancré dans le sol et ses émotions, qui ne sait pas trop comment le gérer. Mais tout c’que j’veux, c’est te protéger. « Ouais, bah, j’me faisais du soucis pour toi. » Il hausse les épaules, mais ce n’est pas aussi brusque qu’il aurait aimé. Anthéa, qui sait toujours se glisser un chemin dans son coeur trop protecteur. « Si j’avais pas à t’penser toutes les nuits dehors, à traîner dans les quartiers comme ça, et à me d’mander qu’est-ce qui pourrait t’arriver, j’dormirais sans doute mieux. » Il soupire un peu, Dom, passant une main sur son visage. Ça sert à rien, Dom. Elle est du côté duquel t’as pas cédé. C’est tout. « Sérieux, tu vas bien ? Pourquoi il te gueule dessus, l’autre con de Solomos ? J’devrais aller lui en foutre une. » Calme-toi, Dom. Mais y’a l’inquiétude sous la peau et dans le coeur, et l’envie de serrer les poings. « Tu m’le dirais s’il t’arrivait quelque chose, hein ? » La voix un peu plus douce. Tu sais que tu peux compter sur moi. On est de la famille, Anthéa. Et j’serai toujours là.